En Nouvelle-Calédonie, pouvoir macroniste et droite coloniale avancent à marche forcée pour liquider le processus de décolonisation. La remise en cause du gel du corps électoral, qui permet d’atténuer les effets démographiques de 170 ans de colonisation, menace les aspirations du peuple kanak à sa pleine émancipation. Et trente ans de paix dans l’archipel.
En Kanaky-Nouvelle-Calédonie, l’État français poursuit, et même amplifie, une vaste opération de recolonisation. Encore que le terme peut faire débat, comme le souligne Daniel Wea, président du Mouvement des jeunes Kanak en France (MJKF) : « Je ne sais pas si on peut vraiment parler de recolonisation. Pour nous, la colonisation ne s’est jamais arrêtée. »
Une vaste contre-offensive impérialiste tout au moins, après deux consultations d’autodétermination porteuses d’espoir en 2018 et 2020. Un espoir que l’exécutif macroniste a entrepris de démolir consciencieusement, en commençant par saborder le troisième et dernier référendum prévu. Boycotté par l’ensemble du camp indépendantiste, le vote du 12 décembre 2021 s’est tenu pour ainsi dire sans les Kanak, peuple premier du territoire, et le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) continue à le contester au niveau international.
Depuis, État et droite coloniale filent le parfait amour et ne cachent pas leur envie d’en finir au plus vite avec l’accord de Nouméa de 1998 et ses promesses d’une décolonisation pacifiée. Dans leur ligne de mire en particulier, un des acquis fondamentaux de la lutte du peuple kanak, intégré dans la Constitution française : le gel du corps électoral. N’ont pu voter en effet, pour les référendums ainsi que pour les élections provinciales (qui déterminent l’ensemble des équilibres politiques du territoire), que des personnes nées ou pouvant prouver une implantation ancienne sur le territoire. Un système dérogatoire que les partis dits « loyalistes » ne cessent de vilipender.
Dans une récente tribune au Figaro (15/03), Sonia Backès, une de leur cheffes de file les plus virulentes qui fut secrétaire d’État dans le gouvernement Borne, déroule l’argumentaire-type. « Imaginerions-nous accepter, en France, que des élections qui décident de l’avenir du pays se tiennent en excluant 20% de la population ? », s’interroge-t-elle, dénonçant un « système inique d’une démocratie à géométrie variable ». Et pousse même jusqu’à parler de « citoyens (...) privés de droits civiques en raison de leur origine ethnique » et de « racisme institutionnalisé ».
« Ils veulent ouvrir le corps électoral au nom de la démocratie française, résume Daniel Wea. Mais est-ce qu’on peut parler de démocratie dans une colonie ? Surtout dans une colonie de peuplement. » Chez les indépendantistes court depuis longtemps une petite histoire qui en dit long. Un Blanc arrive dans une case où vit une famille mélanésienne. Il est accueilli, on lui offre le café. Il revient plusieurs jours de suite, chaque fois accompagné de nouvelles personnes : femme, enfants, parents, amis… jusqu’à ce qu’il y ait avec lui une foule de gens. Là, il lance : « Maintenant, votons pour savoir à qui appartient la case ! »
Les Kanak sont minoritaires sur leurs terres depuis le tournant des années 1970. En 2019, date du dernier recensement, ils représentaient 41,2 % de la population du territoire, soit un peu plus de 110 000 personnes. Le résultat de plusieurs vagues de peuplement, encouragées par une France désireuse de pérenniser sa présence dans le Pacifique sud en « noyant » le plus possible le peuple autochtone dans la masse. Dès lors, on comprend que la revendication d’un corps électoral restreint, en vue de limiter les effets démographiques de 170 ans de colonisation, soit très tôt cruciale pour les indépendantistes. Elle est au cœur du vaste mouvement de révolte kanak des années 1980, et particulièrement des boycotts des scrutins de 1984 et 1987. Lors des élections territoriales du 18 novembre 1984, Eloi Machoro, qui brise ce jour-là une urne à coups de hache traditionnelle (une image qui fera le tour du monde), estime même que se joue alors « la survie du peuple kanak ».
Selon le droit international tel que reconnu par l’ONU, seul le peuple colonisé dispose pourtant du droit à l’autodétermination. Mais dès 1983 et la table ronde de Nainville-les-Roches, les indépendantistes acceptent d’ouvrir ce droit aux populations installées de longue date dans cet archipel désormais multiculturel. « La particularité du nationalisme kanak, c’est qu’il a toujours été inclusif, poursuit Daniel Wea. Mais si les indépendantistes ont ouvert ce droit aux autres communautés, ce n’est pas pour décider à la place des Kanak de leur avenir. C’était d’abord une invitation à construire le futur pays ! » Ce geste, exceptionnel par sa générosité dans l’histoire des décolonisations, les indépendantistes ne cessent depuis de le payer : il explique leur échec lors des consultations, alors même que le peuple autochtone a voté à plus de 80 % pour l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie.
Après deux années de négociations post-référendums qui ne pouvaient que capoter, le gouvernement français a opté, une énième fois, pour le passage en force. Fustigeant l’impossibilité des partis politiques calédoniens à s’entendre, et oubliant facilement qu’il est le premier responsable de cette impasse, il leur a donné jusqu’au 1er juillet pour trouver un accord. Sans quoi, il imposera qui pourra voter ou non aux prochaines élections provinciales (prévues pour mai, celles-ci sont reportées au moins jusqu’en décembre).
Le 2 avril, le Sénat a d’ores et déjà voté le projet de « loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au Congrès et aux assemblées de province ». Un texte certes amendé par rapport à la proposition gouvernementale, mais qui prévoit bien une large ouverture du corps électoral. Pourrait voter désormais toute personne installée depuis dix ans sur le territoire. Ce qui reviendrait, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, à inscrire sur les listes quelque 25 000 nouveaux électeurs. Même si la droite calédonienne en réclamait 40 000, le chiffre reste considérable : la liste électorale spéciale du pays comprend aujourd’hui à peine plus de 180 000 inscrits. « Cela représenterait 7 millions d’électeurs à l’échelle de la France, souligne le FLNKS. Personne n’accepterait cela à la veille d’élections. »
En remettant ainsi en cause ce socle du pacte calédonien, celui-là même qui a permis le retour à la paix dans l’archipel à partir des accords de Matignon en 1988, c’est peu dire que l’État joue avec le feu. Et beaucoup craignent un retour aux « événements » sanglants de la décennie 1980. « Il y a des signaux d’alerte qui nous rappellent les enjeux coloniaux de ces années-là, confirme Daniel Wea. 1984, c’était pareil. Le rejet du gel électoral, la militarisation du territoire [1]… et une montée des tensions entre pro et anti indépendance. »
Déjà, plusieurs manifestations importantes des deux camps ont eu lieu sur Nouméa. Le mercredi 21 février, lors de la visite de Gérald Darmanin (la sixième en moins de quinze mois), des heurts ont eu lieu entre indépendantistes et forces de l’ordre : cinq gendarmes blessés par des jets de pierre, au moins huit personnes interpellées. « S’il y a des tensions aujourd’hui, c’est d’abord la responsabilité de l’État, dénonce Daniel Wea. Est-ce qu’il entend ce qui se dit lors des négociations ou sur le terrain ? Les Kanak ne manifestent pas sans raison, c’est qu’on se sent menacé. »
Sûr de leur force et de l’appui de l’ensemble de la droite hexagonale et du pouvoir, les partis anti-indépendantistes ne font rien pour calmer le jeu. Le 21 mars, les élus des groupes Loyalistes (affilié à Renaissance) et Rassemblement (Les Républicains) ont claqué la porte du Congrès et du gouvernement. « Vous n’êtes pas majoritaires, les Calédoniens en ont décidé autrement, trois fois » a alors lancé l’inénarrable Sonia Backès, évoquant une « dictature ». La même déclarera quelques jours plus tard : « Le bordel, c’est nous qui le mettrons si on essaie de nous marcher dessus ! »
Cette nouvelle poussée coloniale intervient dans un contexte particulier : les indépendantistes sont depuis 2021 à la tête du gouvernement collégial local, une première depuis celui conduit par Jean-Marie Tjibaou de 1982 à 1984. Une situation rendue possible par une alliance passée avec L’Éveil océanien, petit parti représentant l’importante communauté wallis-et-futunienne (environ 8 % de la population)… et par le corps électoral restreint en place. « Le dégel va bouleverser la représentation des groupes politiques au sein des institutions, explique Daniel Wea. Cela permettrait aux partisans du maintien de la Kanaky dans la France de reprendre le pouvoir, et pour longtemps. »
Le président du MJKF craint aussi que l’État n’en profite pour aller plus loin dans le recul des acquis des luttes passées : « Que l’Accord de Nouméa figure dans la constitution, c’était une protection pour le futur. Là ça ouvre le chemin à une remise en question des compétences acquises par le territoire… Avec Macron on peut tout imaginer ! » Aujourd’hui, la quasi-totalité des compétences non régaliennes est en effet gérée localement.
Le projet de loi constitutionnelle doit maintenant être présenté le 13 mai devant l’Assemblée nationale. Le rapporteur n’en sera autre que Nicolas Metzdorf, un des deux députés anti-indépendantistes de Nouvelle-Calédonie. « Une provocation » pour le FLNKS. Le texte devra ensuite passer devant les deux chambres rassemblées en Congrès à Versailles, où la majorité des trois cinquièmes nécessaire pour son adoption définitive ne devrait guère être un obstacle.
Quelles sont donc maintenant les possibilités d’action laissées aux indépendantistes et au peuple kanak ? Lors de son 42e Congrès les 23 et 24 mars, le FLNKS a exigé le retrait du projet de loi tout en se disant toujours ouvert au dialogue. Il en appelle à une « mission de médiation conduite par une personnalité de haut niveau », une manière de dénoncer les méthodes de Gérald Darmanin et du gouvernement. Il a surtout confirmé l’unité, retrouvée depuis le dernier référendum, de l’ensemble de la mouvance indépendantiste. Les quatre partis qui composent le Front sont désormais associés à la quasi totalité des autres mouvements nationalistes dans une Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) qui pilote la mobilisation. Cette dernière semble désormais inévitable pour tenter de faire reculer l’État.
Comme il l’a toujours fait depuis quarante ans, le peuple kanak semble déterminé à mener cette nouvelle bataille : le jour de l’adoption par le Sénat du projet de loi, le FLNKS a revendiqué plus de 30 000 manifestants dans les rues de Nouméa. Puis à nouveau le 13 avril. Mais face à l’urgence de la situation, un soutien fort venu de France et d’ailleurs sera indispensable. Comme lors des « événements »…
[1] Un renforcement de la présence de l’armée est prévue en Nouvelle-Calédonie dans le cadre de la « stratégie indopacifique » voulue par Emmanuel Macron, avec notamment la création de plusieurs bases et académies militaires.