Consubstantiel au génocide, le négationnisme ne passe pas seulement pas la négation pure et simple ou la dénaturation du crime maquillé en « guerre civile » ou en « affrontements interethniques ». Il s’exprime aussi, dans le cas du génocide des Tutsis, à travers l’inversion des responsabilités, d’une part, et le renversement de l’accusation, d’autre part.
Inverser les responsabilités du génocide perpétré contre les Tutsis, c’est en faire porter le poids au Front Patriotique Rwandais (FPR). Ce mouvement politico-militaire majoritairement tutsi ne se serait pas contenté de ce que lui concédaient les accords de partage du pouvoir signés à Arusha à l’été 1993. Il aurait voulu le contrôle total du Rwanda, ce qu’il ne pouvait obtenir que par les armes. Il aurait pour cette raison assassiné le président Habyarimana en abattant son avion le 6 avril 1994, sans égard pour les conséquences sur les Tutsis du Rwanda. Cet attentat ayant donné le coup d’envoi du génocide, le discours négationniste propage à l’envi l’idée que le FPR aurait « sacrifié » les siens dans sa soif inextinguible de pouvoir.
Le FPR co-auteur du génocide ?
Contredite par les faits – le FPR n’a pas commis l’attentat, cf. p. 6 – , cette thèse du « sacrifice des Tutsis » est poussée à l’extrême par la journaliste canadienne Judi Rever. Dans son livre Rwanda : l’éloge du sang (2020), celle-ci écrit en effet que le FPR ne s’est pas seulement montré indifférent au sort des Tutsis, mais qu’il a suscité et encouragé leur extermination dans le but de légitimer sa prise de pouvoir par le fait d’avoir mis fin à un génocide qu’il aurait lui-même provoqué. Pour faire bonne mesure, Rever soutient que des commandos FPR auraient contribué au génocide des Tutsis en s’infiltrant au sein des milices hutues extrémistes.
Judi Rever écrit ainsi : « Kagame et ses collègues ayant grandi au Rwanda [Sic. Il s’agit d’une erreur de traduction. Il faut lire : « en Ouganda »] ont provoqué et alimenté le génocide rwandais en 1994, de manière à s’emparer du pouvoir et à s’y maintenir pendant une longue période. Ils ont potentialisé cette violence en infiltrant les Interahamwe à Kigali, à Butare et à Ruhengeri, et en exhortant les jeunes miliciens à tuer davantage de Tutsis. […] Observant et facilitant le carnage qui se jouait sous leurs yeux, [les responsables du FPR] se sentaient forts et confiants : ils allaient enfin cueillir les fruits de leur stratégie et s’emparer en sauveurs du pouvoir. Le nombre de victimes au Rwanda grimpa en flèche. Le FPR allait sauver les Tutsis, alors même qu’il les offrait en sacrifice » (p. 301-302).
Pour appuyer ses affirmations, Rever soutient notamment que c’est Paul Kagame lui-même, à l’époque chef du FPR et aujourd’hui président du Rwanda, qui aurait supervisé l’extermination des Tutsis de Bisesero. Une extermination dans laquelle les commandos infiltrés du FPR auraient joué un rôle crucial. Des assertions en contradiction totale avec les conclusions du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), qui a eu l’occasion d’examiner le génocide à Bisesero lors de plusieurs procès [1].
Quand Judi Rever épilogue, à partir de témoignages d’anciens membres du FPR en rupture de ban, sur des commandos FPR agissant sur ordre direct de Paul Kagame, la Chambre de première instance puis la Chambre d’appel du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) ont établi que ce sont les autorités rwandaises de l’époque, au plus haut niveau de l’État, qui ont organisé l’extermination des Tutsis de Bisesero : le président par intérim, Théodore Sindikubwabo, le Premier ministre, Jean Kambanda, le ministre de l’Information, Elyézer Niyitegeka, le ministre de l’Intérieur, Édouard Karemera, le préfet de Kibuye, Clément Kayishema, le président du MRND (Mouvement Républicain National pour le Développement – le parti du défunt président Habyarimana), Mathieu Ngirumpatse. Tous ces responsables politiques de premier plan ont été reconnus coupables d’avoir mené des attaques à Bisesero, tenu des réunions pour organiser les massacres, incité la population locale à tuer, et ce tout au long des mois d’avril, mai et juin 1994. On peut s’étonner qu’une thèse aussi peu vraisemblable et contredite par plusieurs décisions de la justice internationale puisse être prise au sérieux par quiconque.
Le renversement de l’accusation de génocide
Mais Judi Rever va plus loin. Elle affirme aussi que le FPR a commis un « génocide des Hutus » (Éloge du sang, p. 300) parallèle à celui des Tutsis. Elle gonfle démesurément le nombre des Hutus tués par le FPR au Rwanda, et évoque, au terme de calculs fondés sur des extrapolations invérifiables, des centaines de milliers de victimes. Elle cite, sans le nommer, un enquêteur des Nations Unies qui parle, lui, « d’au moins un demi-million », et un ancien responsable du FPR qui avance le chiffre d’un million (p. 21 et note 398, pp. 304-305). Courantes chez les négationnistes de la Shoah, que Nadine Fresco nommait les « redresseurs de morts », ces exagérations visent à équilibrer le nombre de victimes tutsies ayant péri dans le génocide et le nombre de victimes hutues, induisant ainsi une équivalence trompeuse. Il s’agit de gommer la différence essentielle entre un génocide et d’autres formes de crimes contre l’humanité, le premier impliquant la volonté d’exterminer un groupe ciblé comme devant disparaître, d’établir ce que Linda Melvern nomme une « équivalence morale » entre les auteurs du génocide et le FPR. « Des salauds face à d’autres salauds », comme a pu le dire la journaliste Natacha Polony.
Ce renversement de l’accusation de génocide remonte à la préparation même de l’extermination des Tutsis. Ses concepteurs ont, dans les années précédant celui-ci, intoxiqué l’opinion rwandaise par une propagande mettant en avant un soi-disant plan tutsi d’éradication des Hutus. Pendant le génocide lui-même, le gouvernement qui le perpètre prétend que le FPR tue des centaines de milliers de Hutus, ce que Human Rights Watch dément en mai 1994. C’est la thèse dite du « double génocide » : il y aurait eu, parallèlement au génocide perpétré contre les Tutsis par le gouvernement intérimaire rwandais, un génocide commis par le FPR contre les Hutus. À partir de 1996, l’accusation est renouvelée à l’occasion des massacres de Hutus perpétrés par les troupes du FPR et la rébellion dirigée par Laurent-Désiré Kabila, lors de la guerre de 1996 - 1997 au Zaïre qui a abouti au renversement du maréchal Mobutu.
Les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par les troupes du FPR au Rwanda sont bien documentés. Dans leur ouvrage Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch (HRW) et la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH) estiment pour leur part que : « Dans sa poursuite d’une victoire militaire et de l’arrêt du génocide, le FPR tua des milliers de gens, aussi bien des non-combattants que des troupes gouvernementales et des miliciens. En cherchant à établir leur contrôle sur la population locale, ils tuèrent aussi des civils par de nombreuses exécutions sommaires et des massacres. Il semble qu’ils aient tué des dizaines de milliers de gens durant les quatre mois de combat, entre avril et juillet [1994]. Les tueries diminuèrent en août et se réduisirent nettement après la mi-septembre, lorsque la communauté internationale exerça des pressions pour que le carnage cesse » (p. 805).
Pour ce qui est des crimes commis au Congo, le « Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’Homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo » rendu public par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme en 2010, mentionne, s’agissant spécifiquement des Hutus rwandais tués pendant les deux guerres du Congo, « l’ampleur des crimes et le nombre important de victimes, probablement plusieurs dizaines de milliers, […] une majorité d’enfants, de femmes, de personnes âgées et de malades » (§ 31). Un chiffre précisé par le journaliste de la Tageszeitung Dominic Johnson, qui conclut, à partir des données du Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU, que le nombre des disparus s’élève à 40 000 : « Ce nombre comprend aussi des réfugiés dispersés ainsi que les nombreuses victimes des conditions humanitaires catastrophiques. Par conséquent, seule une fraction de ces 40 000 réfugiés manquants était bel et bien victime des massacres ».
Le « rapport Mapping » examine aussi les raisons de ne pas retenir l’accusation de génocide, l’intention de détruire le groupe hutu n’étant pas établie. Les Hutus demeurés au Zaïre après le retour et l’accueil au Rwanda de centaines de milliers d’entre eux ont pu être pourchassés et massacrés parce qu’ils étaient assimilés aux génocidaires : « Finalement, les faits qui démontrent que les troupes de l’AFDL/APR [la rébellion menée par Laurent-Désiré Kabila et l’armée rwandaise] ont épargné la vie, et ont même facilité le retour au Rwanda d’un grand nombre de réfugiés hutus, plaident à l’encontre de l’établissement d’une intention claire de détruire le groupe. » Le rapport conclut prudemment à la nécessité d’une investigation plus approfondie : « Seule une pareille enquête suivie d’une décision judiciaire sera en mesure de déterminer si ces incidents constituent des crimes de génocide » (§ 32, 521, 522).
Une telle intention génocidaire de la part du FPR à l’encontre des Hutus est-elle plausible quand le Rwanda post-génocide accueille, à l’automne 1996, plus d’un million de Hutus, pour la plupart d’entre eux retenus dans les camps de réfugiés du Zaïre ? Des camps contrôlés par les auteurs du génocide auxquels la population civile servait de bouclier humain. Car, si Paul Kagame a déclenché la première guerre du Congo en 1996, c’est après avoir demandé vainement à la communauté internationale de désarmer les génocidaires, présents dans les camps, qui préparaient la reconquête militaire du Rwanda avec le soutien français. Dans les années 2000, le Rwanda accueille en outre les ex-combattants démobilisés des Forces de Libération du Rwanda (FDLR), créées par d’anciens responsables du génocide. Certains d’entre eux sont même intégrés à l’armée nationale, comme leur ancien commandant Paul Rwarakabije. Ajoutons que de nombreux exécutants du génocide condamnés par les tribunaux gacaca vivent aujourd’hui libres au Rwanda après avoir purgé leur peine, ce qui n’est pas sans inquiéter de nombreux rescapés tutsis.
Comme l’a écrit Pierre Vidal-Naquet, « [l]es assassins de la mémoire ont bien choisi leur objectif : ils veulent frapper une communauté sur les mille fibres encore douloureuses qui la relient à son propre passé. Ils lancent contre elle une accusation globale de mensonge et d’escroquerie. » En assassinant la mémoire, les négationnistes ne font pas que meurtrir une fois de plus les rescapés et les familles des victimes, tuant ainsi les morts une seconde fois. Ils détruisent aussi l’idée même de vérité sans laquelle aucune vie en commun n’est possible pour l’humanité.