En dépit des déboulonnages menés lors de la décolonisation dans les années 1960, et des mouvements plus récents tels que « Rhodes Must Fall » en Afrique du Sud, de nombreuses statues coloniales sont encore debout sur le continent. Certaines ont même été (ré)installées dans les années 2000… Explications d’un surprenant revival.
En 2020, les déboulonnages de statues coloniales, esclavagistes et racistes qui ont eu lieu dans de nombreux pays après le meurtre de George Floyd, aux États-Unis [1], ont été largement et publiquement discutés. Ces débats affirmaient que les statues coloniales en Afrique avaient été contestées et déboulonnées depuis de nombreuses années. En réalité, les monuments coloniaux dans l’espace public en Afrique ont des histoires bien plus complexes et souvent méconnues, qui incluent la contestation et le déboulonnage, mais pas uniquement.
Mon enquête historique, qui couvre les périodes allant des indépendances aux événements les plus récents, met en lumière trois grandes phases : l’ère des indépendances (1950-1980) ; les années 1990 et 2000, marquées par la riposte des empires ; et les contestations renouvelées des statues coloniales à partir des années 2010. Cette approche sur plus de soixante-dix ans permet d’exposer les périodes d’hostilité, d’amnésie, de remémoration et de contestations qui ont jalonné l’histoire de ces monuments. Enrichi par un regard régional, ce travail offre une compréhension affinée des multiples dimensions sociales, culturelles, géopolitiques et économiques liées à ces vestiges coloniaux. Cette plongée dans le passé offre également une perspective éclairante sur les débats actuels entourant les statues coloniales.
Avant d’explorer ces époques clés de l’histoire des monuments coloniaux en Afrique, revenons sur le rôle prépondérant des statues durant les périodes coloniales. Le philosophe Frantz Fanon associait les mondes coloniaux à « un monde de statues » [2]. Ces monuments publics n’étaient pas anodins mais jouaient un rôle structurant de l’ordre colonial, du contrôle social, de l’organisation territoriale et de la mémoire collective.
Concrètement, les puissances coloniales belge, anglaise, française, allemande et portugaise ont utilisé des statues pour façonner physiquement et symboliquement l’espace public. Ainsi, l’érection de monuments à la gloire d’impérialistes tels que Cecil Rhodes, d’ingénieurs comme Joseph Gallieni et de dirigeants tels que la reine Victoria, a créé un nouveau paysage et une mémoire publique associée. Ces monuments instillaient l’illusion que ces territoires étaient des terrae nullius à l’arrivée des Européens, faisant des pays conquis une extension intégrante de la métropole.
Le rôle de ces monuments dépassait largement la simple commémoration. Ils agissaient comme des instruments de contrôle social. Pour que la domination coloniale soit véritablement efficace, elle devait imprégner tous les aspects de la vie quotidienne, de l’espace de vie, de l’imaginaire collectif et même de la structure de l’inconscient. Les statues jouaient ce rôle en célébrant et en légitimant des personnes ayant commis des actes de violence, contribuant ainsi à normaliser et à légitimer quotidiennement la brutalité et la violence de la colonisation.
Il n’est donc pas étonnant qu’aux indépendances, les statues coloniales aient été ciblées et déboulonnées dans toute l’Afrique – en Algérie, au Soudan, au Kenya, au Mozambique, entre autres. Ces déboulonnages et ces attaques commises par les populations étaient des actes symétriques de violence symbolique et réelle répondant à la violence de l’ordre colonial. Ces actes étaient censés symboliser le début d’une nouvelle ère pour les nations libérées dans un ordre postcolonial et décolonial.
Néanmoins, ces déboulonnages ne furent pas uniquement le fait des populations locales, mais également des puissances coloniales lors de leur départ – ou peu après. Ces déboulonnages ressemblèrent parfois à un enterrement officiel. Cela démontrait la dévotion et le respect des colons pour ces monuments, et leur véritable sentiment de perte face à la dissolution des empires coloniaux. En 1958, par exemple, après l’arrivée au pouvoir du général Ibrahim Abboud au Soudan, les statues du général Gordon et de lord Kitchener, à Khartoum, ont été déboulonnées par le gouvernement britannique au cours d’une cérémonie solennelle rappelant un enterrement d’État. Ces deux monuments furent ensuite renvoyés en Angleterre. La statue en bronze de lord Kitchener se trouve désormais à Chatham (dans le Kent), et la statue du général Gordon se trouve à la Gordon’s School, près de Woking (dans le Surrey).
Le destin de ces monuments n’est pas unique, et de nombreuses statues ont été rapatriées, principalement d’Algérie et de Tunisie vers la France, et du Kenya et du Soudan vers l’Angleterre. Nombre de ces objets ont ensuite été réinstallés dans des espaces publics et privés des anciennes métropoles coloniales. Les raisons de ces rapatriements sont multiples et incluent la volonté d’éviter l’humiliation de voir être détruits des éléments clés du monde colonial. La récupération et la préservation de ces monuments correspondent aussi à ce que j’ai appelé le « recyclage nostalgique » – pour contrer un sentiment de perte vis-à-vis d’une époque révolue. Ce recyclage témoigne également d’une réticence à accepter cette fin, quoique relative, entraînant parfois une incapacité à la considérer comme terminée.
Il a par ailleurs contribué à maintenir vivante la mémoire de la colonisation, alimentant la nostalgie coloniale d’une époque où les pays européens dominaient de vastes régions du monde. Exprimant la préoccupation de voir les ingénieurs, militaires et colons impliqués dans la colonisation sombrer dans l’oubli, cette forme de recyclage a préservé la mémoire de ces individus dans les anciennes métropoles coloniales, façonnant les mémoires collectives en favorisant les attachements émotionnels à ces figures rencontrées quotidiennement. Des statues coloniales furent ainsi démontées et rapatriées en Europe, d’autres ont été renversées et détruites, et d’autres enfin ont rejoint les musées et des dépôts.
Cependant, à travers toute l’Afrique, de nombreux monuments coloniaux n’ont pas été touchés et sont restés à leur place. Cela s’est produit même lorsque la guerre d’indépendance a été longue, sanglante et extrêmement violente, comme en Algérie. Ainsi, les statues de Louis Faidherbe sont restées à Dakar et à Saint-Louis, au Sénégal, la statue de la reine Victoria n’a pas été touchée à Nairobi, au Kenya, tout comme celle du général Leclerc à Douala, au Cameroun. Certaines de ces statues coloniales ont été contestées ces dernières années dans le sillage des mouvements « Rhodes Must Fall » en Afrique du Sud et « Black Lives Matter » aux États-Unis.
Diverses raisons peuvent expliquer pourquoi certaines de ces statues coloniales sont restées debout. Certains dirigeants africains au moment de l’indépendance étaient pro-européens, comme par exemple Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, Jomo Kenyatta au Kenya, ou Léopold Sédar Senghor au Sénégal. En outre, lors des indépendances, des liens privilégiés ont été forgés entre les anciennes colonies et les anciennes métropoles – particulièrement entre la France et ses anciens territoires. Certains dirigeants d’ex-colonies françaises n’ont pas voulu changer les symboles clés du monde colonial. L’ancienne métropole leur a apporté un soutien sans faille (y compris une assistance militaire), mais elle a également conservé ses pouvoirs et ses réseaux socio-économiques, militaires, politiques et culturels, un continuum qui a été qualifié de « néocolonialisme » (ou appelé « Françafrique »).
À partir des années 1990, de nombreuses statues coloniales démontées et cachées lors des indépendances ont été réinstallées. Le tournant du millénaire a également vu la construction de statues et de mausolées (néo)coloniaux, souvent en collaboration avec d’anciennes puissances coloniales. Curieusement, cette renaissance coïncide parfois avec les commémorations des héros africains des mouvements indépendantistes. Cette tendance n’est pas isolée et s’est produite partout en Afrique, dans des pays aussi divers que le Cap-Vert, la République démocratique du Congo (RDC), le Mali, le Congo, le Sénégal et la Zambie. Cela a donc eu lieu dans des pays ayant appartenu aux empires coloniaux français, anglais et portugais.
L’aide bilatérale à destination des anciens pays coloniaux, provenant des anciennes puissances impériales, est une des grilles de lecture qui permet de comprendre ces réinstallations. Un exemple est la ré-érection controversée et de courte durée (un jour !) de la statue de Léopold II devant la gare principale de Kinshasa le 2 février 2005. Cette statue, qui avait été reléguée dans un entrepôt de la banlieue de la capitale congolaise pendant plus de trente ans, avait été retirée par Mobutu en 1967 dans le cadre de sa politique « d’authenticité ». Sa réinstallation dans l’espace public a eu lieu la veille de l’ouverture d’une grande exposition intitulée « Mémoire du Congo : l’époque coloniale », au Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren, en Belgique.
L’un des objectifs de cette exposition, qui avait une perspective anti-anticoloniale, était de réhabiliter la réputation du roi Léopold II et de minimiser les atrocités commises sous son règne dans l’État indépendant du Congo. Une extension de cette exposition a été de replacer sa statue au centre de Kinshasa, comme un signe marquant la « bienveillance » de ce roi. Cela a été rendu possible grâce aux millions d’euros d’aide que la Belgique accorde chaque année à la RDC, donnant à cet État européen un « droit moral de contrôle » sur la politique et les décisions du pays [3].
Au-delà de simples réinstallations de statues dans les espaces publics, le tournant du millénaire a également vu des statues (néo)coloniales délibérément érigées pour célébrer les explorateurs et les missionnaires du XIXe siècle. Des motivations différentes caractérisent ces statues coloniales selon que l’on se trouve dans l’ancien empire britannique ou dans l’ancien empire français. Dans les pays qui fais-aient autrefois partie de l’empire britannique, de telles statues ont été construites pour attirer les touristes blancs et occidentaux en utilisant des imaginaires coloniaux. C’est le cas, par exemple, d’une nouvelle statue de David Livingstone érigée en 2005 pour le 150e anniversaire de son arrivée aux chutes Mosi-oa-Tunya/Victoria en Zambie. Cette érection constituait l’aboutissement d’une expédition de quatre jours sur le fleuve Zambèze, qui suivait l’itinéraire du missionnaire, en canoë et à pied, conduite par l’explorateur britannique Ranulph Fiennes. Ces événements ont été parrainés par des compagnies aériennes, des agences de voyages, des hôtels de luxe, la firme pétrolière TotalEnergies et les autorités locales.
Cette commémoration de Livingstone peut être interprétée comme un événement transnational. Sa statue peut être mise en relation avec les mémoriaux et les statues (néo)coloniales construites simultanément en coopération avec la France. C’est notamment le cas du mémorial de Pierre Savorgnan de Brazza érigé à Brazzaville, la capitale du Congo, et inauguré en octobre 2006. Ce projet (néo)colonial mêlait géopolitique et aide bilatérale, diplomatie culturelle, violence coloniale et rivalités impériales. Projet de l’Algérie, du Congo, de la France et du Gabon, il a permis de réinhumer les restes de Brazza, de sa femme et de leurs enfants dans ce mémorial (ils se trouvaient auparavant à Alger). Denis Sassou-N’Guesso, président du Congo, a dépensé plus de 15 millions d’euros pour construire ce somptueux monument climatisé qui a nécessité 500 tonnes de marbres blancs de Carrare, et flanqué à son entrée d’une statue de Brazza de vingt pieds de haut [4].
Faisant écho aux rivalités impériales passées, ce mémorial et sa statue ont également servi de marqueurs distincts des sphères d’influence de la France qui, par là même, a tenté de contrecarrer le déclin de sa domination dans la région. Ce faisant, Français et Anglais ont rejoué leurs vieilles rivalités autour des mythes propagandistes et malléables des « colonialistes bienveillants », cristallisés autour des figures de Livingstone pour l’Afrique anglophone et de Brazza pour l’Afrique francophone.
Les années 1990 et 2000 furent une période bénie pour les statues coloniales. Pourtant, depuis le début des années 2010, ces monuments sont de plus en plus contestés. Les critiques ne sont pas nouvelles, mais elles se sont accrues ces dernières années et sont devenues très visibles, en particulier grâce aux réseaux sociaux. Le cas le plus célèbre, largement couvert dans la presse, est le mouvement « Rhodes Must Fall », qui a conduit au déboulonnage de la statue de Cecil John Rhodes sur le campus de l’Université de Cape Town, en Afrique du Sud, en avril 2015. Ce mouvement, héritier des contestations du temps des indépendances, s’est opposé aux systèmes économiques néolibéraux qui n’avaient pas réussi à répondre aux aspirations populaires en faveur d’un changement fondamental, surtout dans des domaines comme l’éducation.
Ce mouvement s’est rapidement propagé à d’autres pays africains, inspirant d’autres actions contestataires telles que #GandhiMustFall, qui a touché le Ghana, le Malawi et l’Angleterre entre autres, et qui conteste les statues de Gandhi, considéré comme un raciste. Un autre mouvement est « Faidherbe doit tomber », visant le déboulonnage de la statue de Faidherbe à Saint-Louis (Ndar, en wolof), au Sénégal, et de celle de Lille, en France. Certains de ces mouvements ont explicitement attiré l’attention sur le lien entre la construction de statues coloniales ou racistes et le système d’aide bilatérale. Cela est particulièrement évident pour le mouvement #GandhiMustFall, qui a empêché la construction d’une statue de Gandhi au Malawi en 2018. Ce projet était lié à un accord d’aide de l’Inde de 10 millions de dollars. Pour certains chercheurs, l’absence de la statue mais la préservation de son piédestal à Blantyre, la capitale économique du pays, est un rappel poignant des problèmes actuels qui doivent être éradiqués, notamment l’aide internationale, perçus comme perpétuant le racisme et les inégalités dans les espaces publics [5]-.
Ces mouvements se sont également étendus à l’Europe, notamment en Grande-Bretagne et en France. La campagne « Faidherbe doit tomber », par exemple, a permis à l’association Survie de continuer son combat contre les systèmes complexes et obscurs qui ont permis à la France de maintenir sa domination économique, politique, militaire, éducative et culturelle dans ses anciennes colonies depuis les indépendances. Ces campagnes, récemment revigorées par « Black Lives Matter », ont également conduit à la remise en question, et parfois même à la révision, des récits historiques dominants en Europe, qui présentaient jusqu’alors une perspective biaisée de l’histoire coloniale et en minimisaient les atrocités. En outre, ces mouvements ont insisté sur la persistance de l’ordre colonial comme structurant les inégalités et les sociétés occidentales.
Cependant, qu’elles soient ou non organisées sous forme de mouvements autour du slogan « doit tomber/Must Fall », les contestations des statues coloniales et/ou racistes en Afrique se heurtent fréquemment à une résistance importante. De multiples facteurs peuvent expliquer une telle opposition, notamment la pression des anciennes puissances coloniales, les liens des élites avec ces pays, les contraintes financières, le tourisme, la conviction que tous les vestiges du passé, même les plus douloureux, doivent être préservés, et l’aide internationale.
Ainsi, la contestation dans toute l’Afrique de la figure de Gandhi n’a pas empêché l’Inde de financer la restauration et la réinstallation, en 2016, d’une de ses statues à l’entrée de l’aile « Gandhi » de l’Université de Nairobi, elle aussi récemment rénovée grâce à un programme d’aide de l’Inde. Dans l’ancien empire colonial français, la statue de Philippe Leclerc, à Douala, est encore debout, malgré le fait qu’elle ait été attaquée à plusieurs reprises par l’activiste camerounais André Blaise Essama. Ces préservations, restaurations et nouvelles constructions attestent que les statues coloniales ont encore de beaux jours devant elles.
Sophia Labadi
Merci au média en ligne Afrique XXI (https://afriquexxi.info), qui a adapté et traduit cet article initialement publié par l’International Journal of Heritage Studies, et qui nous a autorisé, avec l’accord de l’auteure, à le republier. Cette recherche a été en partie financée par les Fondations Humboldt et Thyssen en Allemagne.
[1] George Floyd, un Noir-Américain, a été tué par la police lors de son arrestation le 25 mai 2020 à Minneapolis, dans l’État du Minnesota.
[2] Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, éditions François Maspero, 1961.
[3] Azzedine Hajji et Renaud Maes, « Symboles coloniaux dans l’espace public : la statue qui cache la forêt ? », La Revue nouvelle, n° 5, 2020.
[4] Florence Bernault, « Quelque chose de pourri dans le post-empire. Le fétiche, le corps et la marchandise dans le Mémorial de Brazza au Congo », Cahiers d’études africaines, 2010.
[5] Ken Junior Lipenga, « Tales of Political Monuments in Malawi : Re-storying National History », Eastern African Literary and Cultural Studies, 2019.