Actant leur rupture avec la France, les régimes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont renforcé leur partenariat avec la Russie et tournent le dos à la Cedeao avec la création d’une nouvelle Alliance des États du Sahel.
Le 5 août, les derniers soldats occidentaux – en l’occurrence états-uniens – quittaient le Niger. Entre d’un côté les juntes au pouvoir au Mali, au Burkina Faso et au Niger et de l’autre la France, mais aussi l’Union européenne (UE) et les États-Unis, la coopération militaire est désormais rompue. Si l’aide humanitaire française et européenne se poursuit, outre les questions militaires, les différents axes de coopération sont coupés, avec des conséquences importantes notamment sur les budgets des États.
Le rejet du néocolonialisme français, poussé par des pouvoirs militaires sur fond de reconfigurations géopolitiques, avec la mise en avant d’un nouveau partenariat avec la Russie, a été très vivement critiqué par les médias et la majorité de la classe politique de l’Hexagone. Il a suscité à l’inverse un réel enthousiasme du côté des militant·e·s panafricain·e·s et anticolonialistes, en Afrique comme en France. Mais aussi inquiétudes et divergences, notamment sur la dimension autoritaire de ces régimes, dans un contexte où l’accès à des informations indépendantes est difficile. D’où l’importance d’analyser les reconfigurations en cours, et dans une perspective internationaliste, de porter un regard critique sur les politiques et alliances que mettent en place ces nouveaux pouvoirs et sur leur impact sur la vie des populations.
Avec une population exaspérée par la faillite des régimes précédents ayant bannière démocratique, jugés incapables d’enrayer la crise sécuritaire qui prévaut dans la région, corrompus et soumis aux desiderata des Occidentaux, mais aussi par l’échec de la présence militaire française, continue sur la décennie 2010 mais incapable de mettre à bas les groupes « terroristes » et même porteuse d’insécurité grandissante dans la zone, ces juntes sont arrivées aux affaires fortes d’un soutien large de la société civile, en fustigeant la présence française et en défendant le retour à un État fort pour mieux combattre le terrorisme.
Moussa Tchangari, militant de la société civile nigérienne, est un des rares intellectuels à oser prendre la parole et analyse ce qu’il définit comme une « crise de l’Etat postcolonial ». « Le contexte sahélien est marqué par le retour à l’autoritarisme d’antan, suite à des coups d’États militaires, rappelle-t-il dans le journal en ligne L’autre républicain (09/05/2024). Mais il faut dire qu’il y avait déjà une certaine tentation autoritaire, qui se manifestait par des atteintes graves aux droits et libertés et par la vogue des discours fascistes tentant d’établir un lien de cause à effet entre l’avènement de la démocratie multipartite et la crise sécuritaire que traversaient les pays sahéliens. Les tenants de ces discours soutiennent, en effet, que l’avènement de la démocratie a été un facteur sérieux de déstabilisation des États. » Et d’ajouter : « Je considère pour ma part que l’affaiblissement des États au Sahel résulte plutôt du refus des élites au pouvoir d’opérer la nécessaire rupture d’avec l’ordre ancien. […] La crise politico-sécuritaire en cours dans cette région est d’abord une crise de légitimité de l’État postcolonial ».
Incarnation de cette rupture : l’alliance sécuritaire avec la Russie. Le Mali est le premier à accueillir les groupes paramilitaires sur son sol – Wagner dès 2021, puis Africa corps à partir de 2023. Entre 1500 et 2500 mercenaires y opéraient en fin d’année dernière selon Le Monde (21/12/2023). Au Burkina Faso, 200 à 300 membres d’Africa Corps sont présents et assurent notamment la sécurité rapprochée du président Traoré (Le Monde, 25/07/2024). La présence d’instructeurs et soldats d’Africa Corps et de l’armée russe a été publicisée par le régime nigérien dès avril 2024. Globalement, si les modalités de ces accords n’ont pas toujours été rendues publiques, l’intervention directe de la Russie est avérée, comme au Mali avec la livraison de matériel militaire et la mise en place de formations militaires (notamment pour l’Armée de l’air).
L’impact budgétaire de ces partenariats n’est sans doute pas négligeable. Dans ses premiers mois au Mali, Wagner avait l’intention de « se payer sur la bête », grâce en particulier à l’exploitation artisanale d’or (comme elle l’a fait en Centrafrique). Le paiement des mercenaires se ferait désormais légalement via le versement mensuel de 10 millions de dollars (Le Monde, 21/12/2023). Une solution rendue possible par l’augmentation des taxes versées par les entreprises aurifères, dans un contexte de renchérissement du prix de l’or et d’accroissement de la production dans le pays !
Comment lire ces partenariats ? D’une part, comme une recherche d’efficacité dans la lutte contre le terrorisme. L’aide militaire russe permettrait de reprendre des territoires hors de contrôle, comme le prouverait la reprise de plusieurs villes dans le nord du Mali. Mais l’approche tout-sécuritaire est finalement peu différente de la précédente et n’a pas démontré son efficacité. L’impact au niveau sécuritaire de la présence de mercenaires russes a surtout eu pour conséquence le ciblage accru de civils lors des opérations, comme le souligne l’ACLED (Armed Conflict Location and Event Data) dans un rapport publié en août 2022 sur les opérations du groupe Wagner en Afrique.
D’autre part, par leur alliance avec le régime autoritaire de Poutine, les juntes revendiquent leurs affinités avec un contre-modèle vis-à-vis de l’Occident et du libéralisme. Un choix qui accompagne un recul assumé des libertés individuelles, des décisions arbitraires et une impunité vis-à-vis de la violence de l’Armée. C’est particulièrement vrai au Burkina Faso et au Mali. Dans le premier, l’État a depuis 2022 suspendu les activités des partis politiques et disparitions, enrôlements forcés et exactions des forces armées semblent prendre de l’ampleur. Libération (17/07/2024) rapporte ainsi que plus de 400 civils ont été tués par deux convois militaires en mai dernier. Dans le second, la justice a rejeté in extremis la dissolution du parti de gauche Sadi en mai dernier. Les voix dissonantes sont menacées, emprisonnées, voire disparaissent et la liberté de la presse est gravement entravée, particulièrement lorsqu’il s’agit d’évoquer la situation sécuritaire.
La Russie profite évidemment de la situation nouvelle pour pousser ses pions sur le terrain économique. Le 20 juin, le Niger a ainsi retiré le permis d’exploitation de la mine d’uranium d’Imouraren à l’entreprise française Orano (ex-Areva) [voir notre brève en page 2 de ce numéro] et l’entreprise publique du nucléaire russe Rosatom serait en pourparlers avec Niamey. Des accords de coopération ont déjà été signés avec le Mali et le Burkina Faso depuis fin 2023, notamment autour de la construction de petites centrales nucléaires.
À l’été 2023, après le coup d’État militaire au Niger, la France, le Nigeria et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) ont envisagé une opération militaire pour renverser les putschistes. Ces menaces s’accompagnaient de sanctions à l’encontre du Niger, comme précédemment à l’encontre du Mali et du Burkina Faso, visant à faire tomber les régimes putschistes en les asphyxiant économiquement. Celles-ci ont au contraire contribué à souder les opinions publiques contre la Cedeao et amplifié les critiques la considérant comme à la solde d’intérêts extérieurs, notamment français. C’est dans ce contexte que les trois juntes militaires ont annoncé vouloir sortir de l’institution ouest-africaine pour créer l’Alliance des États du Sahel (AES), une organisation de coopération économique mais surtout sécuritaire. Officialisé en janvier 2024, ce départ intervenait après des années de tensions, alors que le Niger était sous embargo (il a été levé en février 2024), que le Burkina était suspendu de la Cedeao depuis 2022 et que le Mali risquait un nouvel embargo, après la levée d’un premier en juillet 2022 contre une promesse d’élections en février 2024 – que les militaires ne tiendront pas.
À la veille de celui de la Cedeao, le premier sommet de l’AES sonnait ce 6 juillet 2024 comme un pied de nez. Les pays membres ont entériné la création d’une confédération et la mutualisation de leurs moyens militaires dans la lutte contre le terrorisme. Le défi reste immense : le Sahel comptait l’année dernière la moitié des morts d’attaques terroristes à l’échelle mondiale [1]. Les trois pays ont forcément aussi évoqué de nouvelles modalités de coopération économique, alors que la sortie de la Cedeao devrait avoir des conséquences lourdes sur la circulation des biens et des personnes – même s’il est à noter qu’ils restent membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, et donc dans la zone du Franc CFA.
En juillet, le nouveau président sénégalais Diomandé Faye a été nommé par la Cedeao facilitateur pour discuter avec l’AES, lui qui a promis durant sa campagne de faire évoluer les rapports avec la France et de pousser pour une réforme de la Cedeo. Faye semble le plus à même d’arracher quelques concessions à l’AES et de faire bouger la Cedeao, en pointant le risque de sa désintégration (RFI, 07/07/2024).
En 2022, Mali et Niger avaient voté pour la résolution de l’ONU condamnant l’invasion de l’Ukraine (le Burkina était absent). Peu probable qu’ils le referaient aujourd’hui… L’Afrique est en effet devenue un autre terrain de la guerre entre Kiev et Moscou [2]. En juillet, alors que l’armée malienne et Wagner avaient subi dans le nord du pays une lourde défaite, faisant plusieurs dizaines de morts dans leurs rangs, les autorités ukrainiennes se sont targuées d’avoir fourni en renseignements les groupes armés séparatistes victorieux. Conséquence : le Sénégal a rappelé à l’ordre l’ambassadeur ukrainien en poste à Dakar qui s’en vantait, et les relations diplomatiques entre Ukraine et les pays de l’AES ont été gelées. La Cedeao s’est aussi positionnée fortement contre cette « ingérence » de l’Ukraine, se rapprochant ainsi du Mali.
Quant à la France, reste à voir comment elle (et ses alliés européens et états-unien) réagira à cette irruption du conflit ukrainien sur le continent. Mais surtout comment elle entend reconfigurer sa coopération et sa présence militaire en Afrique de l’Ouest – depuis le Tchad où Déby fils s’entretenait avec le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Lavrov le 5 juin dernier, jusqu’au Sénégal où la présence militaire française pourrait devenir un sujet de crispation (pour l’heure Faye et Macron ont affiché leur volonté de donner une nouvelle impulsion à leur coopération), en passant par les alliés traditionnels de Paris, notamment la Côte d’Ivoire.
Juliette Poirson & Nicolas Charbonneau