Survie

« Les activités de Total ont une dimension pleinement néocoloniale »

Pétrole

(mis en ligne le 26 décembre 2024) - Nicolas Butor

Dans son livre Le mensonge Total : Enquête sur un criminel climatiquesorti en mars dernier aux éditions du Seuil, le journaliste à Mediapart Mickaël Correia dénonce l’ensemble des stratégies mises en œuvre par le géant pétrolier pour continuer son business as usual, au mépris de l’urgence climatique comme des populations. Rencontre.

Derrière les campagnes de communication, en quoi les activités de Total (rebaptisée désormais TotalEnergies) restent-elles climaticides ?

Mickaël Correia : Total constitue l’une des 20 multinationales qui émet le plus de gaz à effet de serre au monde. Pour donner un ordre de grandeur, elle émet à elle seule autant de gaz à effet de serre que l’ensemble des Français·e·s, selon ses propres chiffres. En 2021, Total est devenue TotalEnergies pour pouvoir se présenter non plus comme un simple groupe pétrolier mais comme un producteur multi-énergies, pour affirmer qu’elle est en train de réaliser sa transition énergétique. Mais elle continue à utiliser massivement du pétrole et du gaz, qui sont deux grandes énergies fossiles. En février 2024, ils ont annoncé 20 milliards d’euros de super-profits, c’est-à-dire de bénéfices nets, pour l’année 2023 : 98 % de ces bénéfices viennent de la vente de gaz et de pétrole ! De même, quand on regarde son plan climat, on voit que d’ici à 2030 – une grande échéance en termes de lutte internationale contre le changement climatique – Total veut augmenter sa production de gaz d’un tiers, sans vraiment réduire sa production de pétrole. Aujourd’hui, lorsque TotalEnergies investit un euro dans les énergies vertes, elle en investit deux dans le pétrole et le gaz et elle en reverse trois à ses actionnaires. Ainsi, derrière les oripeaux de la communication, si on regarde les chiffres financiers, on voit une toute autre réalité.

Comment les secteurs publics et privés français soutiennent-ils ces activités climaticides ?

Du côté public, l’appareil d’État est toujours au service des intérêts privés de TotalEnergies. Dans une enquête sortie en mars dernier [1], je montre qu’entre 2021 et aujourd’hui, une ambassade sur trois s’est fait le relais des intérêts de l’entreprise, via de la communication, des signatures de contrats, etc. Il y a aussi ce qu’on appelle le phénomène des portes tournantes : de nombreux hauts fonctionnaires, notamment du Quai d’Orsay, vont aller travailler un temps au sein de TotalEnergies avant de revenir au ministère des Affaires étrangères. Par exemple, Hélène Dantoine, la directrice sortante de la diplomatie économique, a passé plus de sept ans chez TotalEnergies entre 2011 et 2019. Arnaud Suquet, l’actuel ambassadeur de France au Kenya et en Somalie, était directeur adjoint des affaires publiques internationales de TotalEnergies entre 2017 et 2019. Cette perméabilité pose énormément de problèmes. Une commission d’enquête sénatoriale centrée sur cette question et pilotée par le sénateur vert Yannick Jadot vient d’ailleurs d’avoir lieu. Un dernier exemple du soutien du secteur public à Total : le méga-projet pétrolier lancé par l’entreprise en Ouganda [2]-. Quand le très autoritaire Yoweri Museveni s’est fait réélire à la tête du pays en 2021, Emmanuel Macron lui a envoyé une lettre de félicitations en soulignant qu’il était ravi de la mise en chantier de ce projet.
En ce qui concerne le secteur privé français, le soutien à Total vient surtout des banques. Depuis 2016, le groupe a levé 15 milliards de dollars auprès de BNP Paribas, du Crédit Agricole et de la Société Générale.
Le cas de l’Ouganda est effectivement emblématique du rôle majeur que joue Total dans la Françafrique. En quoi les activités du groupe en République du Congo le sont-elles également ?
Ce n’est pas pour rien que Total est le premier développeur de projets pétrogaziers en Afrique : comme je le montrais tout à l’heure, l’entreprise peut se reposer sur les structures de la Françafrique, et notamment ce réseau d’ambassades françaises. Ce qui est terrible, c’est qu’aujourd’hui, ce n’est plus seulement l’extractivisme pétrolier qui s’inscrit dans une dimension néocoloniale, mais aussi le greenwashing ! Pour absorber les émissions de CO2, on va créer un projet qui consiste à planter des arbres afin que ceux-ci absorbent une partie des émissions d’ici quelques années. Total est donc allé en République du Congo sur les plateaux Batéké, au nord de Brazzaville, où ils ont fait main basse sur 40 000 hectares de terres (soit quatre fois la surface de Paris). Là, ils ont commencé à planter en monoculture quatre millions d’acacias. Le gros problème, c’est que des gens vivent sur et de ces territoires. Environ 400 personnes d’après mes estimations, qui ont été dépossédés contre des compensations vraiment ridicules. Au total, les familles ainsi expulsées ont dû se partager une enveloppe globale de 76 000 euros. C’est cinq jours de salaire du PDG de TotalEnergies Patrick Pouyanné ! Pour couronner le tout, sur 20 ans, ce projet va absorber à peine 2 % de ce qu’émet TotalEnergies en une seule année. Voilà donc une vaste opération de greenwashing qui se fait sur le dos des paysan·ne·s congolais·e·s.

Greenwashing toujours, Total présente comme des solutions l’utilisation de gaz naturel liquéfié (GNL) ou le recours aux crédits carbone…

Total mise en effet beaucoup sur le GNL, du gaz refroidi à très basse température pour passer à l’état liquide et donc transportable par bateau. Deuxième producteur mondial, Total le présente comme une énergie de transition et affirme qu’elle arrive aujourd’hui à faire du GNL propre, notamment en achetant du carbone sur le marché international. Pour faire simple, depuis le début des années 2000, une entreprise ou un pays peut acheter à une autre entreprise ou un autre pays du carbone qui ne va pas être émis. Par exemple, TotalEnergies a acheté il y a quelques mois au Pérou pour plusieurs millions de dollars du carbone stocké dans la forêt amazonienne, ce qui leur permet de l’enlever de leur bilan carbone. Total Energies communique beaucoup là-dessus. Le problème est que le GNL est extrêmement polluant. Quand il est transporté ou brûlé, il émet du méthane, un gaz à effet de serre 80 fois plus puissant que le CO2. De plus en plus d’études scientifiques montrent que le GNL pourrait au final être aussi, voire plus émetteur que le charbon. TotalEnergies serait donc en train de préparer une véritable bombe climatique sans qu’on en ait conscience.

Pour rappel, selon l’ONU, la production de gaz doit diminuer de 3 % par an d’ici 2030 pour lutter efficacement contre le changement climatique – et ça que le GNL soit propre ou pas. Tout le contraire des plans de TotalEnergies comme je le disais plus haut. Ils sont donc à rebours de toutes les recommandations scientifiques à ce niveau-là.

Comment ces crédits carbone se sont-ils imposés contre une solution beaucoup plus ambitieuse, la taxe carbone ?

L’argument massue de TotalEnergies est de dire qu’ils ne font que répondre à la demande internationale. Mais la réalité, c’est que Total a toujours participé à saboter les politiques publiques qui visaient justement la régulation de la demande. Au début des années 1990, la France et la Communauté économique européenne (CEE) étaient engagées politiquement sur le changement climatique, en particulier face aux énormes alertes scientifiques qui commençaient à émerger. Les instances européennes, poussées notamment par François Mitterrand et Michel Rocard, voulaient mettre en place une taxe carbone. Le but était de taxer progressivement le pétrole, le gaz et le charbon pour qu’au début des années 2000 ils soient devenus tellement chers que la demande s’assèche. C’était un projet particulièrement intéressant et ambitieux. L’Europe devait mettre en place cette taxe carbone avant le grand sommet de la Terre à Rio en 1992, notamment pour pousser les Américains à appuyer une taxe carbone internationale. Mais beaucoup d’entreprises, dont Total et Elf, ont mis en place un lobbying énorme pour saboter cette initiative. Ils ont créé un organisme, organisé des séminaires, envoyé des lettres aux différents ministres français… L’agent qui a vraiment détruit la taxe carbone à l’échelle européenne, c’est Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l’Industrie. D’après les climatologues, cela nous a mis trente ans en retard en termes d’actions contre le changement climatique. Aujourd’hui, on est tellement dans une logique néolibérale que taxer le carbone est devenu inconcevable. La norme est à la marchandisation du CO2 et à la régulation par le marché.
Propos recueillis par Nicolas Butor

Je soutiens Survie

[1« TotalEnergies : quand la diplomatie française se met au service du géant pétrolier, contre le climat », Mediapart (28/03/2024).

[2Sur le travail effectué par Survie sur le projet Tilenga-EACOP, voir par exemple[[ « Total au tribunal, acte 2 », Billets d’Afrique n°329 (été 2023)

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 339 - septembre 2024
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