Survie

François Mitterrand, précurseur du néocolonialisme français en Afrique

(mis en ligne le 2 janvier 2025) - Nicolas Butor

Dans son livre L’Afrique d’abord ! - Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français , paru à La Découverte fin août, Thomas Deltombe raconte à partir d’archives inédites la première carrière politique de François Mitterrand, sous la IVe République, tout entière tournée vers la sauvegarde de l’empire colonial. Il déboulonne au passage celui qui reste l’icône d’une certaine gauche…

Qu’est-ce qui vous a amené à consacrer une enquête à la politique coloniale de François Mitterrand ? On pourrait penser qu’il n’y a plus rien à découvrir sur un personnage aussi célèbre, qui a occupé des fonctions aussi éminentes et auquel ont déjà été consacrés tant d’ouvrages…
Thomas Deltombe
 : Cette enquête trouve son origine dans le livre L’Empire qui ne veut pas mourir publié en 2021 [1]. Pour cet ouvrage, je m’étais notamment chargé du chapitre sur la politique africaine de Mitterrand sous la IVe République. Je savais déjà en attaquant ce travail que ce dernier avait eu une longue carrière parlementaire et ministérielle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et que son passage au ministère de la France d’outre-mer en 1950-1951 avait joué un rôle déterminant dans sa trajectoire. Mais en lisant les biographies qui lui sont consacrées (par Franz-Olivier Giesbert, Jean Lacouture, Michel Winock ou encore Philip Short), je me suis rendu compte que cette phase de la carrière mitterrandienne était traitée avec beaucoup de légèreté et de complaisance.
La thèse habituelle est que François Mitterrand, certes travaillé par la culture coloniale de son époque, avait lutté avec acharnement contre les milieux colonialistes les plus conservateurs et avait, bon an mal an, tenté d’accompagner la décolonisation du continent africain. En confrontant ce récit avec ce que disait la presse de l’époque et avec les archives que je commençais à collecter, je me suis rendu compte que cette analyse, qui épouse d’ailleurs l’interprétation rétrospective que Mitterrand lui-même a donnée de cette période, était gravement biaisée.

Beaucoup de gens savent pourtant que Mitterrand, ministre de l’Intérieur puis de la Justice au début de la guerre d’Algérie, n’a pas été tendre avec les nationalistes algériens. On connaît sa fameuse phrase « l’Algérie, c’est la France »…
C’est exact. Et c’est le second biais de la plupart des travaux consacrés à la « première carrière » politique de Mitterrand. Beaucoup de gens connaissent cette fameuse phrase, prononcée quand il était ministre de l’Intérieur, et un certain nombre de gens savent qu’il s’est opposé, comme ministre de la Justice, à la grâce d’une quarantaine de militants de la cause indépendantiste algérienne (comme Fernand Iveton, guillotiné en février 1957). Mais la plupart des gens déconnectent cette politique répressive du reste de sa politique coloniale et croient identifier une contradiction entre sa politique coloniale prétendument « progressiste » et sa politique algérienne particulièrement répressive.
C’est le cas dans le livre François Mitterrand et la guerre d’Algérie, publié par Benjamin Stora et François Malye en 2010. Ce livre, très critique en apparence, valide en réalité l’idée d’un Mitterrand décolonisateur. Les auteurs s’étonnent : comment ce « décolonisateur », qui travaille main dans la main avec le leader ivoirien Félix Houphouët-Boigny depuis son passage au ministère de la France d’outre-mer, s’est-il transformé en « homme de guerre », une fois chargé place Beauvau puis place Vendôme, du dossier algérien ? Ce livre, considéré comme outrageusement critique par les fans de l’ancien président, valide en fait la mythologie mitterrandienne qui le décrit comme un précurseur de la décolonisation.

Tous ces gens, mitterrandiens ou anti-mitterrandiens, affirment d’ailleurs que Mitterrand a beaucoup souffert de la politique algérienne des gouvernements auxquels il appartenait, en particulier celui de Guy Mollet (1956-1957)…
Oui, historiens et biographes, s’appuyant sur les témoignages rétrospectifs des proches de Mitterrand, font état de ses « doutes », de son « malaise », de son « accablement » au moment où, ministre de la Justice, sont votés les « pouvoirs spéciaux » qui permettront à l’armée de prendre les pleins pouvoirs en Algérie. Stora et Malye vont jusqu’à écrire qu’il s’est en quelque sorte retrouvé piégé : ayant déjà démissionné « trois fois » dans les années précédentes, il ne pouvait plus se permettre de quitter le gouvernement, au risque de passer pour littéralement irresponsable. Argument d’autant plus étrange que Mitterrand n’avait en réalité démissionné… qu’une seule fois (en 1953) !
S’il a peut-être été « mal à l’aise » lors du vote des pouvoirs spéciaux (dont il est l’un des principaux signataires), et encore davantage au moment de la « bataille d’Alger » début 1957, c’est à mon avis moins sur le fond qu’en raison des possibles conséquences de cette gravissime dérive liberticide sur sa carrière personnelle. La torture en particulier, devenue un sujet de polémique médiatique, risquait d’entacher la réputation de « réformateur » et de « libéral » dont il cherchait à s’affubler depuis le début des années 1950.

Vous vous intéressez justement de très près au réformisme colonial de Mitterrand, et montrez que les réformes qu’il promeut sont en fait loin d’être libérales…
C’est en effet le fil directeur de sa politique à cette période. Et c’est là, à mon avis, qu’il est intéressant de ne pas isoler la phase « algérienne » du reste de sa politique coloniale. Mitterrand était très attaché à l’Empire, qu’il considérait, comme la plupart des hommes de sa génération et de son milieu, comme le socle de la puissance française. Mais sa conception de la relation coloniale évolue au début des années 1950 : confronté comme ministre de la France d’outre-mer à la fois aux revendications des colonisés, qui réclament une amélioration de leurs conditions, et aux récriminations des milieux colonialistes les plus bornés, qui refusent toutes évolutions, il développe progressivement l’idée d’une troisième voie, en reprenant à son compte les réflexions du courant réformiste colonial. Il faut, dit-il, réformer le système pour éviter qu’il n’explose. Ces réformes passent par un travail de délestage : la France doit se débarrasser de ce qui peut être délégué aux élites colonisées pour mieux garder la main sur tout ce qui permet de pérenniser la « présence française » outre-mer. À la suite de Lyautey, il affirme que ce qui compte, en matière coloniale, est moins de posséder que de contrôler.
Cette logique l’amène à rallier l’idée – portée notamment par Pierre Mendès France – d’une paix négociée en Indochine : la guerre d’Indochine, trop coûteuse pour être gagnée, ruine l’investissement français en Afrique. Il faut mettre « l’Afrique d’abord », selon sa propre expression. C’est également cette logique qui guide son « Étude sur les rapports franco-tunisiens », que personne encore n’avait apparemment consultée aux archives : il faut céder l’autonomie interne aux Tunisiens, afin qu’ils laissent à la France la gestion des « domaines essentiels » (la défense, la diplomatie, la monnaie, etc.). Et c’est encore cette logique qui explique son rapprochement avec Félix Houphouët-Boigny.
Vous décortiquez minutieusement l’étonnante relation que Mitterrand entretient pendant ces années avec ce dernier. Et vous remettez en cause, là encore, quelques mythes…
François Mitterrand n’a cessé, rétrospectivement, de raconter que c’était lui qui avait détaché Houphouët du Parti communiste en 1950. Cela est faux : Houphouët, alors député de Côte d’Ivoire et président du Rassemblement démocratique africain (RDA), n’a pas eu besoin d’un parrain pour changer de stratégie. Il a compris tout seul que son intérêt personnel et politique, en pleine guerre froide, était de s’allier avec les dirigeants français plutôt que de miser sur un parti qui avait été exclu du gouvernement en 1947. La répression sanglante qui s’est abattue en 1949-1950 sur la Côte d’Ivoire, alors épicentre du RDA et cœur de la contestation anticoloniale en Afrique de l’Ouest, n’a pas été étrangère à ce revirement stratégique.
Mitterrand n’a donc pas été le chef d’orchestre de ce « retournement », qu’Houphouët a initié avant même son arrivée au ministère de la France d’outre-mer. Il est vrai en revanche que les deux hommes ont conclu en 1951-1952 un pacte à caractère à la fois politicien et idéologique. Politicien car Mitterrand et Houphouët, chefs de deux petites formations parlementaires, ont compris qu’une alliance tactique pourrait faciliter leur ascension politique respective. Idéologique parce que les deux hommes partagent une même vision des relations franco-africaines, une conception fusionnelle que le premier qualifie dès 1950 de « couple France-Afrique » et que le second appelle, en 1955, la « Françafrique » (un terme déjà utilisé dix ans plus tôt par le journaliste Jean Piot).

Les deux hommes vont ainsi devenir des acteurs clés de cette Françafrique…
Absolument. Leur alliance, à partir de 1952 et jusqu’en 1957, en est en quelque sorte un prototype. J’ai trouvé des archives extraordinaires qui le prouvent de façon inédite. Par exemple, ces documents qui montrent que les amis de Mitterrand, dont certains sont allés se faire élire en Côte d’Ivoire, ont créé un journal à Abidjan, La Concorde, pour faire la propagande d’Houphouët-Boigny, devenu lui aussi ministre du gouvernement Guy Mollet.
Ce qu’on sait peu, c’est qu’au moment même où Mitterrand signait le décret des « pouvoirs spéciaux », le même Mitterrand parafait aux côtés d’Houphouët la loi-cadre permettant la délégation aux élites africaines d’une certaine « autonomie interne » : la loi-cadre Defferre (du nom du ministre de la France d’outre-mer de l’époque). Cette concordance des temps n’est pas une coïncidence : cette loi « généreuse », qui octroyait de nouvelles responsabilités aux élites subsahariennes fidèles à la France, était la face complémentaire de la politique de répression qui s’abattait sur les Algériens réfractaires. La carotte et le bâton…

Mitterrand le dit clairement : réforme et répression sont deux politiques complémentaires…
C’est ce qu’ont parfaitement compris les indépendantistes algériens, quand ils voient arriver Mitterrand au ministère de l’Intérieur au début de l’été 1954. Ce monsieur, qui prêche la « modernisation » du système colonial, ne se privera pas d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour réduire au silence ceux qui refuseront ses réformes en trompe-l’œil. La réforme et la répression « forment un tout », expliquait Mitterrand quelques mois plus tôt.
Quoi qu’en pensent ses biographes, ces deux politiques complémentaires ont servi de ligne directrice à la politique coloniale qu’il a menée pendant toutes ces années et que les nationalistes algériens qualifiaient noir sur blanc, et dès 1954, de « néocolonialisme ».

Propos recueillis par Nicolas Butor

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[1Aux éditions du Seuil, puis en livre de poche chez Points en 2023.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 340 - octobre 2024
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