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S. Mufwene : « La Francophonie perpétue un colonialisme langagier »

Francophonie

(mis en ligne le 1er janvier 2025) - Galla Althabégoïty, Nicolas Butor

En ce début octobre se tient à Villers-Cotterêts le 19e Sommet de la Francophonie. L’occasion de discuter avec le linguiste Salikoko S. Mufwene, professeur à l’université de Chicago et titulaire de la Chaire annuelle Mondes francophones 2023-24 au Collège de France, et d’interroger avec lui la place des langues en Afrique francophone.

Dans les pays d’Afrique dite « francophone », plusieurs langues sont parlées en réalité, et toutes ne sont pas utilisées dans les mêmes contextes…
Salikoko S. Mufwene : À la fin du XIXe siècle, dans les colonies françaises et belges, le français a été introduit comme langue de gouvernance. Toutes les institutions politiques, judiciaires et administratives fonctionnaient en français. Par exemple, les rapports judiciaires étaient écrits en français et les autochtones avaient besoin d’interprètes lors des jugements. La langue autochtone était utilisée au plus bas niveau de l’échelon des fonctions administratives – villages, affaires quotidiennes… L’école était à destination de certaines classes de personnes qui pouvaient servir comme auxiliaires coloniaux. On leur enseignait le français pour qu’elles fassent l’interface entre les colonisateurs et les colonisés.
Aujourd’hui, ces pays sont devenus indépendants, mais ils conservent le même système diglossique [1], le français restant employé comme langue de gouvernance. Les personnes qui ne le parlent pas ont toujours besoin d’interprètes pour communiquer avec les gouvernants. C’est à peu près comme pendant la période coloniale, sauf que le visage de la gouvernance a changé.

Ce système serait donc le même partout ?
Il semble que la situation en Afrique du Nord est différente, du fait de la présence de la langue arabe. Celle-ci a une longue et prestigieuse histoire ; elle a même été utilisée comme langue coloniale en Ibérie (actuel Portugal et Espagne) pendant sept siècles. Elle n’est donc pas inadéquate pour les fonctions administratives, et les gens militent pour son usage, même si le français bénéficie encore d’un prestige plus élevé.

En revanche, en Afrique subsaharienne, la situation coloniale continue. Par exemple, pour avoir un emploi dans l’administration, il faut parler français, alors que la part francophone de la population reste minoritaire. C’est vrai que les gens apprennent le français à l’école, mais peuvent-ils tous le parler ? C’est une autre question.
Y a-t-il un lien entre la langue parlée et l’appartenance à certaines classes sociales ?
Précisément, et cela pose un problème : il y a plus de locuteurs et locutrices de français que de bonnes positions à pourvoir dans la structure socio-économique. Les personnes francophones au chômage sont marginalisées, même si le français reste un emblème de succès. D’ailleurs, mieux on est placé dans la structure socio-économique, plus on parle français. Par exemple, j’ai pu constater qu’à Kinshasa, même si les gens parlent lingala, celles et ceux qui le peuvent préfèrent échanger en français, en le parlant le mieux possible, pour se faire reconnaître comme hautement éduqués. Qu’en est-il des langues africaines ? Ont-elles toutes le même statut ?
Le régime colonial a introduit une hiérarchie des langues. Il a créé des villes, en contraste avec les villages. Dans les villes, on trouve une culture largement influencée par les pratiques européennes et la langue autochtone de la ville, surtout sa variété urbaine, est devenue un symbole de modernité. Il y a des moments, surtout parmi les jeunes, où l’on veut parler comme des citadins, même si on ne vit pas en ville, pour faire plus moderne que les autres. Mais quand on rentre au village, les gens sont amusés par votre prétention ou votre ignorance de votre langue d’héritage. C’est comme si vous ne connaissiez pas votre culture véritable. Les gens naviguent ainsi entre les deux pratiques, les pratiques traditionnelles et les pratiques modernes.
Cette langue de la ville que vous évoquez n’est donc pas le français, mais une langue africaine ? Le vernaculaire urbain n’est pas le français, mais une variété d’une langue autochtone. Au Sénégal, le wolof ethnique est différent du wolof parlé à Dakar et dans d’autres villes. Le lingala qui est parlé à Kinshasa n’est pas le même que celui qui est parlé au nord-ouest de la République démocratique du Congo, où son usage peut être réclamé comme traditionnel. À cause du prestige de la ville, la variété urbaine se diffuse comme une lingua franca, dite véhiculaire.

Comment est enseigné le français dans les pays d’Afrique francophone ?

Depuis que les pays africains dits « francophones » sont devenus indépendants, le français est devenu une langue « officielle » dans laquelle tout le monde devrait être éduqué, pour pouvoir accéder à certaines fonctions, sous prétexte que les langues autochtones ne seraient pas encore assez développées, qu’elles ne seraient pas appropriées pour discuter de science et de technologie par exemple. L’enseignement en langue autochtone est limité à l’école primaire, jusqu’en troisième ou quatrième année, et après on commence l’enseignement en français. Il y a même des endroits où les gens commencent par une éducation en français dès la première année de primaire. Le français est transmis par l’école et par les livres, ce qui le valorise, le place au sommet de l’échelle.


En quoi l’usage du français pose-t-il ici problème ?
Quelqu’un dont les parents ne parlent pas français mais qui étudie dans cette langue aura des difficultés de compréhension importantes. Le français devrait être enseigné comme une langue étrangère, mais il est considéré comme une langue nationale, alors qu’il ne l’est pas autant que les langues autochtones. L’usage du français dans la gouvernance des pays exclut ainsi beaucoup de citoyens et citoyennes qui ne peuvent pas comprendre les discussions qui les concernent. En Afrique, le français devient ainsi une langue d’exclusion, alors que l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) le promeut comme une langue d’inclusion.


L’usage du français est encouragé depuis l’extérieur, car il favorise les anciennes métropoles. Le diplomate français ou belge qui arrive dans un pays africain s’en fout des langues autochtones, alors qu’en Europe francophone, on n’accepterait pas d’un ambassadeur venant d’Afrique francophone qu’il ne parle pas le français. Il y a une asymétrie et une injustice dans les pratiques. Les représentant·e·s des « pays francophones » parlent le français dans les institutions internationales, ce qui favorise le statut de la France comme puissance mondiale. Mais on n’encourage pas un·e chef·fe d’État d’un pays membre de la Francophonie à parler une langue africaine à l’ONU ou à l’UNESCO.


Dans la « Déclaration sur la langue française dans la diversité linguistique de la Francophonie », adoptée en 2022, les chefs d’État s’engagent à favoriser l’apprentissage des autres langues dans les systèmes éducatifs. De réelles politiques ont-elles été mises en place par la suite ?
Quand on parle de diversité linguistique, c’est de la langue de bois ! La France et la Belgique seraient très contentes si l’Afrique francophone ne parlait que français. Aujourd’hui, le discours est : l’anglais menace « toutes les langues », le français doit donc être protégé de sa destruction par l’anglais, et les Africain·e·s francophones doivent préférer son utilisation. Mais personne ne nous dit rien sur la potentielle menace que le français fait peser sur les langues autochtones ! L’OIF s’en fout si elles disparaissaient, car parlées de moins en moins, pourvu que le français, lui, soit protégé en tant que langue internationale ! L’enseignement en langues autochtones figure certes dans le discours de l’OIF, mais dans l’intention de faciliter l’apprentissage du français, pas de les voir concurrencer celui-ci…

Existe-t-il des revendications linguistiques par rapport au français ?

Les parents seraient très contents que leurs enfants reçoivent un enseignement dans les langues autochtones si l’économie lucrative fonctionnait avec ces langues. Il y a une expression qui dit « la langue doit nourrir son homme » : on apprend volontiers une langue si elle permet de gagner sa vie mieux qu’une autre. Certaines personnes dans le système scolaire pensent que l’enseignement favoriserait la compréhension des enfants s’il se faisait dans les langues autochtones. Mais les parents leur disent : « Pourquoi voulez-vous que mon enfant apprenne la langue autochtone, alors que vous, vous avez trouvé un emploi lucratif parce que vous parlez français ? »
La politique éducative actuelle s’appuie sur la conception selon laquelle, pour changer le système, il faut agir au niveau des citoyen·ne·s, puis, progressivement, modifier les pratiques à l’échelle des structures. À mon avis, il vaut mieux commencer au-dessus, pour qu’ensuite les choses se répercutent en bas. Si le gouvernement fonctionne dans une langue autochtone et favorise les personnes qui font de même, les gens auraient plus de motivation à apprendre et à fonctionner dans cette langue. Ils seraient encouragés à parler la langue autochtone si c’était celle des scientifiques, du personnel administratif, des enseignants… Il y aurait forcément une période de transition chaotique, mais c’est réalisable.
Qu’attendez-vous du sommet de l’OIF ?
Je me demande bien de quoi les chefs d’État des pays francophones vont y discuter en matière de langues ! Est-ce qu’ils vont exiger pour les langues africaines un statut égal à celui du français, ou maintenir le statu quo ? Est-ce qu’ils vont se demander pourquoi ils ne s’expriment pas dans une langue autochtone ? Est-ce qu’ils vont arrêter d’exclure le peuple ? Réfléchir aux priorités linguistiques en matière d’enseignement ? Favoriser les langues autochtones dans le fonctionnement de l’économie lucrative ? Je ne m’attends malheureusement à voir émerger aucune de ces discussions. L’hégémonie de la langue française en Afrique n’est pas vue au sein de l’OIF comme une situation anormale, alors même qu’elle perpétue un colonialisme langagier.

Propos recueillis par 
Galla Althabégoïty et Nicolas Butor

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[1Situation de bilinguisme d’un individu ou d’une communauté dans laquelle une des deux langues a un statut sociopolitique inférieur (Larousse).

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 340 - octobre 2024
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