Survie

À Toul, une statue pour célébrer la barbarie

Nostalgie coloniale

(mis en ligne le 10 janvier 2025) - Benoît Godin

Le général Bigeard, figure des guerres d’Indochine et surtout d’Algérie, a désormais une statue à son effigie à Toul. Un hommage rendu, malgré une forte opposition, à l’un des pires représentants du colonialisme français, comme le dénonce l’historien Fabrice Riceputi.

Depuis le 24 octobre, Toul peut s’enorgueillir d’un nouveau monument : une statue flambant neuve à l’effigie de Marcel Bigeard. L’œuvre d’un sculpteur aux accointances marquées avec l’extrême-droite catholique, généreusement offerte à cette petite ville de Meurthe-et-Moselle par la fondation Bigeard, dont l’objectif affiché est de « promouvoir auprès de la jeunesse les valeurs de courage et de fierté de la patrie, dans l’esprit du général ». Haute de 2,50 mètres, tout en bronze, la statue a été érigée dans un square public par des militaires du 516ᵉ régiment du Train (venus en voisins), au son de la Marseillaise comme il se doit. Une installation plutôt discrète cependant (aucune date officielle n’avait été divulguée en amont), et sous surveillance policière. Et pour cause : l’initiative s’était heurtée ces derniers mois à une forte opposition. Le collectif toulois Histoire et mémoire dans le respect des droits humains, auquel a pris part Survie, s’est ainsi démené pour empêcher qu’un tel hommage soit rendu à cette sinistre figure de la barbarie coloniale.

On en discute avec l’historien et militant Fabrice Riceputi, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent, animateur de l’excellent site Histoire coloniale et postcoloniale et auteur de plusieurs ouvrages sur la guerre d’Algérie [1]. Il porte aussi, avec sa consœur Malika Rahal, le projet Mille Autres sur les disparitions forcées, la torture et les exécutions sommaires durant la bataille d’Alger. Un épisode durant lequel l’ignoble Bigeard s’illustra particulièrement.

Le nom de Bigeard semble tomber un peu dans l’oubli aujourd’hui, mais il a été très célèbre en France à une époque : figure médiatique, auteur de livre à succès glorifiant son action, et même un temps secrétaire d’État à la Défense et député. Pouvez-vous nous rappeler qui il était ?

Fabrice Riceputi : Marcel Bigeard était surnommé par ses collègues militaires durant la guerre coloniale en Algérie « la Brigitte Bardot » parachutiste, tant il manifestait une véritable passion pour lui-même, au point, dit-on, de collectionner des bustes de… Marcel Bigeard, et de parler de lui-même à la troisième personne du singulier. Il fut l’objet d’une sorte de culte dans les milieux militaristes et nationalistes dans les années 1960 et 1970, un culte dont il reste quelques traces aujourd’hui, notamment à Toul où il est né. En 2011, une forte mobilisation a réussi à empêcher le transfert de ses cendres aux Invalides, en rappelant qu’il est l’un des principaux symboles des exactions commises par l’armée française durant les guerres d’Indochine et d’Algérie, notamment de la torture et des exécutions extra-judiciaires.

J’ai trouvé dans les archives de l’armée un fichier qui montre que son régiment, le 3e régiment de parachutistes coloniaux, fut celui qui battit à Alger en 1957 tous les records de déclarations de morts de détenus par « suicide » ou « tentative d’évasion », dont chacun sait qu’elles cachaient des morts sous la torture ou des assassinats. Il a enseigné la torture dans l’école pour officiers de renseignement, le Centre Jeanne d’Arc, qu’il dirigeait à partir de 1958 à Philippeville (l’actuelle Skikda). Il a laissé son nom à une méthode d’exécution sommaire qui préfigurait les vols de la mort en Argentine, consistant à jeter dans la mer les « suspects », lestés, depuis un hélicoptère. Lorsque ces corps s’échouaient sur les plages près d’Alger, on les appelait « les crevettes Bigeard ». Enfin, au contraire du général Massu, il n’a jamais exprimé le moindre regret, bien au contraire, et a constamment fait l’apologie de la torture, de façon particulièrement odieuse, tout comme Jean-Marie Le Pen. Et il affectionnait particulièrement la « race blanche ».

Que répondez-vous à ceux, du côté de la municipalité de Toul notamment, qui arguent que Bigeard n’a jamais été condamné et que la torture pendant la guerre d’Algérie fait encore débat chez les historiens ? Ou même à la fondation Bigeard, qui a financé la statue, qui dénonce une campagne de diffamation contre le militaire ?

Aucun tortionnaire en Algérie n’a jamais été condamné, car aucun n’a jamais été jugé : tous les crimes commis ont été amnistiés par la France, qui s’est autoamnistiée dès le mois de mars 1962. Quant à un prétendu « débat » chez les historiens, il n’existe pas plus là-dessus que sur l’existence des chambres à gaz ou du génocide des Arméniens : aucun historien ne conteste que la torture fut pratiquée de façon systémique par l’armée française en Algérie durant la guerre coloniale. Il s’agit là de pitoyables arguties négationnistes qui n’ont plus cours que dans la fachosphère, mais qu’il est particulièrement inquiétant de retrouver ici dans la bouche d’un maire qui était encore il y a peu membre du Parti socialiste.

La statue finalement mise en place, comment poursuivre le combat ?

C’est le collectif de Toul qui a la main. Mais je pense qu’il faudrait une mobilisation d’ampleur nationale. La gauche française doit se faire entendre bien plus fort pour exiger la fin du déni français de ce qu’a été la colonisation en général (et de ce qu’elle est encore, par exemple en Kanaky…). L’enjeu dépasse de très loin l’affaire de Toul. Encore faudrait-il que cette gauche, surtout celle issue du courant socialiste, veuille bien faire l’examen de son rôle coupable dans cette histoire. Le gouvernement qui encourageait Bigeard à torturer et à exécuter était celui des socialistes Guy Mollet, Robert Lacoste et François Mitterrand…

L’installation de cette statue intervient alors que la France semble assumer de plus en plus ses exactions commises pendant la guerre d’Algérie – commission Stora, « aveux » du président Macron sur les assassinats de Maurice Audin ou Larbi Ben M’hidi…

Pour l’heure, l’État n’assume rien du tout. Macron a érigé en système de monnayer avec les anciennes colonies, l’Algérie surtout, des « gestes symboliques » qui se gardent bien d’engager sa responsabilité historique dans les crimes du colonialisme et se contente de désigner des exécutants qui sont des fusibles mémoriels parfaits. Exemples : le massacre du 17 octobre 1961 est attribué au seul Maurice Papon et, tout récemment, l’assassinat du leader du FLN Larbi Ben M’Hidi vient de l’être au seul lieutenant Paul Aussaresses. Puisque le caractère criminel de la colonisation française en elle-même n’est pas reconnu, puisqu’on voit même avec l’extrême droitisation en cours une réhabilitation du colonialisme, alors on ne doit pas s’étonner d’être dans un pays qui ne considère pas comme particulièrement grave d’avoir torturé et massacré dans les colonies.

Cette installation semble aller à contre-courant d’un mouvement assez large – et international – visant à déboulonner des statues et à débaptiser des lieux publics qui rendent hommage à des personnalités esclavagistes et/ou colonialistes. Quel regard portez-vous là-dessus ?

La France est largement à la traîne parmi les anciennes métropoles coloniales dans ce mouvement. Lors du mouvement Black Lives Matter décliné en « Génération Adama » en France, Macron a fermé la porte à ce mouvement, au nom de « l’antirepentance », selon l’idéologie de la droite nationaliste. Davantage, comme à Perpignan, chez Louis Alliot, ou à Toul, on prend des initiatives pour honorer des criminels coloniaux, sans que cela ne provoque de remous. En dépit des gesticulations mémorielles de Macron, nous baignons donc toujours dans l’aphasie coloniale : nous savons très bien ce qu’il s’est passé, mais il nous est impossible de le dire officiellement. Avec un gouvernement soutenu par le RN, je pense que nous allons avoir à affronter un retour en force de la nostalgie coloniale.

Propos recueillis par Benoît Godin

Je soutiens Survie

[1Notamment Le Pen et la Torture (2024), sur le passé tortionnaire du fondateur du Front national en Algérie, et Ici on noya les Algériens - La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961 (2021), tous deux aux éditions Le Passager clandestin.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 342 - décembre 2024
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