Survie

Un procès pour entrevoir ceux qui ont résisté au génocide

L’ex-gendarme Philippe Manier condamné en appel

(mis en ligne le 13 avril 2025) - Laurence Dawidowicz

Condamné en première instance par la cour d’assises de Paris pour son rôle dans le génocide des Tutsis, l’ancien adjudant-chef Philippe Manier était jugé en appel cet automne. Le verdict a confirmé la peine de réclusion criminelle à perpétuité. Retour sur le procès.

Le 28 juin 2023, l’ancien adjudant-chef Philippe Manier (Philippe Hategekimana avant sa naturalisation française) était condamné, en vertu de la compétence universelle, à la réclusion criminelle à perpétuité par la cour d’assises de Paris pour génocide, complicité de génocide, crimes contre l’humanité, complicité de crimes contre l’humanité et participation à une entente en vue de la préparation des crimes de génocide et autres crimes contre l’humanité. Le procès en appel de celui qui était surnommé Biguma s’est tenu du 4 novembre au 20 décembre 2024.

On se rappelle de lui aux barrières et sur les collines

Petit retour en arrière. À partir du 20 avril 1994, les chemins de la sous-préfecture de Nyabisindu (préfecture de Butare, Rwanda) se couvrent de barrières tenues par des Interhamwe et par des gendarmes pour contrôler, arrêter, violenter, tuer les Tutsis qui tentent de les franchir. Lors des audiences, plus de douze ont été identifiées. À la barre, Érasme Ntazinda se souvient : « L’adjudant-chef Hategekimana Philippe alias Biguma a fait ériger cinq barrières tout près de la laiterie de Nyanza. Il a demandé à la population de tuer tout Tutsi qu’ils allaient trouver et de manger son bétail et de brûler sa maison. Il a fourni deux bidons remplis de bière de banane et des caisses de limonades à ceux qui tenaient ces barrières  ». Ces barrières ont été un « outil particulièrement efficace du plan génocidaire, le premier ministre Kambanda l’ayant reconnu lui-même lorsqu’il a plaidé coupable devant le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) », rappelle le président du tribunal.
La traque et les massacres des Tutsis débutent, ainsi que le pillage et la destruction de leurs biens. Un témoin affirme que «  l’adjudant-chef Hategekimana Philippe alias Biguma de Nyanza, en compagnie du bourgmestre Hategekimana Didace, sillonnait la commune pour voir comment les instructions de tuer les Tutsis étaient mises en pratique  ». Des femmes, des enfants, des Tutsis de tous âges sont enlevés et disparaissent à jamais, après que des actes inhumains aient été commis sur eux : « Les victimes ont été fusillées, attaquées à l’arme lourde, littéralement découpées avec des machettes et des haches, frappées à mort avec des gourdins, émasculées, éventrées, violées dans des conditions sordides, laissées pour mortes et soumises à une lente agonie  ». Nombreux sont victimes d’exécutions sommaires sur les barrières mêmes, mais aussi dans les lieux où ils avaient trouvé refuge comme sur les collines de Nyabubare, Nyamure ou à l’Isar Songa.

Un « bras zélé du génocide des Tutsis »

Le procès permet aussi de ne pas oublier ceux qui ont tenu tête. Le préfet Habiyalimana tout d’abord. La particularité de la région de Butare est d’avoir résisté durant deux semaines au raz de marée génocidaire qui emportait le pays, notamment grâce à l’action de cet homme. Après sa destitution le 17 avril 1994 et la diffusion sur les ondes de discours incendiaires pour encourager et inciter l’administration locale et la population à s’engager dans les tueries, la préfecture « rebelle » a finalement basculé dans le génocide le 20 avril.
Le bourgmestre de Nyatzo, Jean de dieu Gisagara, et celui de Nyanza, Narcisse Nyagasaza, opposés au génocide, sont débusqués entre le 23 et le 24 avril 1994. Biguma ordonne l’arrestation de ce dernier. « L’exécution en public du bourgmestre, autorité administrative tutsie, symbole de la résistance au génocide, a montré l’exemple et assuré une totale impunité à la population hutue, cela l’incitera à se livrer aux massacres des Tutsis et au pillage de leurs biens », notera le président du tribunal, Marc Sommerer, dans les motivations du verdict.


Au fil des audiences, on comprend mieux la résistance des Tutsis sur les collines grâce à plusieurs témoignages, dont celui de François Habimana : « Si Biguma n’était pas venu avec ses gendarmes et avec les armes à feu prévues pour assurer la protection de la population, s’ils étaient allés se battre contre d’autres gendarmes, nous la population avec des houes, nous aurions pu nous réconcilier, ils n’auraient pas eu le dessus sur nous ; on se serait battu, houes contre houes, machette contre machette, ils n’auraient pas eu le dessus. »
Sur les collines de Nyabubare comme sur celle de Nyamure, les Tutsis ont en effet résisté plusieurs jours aux attaques quotidiennes des miliciens et de la population venus avec des armes traditionnelles. Mais l’arrivée des gendarmes, équipés d’armes à feu et de mortier et dirigés par Biguma, leur supérieur hiérarchique présent tout au long du massacre, a changé l’équilibre des forces. Les tueries ont été terribles. La cour et le jury ont relevé dans les motivations du verdict la « brutalité et une cruauté inouïe, les récits de certains rescapés faisant état de scènes effroyables ». S’adressant à l’accusé, le président du tribunal détaille : « Vous avez usé de votre autorité et de votre prestige, vous avez pris une part active dans le meurtre de vieillards, de femmes et d’enfants.  […] Vous avez été le bras zélé du génocide  […] certes pas le seul, mais sans vous, monsieur, les faits n’auraient pas pris une telle ampleur  ».
L’accusé a été reconnu coupable de crime de génocide dans ces deux attaques. C’est aussi pour avoir aidé et assisté les gendarmes en leur fournissant un mortier de 60 pour commettre des massacres massifs et pour leur avoir ordonné d’y prendre part qu’il a été reconnu complice de crime contre l’humanité. Dans la lettre de motivation du verdict est noté que «  le rôle et l’action de la gendarmerie ont été déterminants non seulement pour légitimer les massacres mais aussi pour vaincre la résistance des Tutsis dans certains lieux où ils avaient trouvé refuge ». François Graner, membre de Survie, appelé comme témoin de contexte, précisait que « 15 % des victimes ont été tuées par armes à feu », ce qui montre l’implication de la gendarmerie dans les massacres, celle-ci étant la principale force armée au niveau local. Leur intervention permettait ensuite aux miliciens Interhamwe d’achever les mourants. « Le bilan effroyable de l’attaque, 11 000 victimes, est la preuve de la mise en œuvre d’un plan concerté  », affirme la cour et le jury.

La parole des témoins pas respectée, celle des experts mise en doute

La psychologue, Régine Waintrater, autre témoin de contexte, a expliqué ce que voulait dire « témoigner » pour les témoins d’un tel procès. Pour chacun d’entre eux, c’est un moment important, une mission à la fois crainte et désirée, qui leur fait revivre les horreurs qu’ils ont traversées, le sentiment d’abandon de la part du monde qu’ils ont éprouvé pendant leur calvaire, le souvenir des souffrances infligées devant eux à ceux et celles qu’ils aimaient. Mais ils et elles ont reçu mandat de ceux qui ne peuvent plus parler. Alors elles et ils témoignent, avec courage. Philippe Manier, chaque fois que le président du tribunal lui demande ce qu’il pense de telle ou telle déclaration d’un témoin, répond : «  Ce sont des déclarations préparées », ou bien : « Ils sont tous les mêmes ».
Face à François Graner, l’avocat de l’accusé ironise, le questionnant : « Êtes-vous neutre ? Êtes-vous un expert ? » Poussant le président à répondre : «  Au niveau d’une procédure pénale, un expert est une personne qui a des connaissances techniques et à laquelle la justice s’adresse avec une méthodologie précise. Le rapport versé est soumis au contradictoire, il peut y avoir ensuite une contre-expertise. Il existe des listes d’experts désignés par la cour, mais il existe aussi des gens qu’on va chercher, car ils sont reconnus dans leur domaine de compétence. »

Les mots du génocide

Les audiences ont aussi permis de revenir sur le vocabulaire utilisé par les génocidaires. S’il est vrai que les mots eux-mêmes ne tuent pas, ils délivrent une permission de tuer en déshumanisant les cibles qu’ils désignent : ces cafards, ces serpents, ces « inyenzi » (cancrelats)… En travestissant leur sens également : comme quand « travailler » voulait dire tuer, « nettoyer » éliminer les Tutsis, « arracher les racines » tuer les enfants… Aujourd’hui c’est la parole des témoins que les génocidaires tentent de déconsidérer, alors qu’il faut tant de courage pour prendre la parole et « raconter les circonstances de la mort d’un parent, le déterrer de la fosse commune où l’a jeté le crime de masse, c’est lui donner une sépulture psychique » [1]. Les témoignages dans un tel procès sont pourtant bien des éléments de preuve à part entière, débattus contradictoirement tout au long de l’instruction comme des audiences.
Me Simon, avocat de Survie et de parties civiles rwandaises, l’a mis en évidence dans sa plaidoirie : « Nous savons que la haine du Tutsi est née d’une entreprise de propagande marquée par l’emploi du double langage et d’un discours de haine exacerbée visant directement les Tutsis. À cette culture de la haine s’est ajoutée la culture de l’impunité. Le génocide des Tutsis est l’aboutissement d’un projet de déshumanisation des Tutsis devenus des objets.  »
Il poursuit en évoquant « la définition de l’ennemi et ce glissement sémantique dangereux entre les forces armées du FPR identifiées aux Tutsis de l’intérieur qui seraient des espions, des agents infiltrés dangereux – alors qu’ils n’étaient en réalité que des enfants, des vieillards, des femmes, des paysans – qu’il faut exterminer, humilier, faire disparaître, soustraire à l’Humanité. Jusqu’à faire disparaître les cadavres dans des fosses communes qu’on continue à chercher […] et tout cela dans le cadre de prétendus actes de légitime défense préventive. C’est l’idée qu’il faudrait exterminer pour survivre. Quel contraste quand on repense, par exemple, à cette partie civile venue à la barre avec sa photo déchirée, seul et unique vestige de ce qu’il reste de sa famille ! »
Et l’avocat de conclure : « Tout ça glisse sur lui [l’accusé] dans la pire des banalités. […] Le stade ultime du génocide, c’est l’indifférence  ». C’est aussi une forme de négation.

Laurence Dawidowicz

Je soutiens Survie

[1Sortir du génocide, témoigner pour réapprendre à vivre, Régine Waintrater (Payot, 2011).

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 344 - février 2025
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