« De quoi le rejet de la France est-il le nom ? » C’est le nom d’une étude menée par Tournons la page pour tenter de mieux cerner, du côté de l’Afrique, les raisons du rejet de la politique française sur le continent. À travers elle, ce sont les aspirations à une démocratie adaptée et multidimensionnelle qui se dessinent.
« Le mot de stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler. » [1] On imagine que la notion de stigmate telle qu’elle est pensée par le sociologue Erving Goffman a pu flotter dans la tête des concepteurs de l’enquête à l’origine du rapport « De quoi le rejet de la France est-il le nom ? » au moment où ils décidèrent d’explorer ce qui se cache derrière ce qui est « devenu une facilité langagière » selon eux : le sentiment antifrançais.
Le rapport, rendu public en novembre 2024, est le résultat d’une recherche-action menée pendant environ un an dans six pays d’Afrique francophone par le mouvement international Tournons la page, en collaboration avec le Centre de recherches internationales de Sciences Po (voir l’encadré ci-dessous). Il commence par décrire la montée en puissance de l’expression politico-médiatique « racisme anti-français », à partir de la fin des années 2010, au moment de l’enlisement des forces françaises au Sahel. Cette défiance (profonde, bien que variable selon les sujets), dont font état les données collectées, s’avère basée sur un ancrage finalement très contemporain, sans références marquées au passé colonial.
Parmi les raisons avancées pour expliquer ce désamour, le plan militaire d’abord : les récentes interventions françaises sont perçues comme un échec. Ces opérations, censées garantir la sécurité régionale, sont interprétées comme ayant servi prioritairement les intérêts stratégiques de la France (et ceux des dirigeants choisis par Paris). Les panélistes soulignent également une profonde méfiance vis-à-vis de ce qu’ils appellent les « agendas cachés » d’une France accusée de chercher à tirer profit de l’instabilité des pays africains. Si les analyses divergent sur les causes de cet enlisement militaire, de l’avis partagé une réponse « africaine » serait possible et préférable si elle était financée et armée.
Mais c’est dans les aspects économiques, une autre dimension clé de la souveraineté, que la France est vue comme le partenaire le moins fiable et que les collusions avec les pouvoirs locaux sont les plus pointées. Les multinationales, françaises mais pas seulement, sont perçues comme des instruments de prédation, pillant les ressources naturelles tout en maintenant les pays africains dans une position de dépendance malgré la libéralisation des échanges soi-disant promise par la mondialisation.
Par ailleurs, la dimension culturelle joue également un rôle clé dans cette montée de la défiance. Les données recueillies soulignent un sentiment d’aliénation culturelle au profit d’un triptyque féminisme, homosexualité, contrôle des naissances. Ces éléments alimentent un débat sur la préservation d’une « authenticité africaine » face à ce qui est perçu comme une forme d’ingérence morale insidieuse.
Enfin, est soulignée par l’étude la malhonnêteté d’un système de doubles standards qui serait appliqué par la France en ce qui concerne la démocratie et les droits humains. Les panélistes pointent le soutien politique français à certains régimes autoritaires, méprisant le respect à la fois de leurs propres règles constitutionnelles et des droits humains de leurs populations. La situation du Tchad est ainsi vue comme symptomatique de cette duplicité.
Le rejet de la France s’accompagne d’une aspiration croissante à une souveraineté complète et à l’autodétermination. Si une majorité des personnes interrogées reste attachée aux principes démocratiques, leur mise en œuvre hors-sol et défectueuse a entraîné une « fatigue démocratique », poussant certains à tolérer les interventions des armées nationales en cas de dérive des dirigeants élus – même si la méfiance persiste quant à la capacité des juntes militaires à instaurer un véritable changement. Ceci est résumé par une citation tirée d’un entretien réalisé au Cameroun : « En vérité, quand on se noie, on peut même attraper un serpent… »
Face à cette situation, un souverainisme africain protéiforme émerge, reposant sur la non-soumission aux contraintes extérieures existantes, le contrôles des ressources locales et une quête d’efficacité gouvernementale basée notamment sur la qualité de « l’État en action » et sur le lien entre le peuple et ses dirigeants. Sans être uniforme, cette aspiration se heurte aussi à un questionnement : comment construire un modèle de gouvernance alternatif qui ne reproduise pas les erreurs du passé ? Si certaines figures militaires, comme Assimi Goïta au Mali ou Ibrahim Traoré au Burkina Faso, incarnent cet espoir de rupture, la crainte d’un pouvoir autoritaire prolongé reste vive.
L’avenir politique du continent reposerait ainsi sur la capacité à réinventer des formes de gouvernance adaptées aux réalités locales, conciliant stabilité, aspirations démocratiques... et autonomie ! Une autonomie politique, économique et sociale véritable pour que les pays africains, en choisissant leur destin, puissent enfin cesser de « charrier les insupportables apories du monde contemporain » [2].
Nathalie (Groupe Survie Nord)
Qui ? Le mouvement citoyen international Tournons La Page (TLP) et le Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI).
Quand ? L’enquête a été réalisée sur une période d’environ un an, se concluant par la publication de l’étude en novembre 2024.
Comment ? Une démarche de recherche-action combinant des enquêtes qualitatives et quantitatives : 470 questionnaires ont été exploités et 50 focus groupes organisés dans 6 pays francophones : Bénin, Cameroun, Côte d’Ivoire, Gabon, Niger et Tchad.
Biais pris en compte :
• Représentativité limitée par l’échantillon composé de militants de la société civile, principalement masculins, ayant mené des études supérieures et vivant dans les pays choisis.
• Influence des facilitateurs, étudiants et coordinateurs locaux, concernant l’interprétation et/ou la formulation des questions. Mais aussi, en termes de temporalité et d’objectifs, de l’équipe éditoriale essentiellement française et masculine.
Le rapport est à télécharger sur le site web de Tournons la page