Mobiliser l’outil judiciaire pour une reconnaissance – voire une condamnation – de la complicité française dans le génocide tutsi reste à ce jour une gageure, notamment au pénal. D’où l’idée d’essayer une autre voie en attaquant sur le terrain de la justice administrative. Explications.
Comment mobiliser l’outil judiciaire pour faire reconnaître et sanctionner la complicité de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 ? Jusqu’à présent, on ne peut que constater un enlisement des procédures engagées depuis des années par des associations, dont Survie, devant la justice pénale française. Beaucoup se sont même soldées par un non-lieu, notamment la plainte (actuellement renvoyée en Cassation) des rescapés de Bisesero (Billets d’Afrique n°343, 01/2025). D’autres ne semblent pas prospérer, comme la plainte des femmes tutsies qui accusent de viols les soldats français de l’opération Turquoise, celle concernant les ventes d’armes pendant l’embargo de l’ONU, celle contre la banque BNP pour le financement d’armes, ou encore celle contre le mercenaire Paul Barril. Autant de dossiers qui incriminent des représentants de l’État français ou de ses institutions.
De quoi conduire à une réflexion sur les moyens d’action en justice et sur un changement d’approche. Cette réflexion s’est accélérée après la publication en 2021 du rapport Duclert [1]. 2. Celui-ci, fruit du travail d’historiens, a fait suite aux recherches menées sans interruption depuis 1994 par la société civile, et aussi en 1998 par une mission d’information parlementaire. Il a entériné, noir sur blanc, la reconnaissance d’une implication de l’État français. Il a souligné que « la France a des responsabilités lourdes et accablantes » du fait de son soutien aux extrémistes hutus avant, pendant et même après le génocide des Tutsis. Cependant, en supposant que l’absence d’intention criminelle suffisait à absoudre l’État français de toute complicité, ce rapport a porté une appréciation qui ne relève pas de ses compétences, et qui est juridiquement infondée.
En 2023, une vingtaine de rescapés et de membres de familles de victimes, soutenus par deux associations, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) et Rwanda avenir, ont déposé une requête devant la justice administrative française. À la différence de la justice pénale qui règle les litiges opposant les personnes privées et sanctionne les auteurs de crimes ou de délits, la justice administrative tranche un conflit qui oppose un citoyen ou une organisation à l’administration, par exemple l’État. Elle peut faire annuler un acte illégal d’une institution publique, et éventuellement comme ici demander une réparation pour les conséquences de cet acte.
Le mandataire des requérants est Philippe Raphaël, magistrat administratif, qui définit la stratégie et rédige les mémoires. La requête déposée en première instance devant le Tribunal administratif attaque, à la fois globalement et dans le détail, l’action de l’État français au Rwanda de 1990 à 1994 et sa responsabilité dans le génocide tutsi. Elle regroupe trois mémoires totalisant 300 pages, nourries par des années de travail de la société civile – journalistes, chercheurs, militants associatifs… – et des rapports de parlementaires ou d’historiens.
Ces mémoires visent des actions qui pourraient être qualifiées de fautes systémiques ou d’erreurs d’appréciation, et dont la première conséquence est de rendre l’État français, de fait, complice d’un génocide. Ces actions ont notamment été menées pendant les trois interventions militaires françaises :
Centrée sur la responsabilité étatique et non sur les personnes, la requête a mis en cause les administrations des ministères de la Défense (actuel ministère des Armées), des Affaires étrangères et de la Coopération (actuellement regroupés dans le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères), ainsi que le premier ministre. Parmi celles-ci, seul le ministère des Armées a répliqué.
Son mémoire, de sept petites pages, ne répond aucunement sur le fond. Le ministère demande simplement à bénéficier d’une célèbre jurisprudence du Conseil d’État datant de 1875 : celle-ci tolère que les décisions gouvernementales qui concernent les relations entre la France et l’étranger puissent échapper à la justice administrative. Les décisions concernées, appelées « actes de gouvernement », sont par exemple la suspension d’un traité ou d’un accord international, les mesures prises au cours de la négociation d’un traité, ou la décision du Président d’engager des forces militaires à l’étranger.
Or cette forme d’immunité juridique française tend à être remise en question aujourd’hui. Ainsi, en septembre 2022, la Cour européenne des droits de l’Homme a condamné l’État français qui l’invoquait [2]
L’instruction a été clôturée en juin 2024. L’audience s’est tenue le 24 octobre, et la décision a été rendue le 14 novembre [3]. Dans son jugement, le Tribunal administratif de Paris s’est déclaré incompétent, se rangeant ainsi du côté du ministère des Armées. Il entérine ainsi la position de l’administration qui se substitue au juge, et se juge elle-même.
La décision du Tribunal administratif stipule que l’ensemble des décisions et agissements de la France au Rwanda qui sont mis en cause « n’est pas détachable de la conduite des relations internationales de la France à l’égard de l’État rwandais puis également, à compter de juillet 1994, de l’Organisation des Nations unies dont le Conseil de sécurité lui avait confié un mandat [et] soulèvent des questions qui ne sont pas susceptibles, par leur nature, d’être portées devant la juridiction administrative ». Comme le Tribunal se refuse à tout examen des faits et de leur légalité, il ne saurait juger de la complicité de génocide.
En janvier 2025, les requérants font appel, considérant notamment que :
Même si on reconnaissait qu’il est justifié que les décisions gouvernementales concernant les relations internationales échappent à la justice, la jurisprudence a conduit à définir des « actes détachables » qui, eux, peuvent être jugés. Ce sont ceux qui touchent des personnes et qui n’influent pas sur les relations diplomatiques de la France. Selon les requérants, les trois quarts des actes attaqués dans la requête sont « détachables » et donc jugeables de toute façon. Par exemple, le contrôle des cartes d’identité par des soldats français, la non séparation des génocidés et des génocidaires dans les camps de réfugiés sous contrôle de l’armée française, ou la non interruption de la Radio Télévision Libre des Mille collines (RTLM).
Il demeure une double question, fondamentale pour la démocratie. D’une part, est-ce que des actes constitutifs de complicité de génocide font partie de la normalité des actes de gouvernement ? D’autre part, est-ce que la protection que leur reconnaît le Conseil d’État est supérieure, en droit, aux normes internationales et à la Convention de prévention du génocide ?
Avec une rapidité hors norme, la Chambre administrative d’appel a tenu son audience le 7 mars 2025. Au moment de mettre sous presse, nous ne connaissons pas encore sa décision. Si elle suit le rapporteur public, elle entérinera le jugement de première instance.
Pour faire dire le droit, faire reconnaître que l’État français est complice de génocide, et mettre fin à son impunité, les requérants sont prêts à aller si nécessaire en cassation devant le Conseil d’État. À lui de renverser sa propre jurisprudence, afin de lever l’immunité dont jouissent les responsables qui prennent des décisions dont les conséquences sont des crimes de génocide ou des crimes contre l’humanité. Si le Conseil d’État s’y refuse, le dossier ira devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Un nouveau long combat en perspective.
Claire-Emmanuelle Mercier
[1] « Décryptage du rapport Duclert : une analyse superficielle qui exonère à tort l’État français » (Survie.org, 27/03/2021)
[2] En l’occurrence pour son refus de rapatrier des mères et enfants retenus dans les camps du nord-est de la Syrie. CEDH, gr. ch., 14 sept. 2022, nos 24384/19 et 44234/20. Source : https://www.dalloz-actualite.fr/sites/dalloz-actualite.fr/files/resources/2022/09/2438419_et_4423420.pdf