Survie

L’État français face à la justice administrative

France-Rwanda (1990-1994)

(mis en ligne le 25 juin 2025) - Claire-Emmanuelle Mercier

Mobiliser l’outil judiciaire pour une reconnaissance – voire une condamnation – de la complicité française dans le génocide tutsi reste à ce jour une gageure, notamment au pénal. D’où l’idée d’essayer une autre voie en attaquant sur le terrain de la justice administrative. Explications.

Comment mobiliser l’outil judiciaire pour faire reconnaître et sanctionner la complicité de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 ? Jusqu’à présent, on ne peut que constater un enlisement des procédures engagées depuis des années par des associations, dont Survie, devant la justice pénale française. Beaucoup se sont même soldées par un non-lieu, notamment la plainte (actuellement renvoyée en Cassation) des rescapés de Bisesero (Billets d’Afrique n°343, 01/2025). D’autres ne semblent pas prospérer, comme la plainte des femmes tutsies qui accusent de viols les soldats français de l’opération Turquoise, celle concernant les ventes d’armes pendant l’embargo de l’ONU, celle contre la banque BNP pour le financement d’armes, ou encore celle contre le mercenaire Paul Barril. Autant de dossiers qui incriminent des représentants de l’État français ou de ses institutions.
De quoi conduire à une réflexion sur les moyens d’action en justice et sur un changement d’approche. Cette réflexion s’est accélérée après la publication en 2021 du rapport Duclert [1]. 2. Celui-ci, fruit du travail d’historiens, a fait suite aux recherches menées sans interruption depuis 1994 par la société civile, et aussi en 1998 par une mission d’information parlementaire. Il a entériné, noir sur blanc, la reconnaissance d’une implication de l’État français. Il a souligné que «  la France a des responsabilités lourdes et accablantes » du fait de son soutien aux extrémistes hutus avant, pendant et même après le génocide des Tutsis. Cependant, en supposant que l’absence d’intention criminelle suffisait à absoudre l’État français de toute complicité, ce rapport a porté une appréciation qui ne relève pas de ses compétences, et qui est juridiquement infondée.
En 2023, une vingtaine de rescapés et de membres de familles de victimes, soutenus par deux associations, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) et Rwanda avenir, ont déposé une requête devant la justice administrative française. À la différence de la justice pénale qui règle les litiges opposant les personnes privées et sanctionne les auteurs de crimes ou de délits, la justice administrative tranche un conflit qui oppose un citoyen ou une organisation à l’administration, par exemple l’État. Elle peut faire annuler un acte illégal d’une institution publique, et éventuellement comme ici demander une réparation pour les conséquences de cet acte.

Globalement et dans le détail

Le mandataire des requérants est Philippe Raphaël, magistrat administratif, qui définit la stratégie et rédige les mémoires. La requête déposée en première instance devant le Tribunal administratif attaque, à la fois globalement et dans le détail, l’action de l’État français au Rwanda de 1990 à 1994 et sa responsabilité dans le génocide tutsi. Elle regroupe trois mémoires totalisant 300 pages, nourries par des années de travail de la société civile – journalistes, chercheurs, militants associatifs… – et des rapports de parlementaires ou d’historiens.
Ces mémoires visent des actions qui pourraient être qualifiées de fautes systémiques ou d’erreurs d’appréciation, et dont la première conséquence est de rendre l’État français, de fait, complice d’un génocide. Ces actions ont notamment été menées pendant les trois interventions militaires françaises :

  • L’opération Noroît (octobre 1990 – décembre 1993), qui détourne le traité d’assistance militaire de 1975 au motif fallacieux d’une agression étrangère. Durant cette opération, des forces françaises ont participé à des contrôles d’identité, alors même que la mention « Tutsi » sur la carte d’identité suffisait à mettre en danger les personnes contrôlées.
  • L’opération Amaryllis (avril 1994), constitutive de non-assistance à personne en danger, lorsque l’élimination massive des Tutsis commence.
  • L’opération Turquoise (juin – août 1994), déclenchée pour soutenir le gouvernement génocidaire sous couvert du détournement d’un mandat humanitaire de l’ONU.
  • Les requérants considèrent entre autres que :
  • L’État français a engagé sa responsabilité du fait de fautes lourdes commises par ses préposés, dès lors qu’il a apporté aide et soutien au gouvernement rwandais, qu’il n’a pas dénoncé le traité d’assistance militaire conclu le 18 juillet 1975 entre la France et le Rwanda, qu’il n’a pas cherché à faire cesser le génocide lorsqu’il était en cours, et qu’à la fin du génocide il a apporté son soutien aux membres des Forces armées rwandaises durant leur retraite.
  • L’État a privilégié (en le détournant) l’accord d’assistance technique de 1975 sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, dont la France est pourtant signataire depuis 1950. Or la valeur juridique de cette dernière prime de très loin sur celle d’un simple accord.
  • Contrairement à ce que l’Élysée a laissé entendre le 4 avril 2024, ce n’est pas par un simple manque de volonté que l’État français s’est abstenu de prévenir le génocide. Ce qui a prévalu, c’est la volonté de faire et laisser faire. Dans le cadre de la politique françafricaine, et certes sans intention génocidaire, les différents organes de l’État ont maintenu une aide technique et un soutien aux extrémistes hutus. Et ce avant, pendant et après le génocide qu’ils ont conduit, alors même que les services de renseignement français informaient les décideurs en temps réel.
  • L’armée française et son chef d’état-major ont outrepassé leurs prérogatives au détriment des autorités civiles.
  • Le soutien militaire français à l’armée rwandaise a aidé le régime génocidaire à se maintenir au pouvoir. Ainsi le 19 juillet 2021, Antoine Anfré, nouvel ambassadeur de France au Rwanda, a-t-il pu écrire sur le livre d’or du mémorial de Gisozi : « Le génocide des Tutsis n’aurait pas eu lieu si nous avions eu une autre politique. »

La (non) réponse du gouvernement

Centrée sur la responsabilité étatique et non sur les personnes, la requête a mis en cause les administrations des ministères de la Défense (actuel ministère des Armées), des Affaires étrangères et de la Coopération (actuellement regroupés dans le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères), ainsi que le premier ministre. Parmi celles-ci, seul le ministère des Armées a répliqué.

Son mémoire, de sept petites pages, ne répond aucunement sur le fond. Le ministère demande simplement à bénéficier d’une célèbre jurisprudence du Conseil d’État datant de 1875 : celle-ci tolère que les décisions gouvernementales qui concernent les relations entre la France et l’étranger puissent échapper à la justice administrative. Les décisions concernées, appelées « actes de gouvernement », sont par exemple la suspension d’un traité ou d’un accord international, les mesures prises au cours de la négociation d’un traité, ou la décision du Président d’engager des forces militaires à l’étranger.
Or cette forme d’immunité juridique française tend à être remise en question aujourd’hui. Ainsi, en septembre 2022, la Cour européenne des droits de l’Homme a condamné l’État français qui l’invoquait [2]

La décision du Tribunal administratif

L’instruction a été clôturée en juin 2024. L’audience s’est tenue le 24 octobre, et la décision a été rendue le 14 novembre [3]. Dans son jugement, le Tribunal administratif de Paris s’est déclaré incompétent, se rangeant ainsi du côté du ministère des Armées. Il entérine ainsi la position de l’administration qui se substitue au juge, et se juge elle-même.
La décision du Tribunal administratif stipule que l’ensemble des décisions et agissements de la France au Rwanda qui sont mis en cause « n’est pas détachable de la conduite des relations internationales de la France à l’égard de l’État rwandais puis également, à compter de juillet 1994, de l’Organisation des Nations unies dont le Conseil de sécurité lui avait confié un mandat [et] soulèvent des questions qui ne sont pas susceptibles, par leur nature, d’être portées devant la juridiction administrative ». Comme le Tribunal se refuse à tout examen des faits et de leur légalité, il ne saurait juger de la complicité de génocide.

De solides arguments pour faire appel

En janvier 2025, les requérants font appel, considérant notamment que :

  • Cette théorie des « actes de gouvernement », qui ne repose que sur une jurisprudence, est une négation de l’État de droit. Cette immunité juridique absolue est contraire à la Constitution, notamment au principe de séparation des pouvoirs ; et à l’ordre public international, notamment la Convention pour la prévention du génocide.
  • Même si on accepte que cette protection s’applique, elle ne couvre que les actes du président de la République et des personnes participant à la fonction gouvernementale. Elle ne concerne pas les décisions prises de manière autonome par les autres autorités administratives, notamment le chef d’état-major des armées.
  • En outre, les décisions illégales attaquées dans la requête ne font pas partie de celles qui pourraient être protégées. En effet, elles ne concernent pas la conduite des relations internationales et ne constituent pas non plus des opérations de guerre.
    En résumé, le juge administratif est entièrement compétent pour se prononcer sur ce contentieux.

Une question fondamentale pour la démocratie

Même si on reconnaissait qu’il est justifié que les décisions gouvernementales concernant les relations internationales échappent à la justice, la jurisprudence a conduit à définir des « actes détachables » qui, eux, peuvent être jugés. Ce sont ceux qui touchent des personnes et qui n’influent pas sur les relations diplomatiques de la France. Selon les requérants, les trois quarts des actes attaqués dans la requête sont « détachables » et donc jugeables de toute façon. Par exemple, le contrôle des cartes d’identité par des soldats français, la non séparation des génocidés et des génocidaires dans les camps de réfugiés sous contrôle de l’armée française, ou la non interruption de la Radio Télévision Libre des Mille collines (RTLM).
Il demeure une double question, fondamentale pour la démocratie. D’une part, est-ce que des actes constitutifs de complicité de génocide font partie de la normalité des actes de gouvernement ? D’autre part, est-ce que la protection que leur reconnaît le Conseil d’État est supérieure, en droit, aux normes internationales et à la Convention de prévention du génocide ?

Et maintenant ?

Avec une rapidité hors norme, la Chambre administrative d’appel a tenu son audience le 7 mars 2025. Au moment de mettre sous presse, nous ne connaissons pas encore sa décision. Si elle suit le rapporteur public, elle entérinera le jugement de première instance.
Pour faire dire le droit, faire reconnaître que l’État français est complice de génocide, et mettre fin à son impunité, les requérants sont prêts à aller si nécessaire en cassation devant le Conseil d’État. À lui de renverser sa propre jurisprudence, afin de lever l’immunité dont jouissent les responsables qui prennent des décisions dont les conséquences sont des crimes de génocide ou des crimes contre l’humanité. Si le Conseil d’État s’y refuse, le dossier ira devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Un nouveau long combat en perspective.
Claire-Emmanuelle Mercier

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 346 - avril 2025
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