Journaliste néerlandais, Olivier van Beemen vient de publier Au nom de la nature, réquisitoire implacable contre Afrikan Parks que la France continue pourtant de soutenir malgré des alertes répétées aux violations des droits de l’Homme commises par cette ONG.
Le titre complet du livre d’Olivier van Beemen, Au nom de la nature, Enquête sur les pratiques néocolonialistes de l’ONG African Parks (éditions Rue de l’Echiquier, 2025) est explicite. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est la qualité d’écriture et de traduction (par Daniel Cunin) de cet ouvrage qui se lit avidement comme un roman d’aventure ou un bon polar. En une succession de chapitres courts et incisifs, l’auteur, journaliste néerlandais déjà auteur d’une enquête sur les pratiques de l’entreprise Heineken en Afrique [1], nous fait partager ses trois années de recherche passées d’une part, à scruter son écran d’ordinateur à l’affût de la moindre trace documentée d’African Parks (AP) et d’autre part, à aller à ses risques et périls sur le terrain. Du Centre au Sud et d’Est en Ouest de l’Afrique, il a approché au plus près (car AP l’empêche d’y pénétrer) les réserves dites « naturelles » gérées par l’ONG.
Tout a commencé au pays de l’auteur… Paul Fentener van Vlissingen (1941-2006) appartient à la neuvième génération à la tête d’un conglomérat familial, la Steenkolen Handels-Vereeninging (SHV Holdings), actif dans le charbon, le pétrole, le transport maritime, la construction et, à partir de 1968, la vente en gros (via la chaîne de magasins Makro). En 1980, il installe le siège statutaire de SHV sur la partie hollandaise de l’île de Saint-Martin, paradis fiscal, le siège social restant à Utrecht. Makro s’étend à l’étranger, notamment en Afrique du Sud avec cinq magasins. La Communauté économique européenne lui demande alors de déclarer la couleur de peau de ses employé·e·s là-bas afin de vérifier si elle participe ou non à la politique d’apartheid. SHV refuse. De 1985 à 1987, en représailles, l’Action révolutionnaire anti-raciste (RaRa) brûle des Makro aux Pays-Bas mêmes. Les assureurs se dérobant, Makro doit finalement quitter l’Afrique du Sud.
Passionné de chasse depuis l’adolescence, avec son père et des membres de la famille royale, Paul Van Vlissingen a tué du gibier dans son pays, mais aussi des éléphants en Afrique. Il possède d’ailleurs une propriété (parmi d’autres de par le monde !), le Pitse Lodge, dans une réserve animalière privée sud-africaine, au nord de Pretoria. Tout près du parc national de Marakele.
En 2000, il crée la société Marakele Park, achète des terres aux agriculteurs des environs pour des montants au-delà du prix du marché, puis signe un partenariat public-privé avec le parc national, s’engageant à agrandir la réserve naturelle. Cette région est composée à l’est de massifs rocheux verdoyants (jusqu’à 2 000 m d’altitude) et à l’ouest de bosveld, c’est-à-dire de prairies couvertes de hautes herbes, broussailles épaisses, arbustes et, les dominant, de marulas. Endroit idyllique où préserver la nature sauvage, n’est-ce pas ? Non, vous avez tout faux !
Marakele (« sanctuaire » en tswana) porte désormais mal son nom : Van Vlissingen veut y expérimenter son concept bien à lui de protection de l’environnement. « Recourant à des bulldozers, il fait raser tout ce qui rappelle une présence humaine – fermes [appartenant à des fermiers blancs], baraques du personnel (noir), clôtures et poteaux téléphoniques–, de même que les épais fourrés » (p. 39). Pourquoi ? Parce que « le dense bosveld n’est pas idéal pour les “safaristes”, car il empêche de bien voir les animaux » (ibidem). Van Vlissingen veut en faire une savane (comme en Tanzanie !) où introduire les Big Five, expression désignant, dans le jargon attrape-touristes, les cinq espèces considérées comme les plus difficiles à chasser : buffle, lion, léopard, rhinocéros et éléphant.
Fi des humains, ils ont dégagé ! Mais aussi fi des vautours, reptiles et espèces végétales qui faisaient la spécificité scientifique de ce parc national ! Celui-ci est, certes, maintenant agrandi en une seule vaste entité, mais l’accès à la partie appartenant à Van Vlissingen où, comme par hasard, ont été creusés les points d’eau pour les animaux – spectacle fascinant assuré ! –, est réservé, à des tarifs exorbitants, aux riches de la planète… Marakele Park, sans jamais appartenir formellement à AP, deviendra ainsi le prototype de la marque Van Vlissingen. Désormais, des centaines d’animaux seront délocalisés, à coûts faramineux, d’une zone à l’autre de l’Afrique. Ce ne sera pas toujours une réussite pour la survie des espèces, contrairement à ce dont se vante AP.
Parallèlement, à Johannesburg, en juillet 2000, trois passionnés de faune sauvage impliqués dans la gestion de Sanparks (South African National Parks), Peter Fearnhead, Blanc né en 1969 en Rhodésie (futur Zimbawe), Anthony Hall-Martin, spécialiste des éléphants, et Mavuso Msimang, Noir ancien combattant du Congrès national africain (ANC), fondent avec leur ami banquier Michel Eustace l’African Parks Management and Finance Company, « société à but lucratif qui souhaite administrer des réserves naturelles sur une base commerciale, en mettant l’accent sur le tourisme » (p.36). Espérant du financement, ils contactent le milliardaire néerlandais : ils tombent sur plus habile requin qu’eux ! Van Vlissingen leur coupe l’herbe sous les pieds en créant en 2003 à Utrecht sa propre entreprise African Parks BV et fait d’eux ses actionnaires… minoritaires ! Pour rassurer les chefs d’État africains méfiants envers une société commerciale prétendant assurer la protection de l’environnement en dégageant du profit, il crée dans la foulée l’ONG African Parks Foundation (APF).
De 2003 à fin 2005, celle-ci réussit à convaincre cinq pays de lui confier la gestion complète de réserves naturelles : Malawi, Zambie, Soudan, Éthiopie, République Démocratique du Congo (RDC). Milliardaires, Union européenne (UE), Agence américaine pour le développement (Usaid) et même le gouvernement néerlandais acceptent de la subventionner. Des personnalités acceptent de lui prêter leur nom pour appuyer ses demandes de fonds. Parmi elles, le Français député, plusieurs fois ministre (et futur premier), Michel Barnier, ou le richissime homme d’affaires et futur président sud-africain Cyril Ramaphosa.
Van Vlissingen mort, Peter Fearnhead lui succèdera fin 2006 à la tête d’APF, créant aussitôt à Johannesburg African Parks Networks (APN). Son homonyme et père (épinglé par les Panama Papers) habitant sur l’île de Man, « une grande partie des transactions financières » d’AP passera par ce paradis fiscal (p.175). Sans surprise, Fearnhead junior refuse de dévoiler son salaire : « C’est confidentiel » (p. 159). En 2021, AP admet dans son bilan annuel 252 000 euros pour son directeur. En fait, de même que d’autres administrateurs d’AP, il gagne davantage, via une kyrielle d’organisations ou sociétés dont lui et ses apparenté·e·s se partagent les émoluments avec des descendant·e·s de Van Vlissingen.
Après vingt ans d’existence, en 2023, AP gère 22 parcs dans douze pays, sur une superficie globale de 20 millions d’hectares. Qu’on ne s’y trompe pas : la courbe de croissance n’est pas régulière. Ainsi, en Éthiopie, face aux résistances des autochtones, AP a-t-il dû abandonner dès 2008, après à peine trois ans de gestion, les parcs de Nech Sar (463 maisons brûlées et des milliers de personnes expulsées pour faire place nette à AP) et de l’Omo. Autres résistances, en amont : le Sénégal, malgré les sollicitations, refusera de signer tout contrat avec AP. De même que le Kenya.
Hélas, les mouvements de révolte locaux ne furent pas tous couronnés de succès, loin de là. Car AP prétend, dans ses contrats, exercer tous les pouvoirs régaliens dans les zones naturelles qu’elle contrôle. Et d’abord, celui d’y assurer la sécurité – c’est ce point justement qui lui attira le soutien de donateurs puissants et de bénévoles. Mais la sécurité de qui ?
Prenons l’exemple, en RDC, du gigantesque parc de la Garamba (5 000 kilomètres carrés) et des trois domaines de chasse (réservée !) le jouxtant, eux-mêmes entourés de villages et petites villes groupant une population d’au moins 200 000 habitants. Un troupeau d’éléphants détruit-il des champs d’un village ? Un hippopotame broie-t-il la jambe d’un jeune garçon (qui n’a eu la vie sauve que parce que sa mère a eu le courage de plonger pour faire fuir l’agresseur – quelle femme !) ? Les victimes peuvent toujours attendre d’être correctement soignées et indemnisées… Il en est ainsi dans tous les parcs.
Par ailleurs, permis de pêche ou de chasse (du petit gibier), d’orpaillage artisanal, de récolte de bois, de fruits ou de plantes médicinales, sans parler d’accès pour des cérémonies religieuses ou honorer les défunts enterrés là, sont accordés de façon parcimonieuse ou carrément refusés. Face aux plaintes, AP se déclare non concernée car se contentant d’appliquer les lois du pays. Les rangers reçoivent une prime pour toute arrestation, très souvent arbitraire. Les habitant·e·s accusé·e·s de braconnage, quand ils·elles survivent aux mauvais traitements (euphémisme) infligés par les rangers, subissent ceux de la police locale. Les manifestations sont nombreuses (camion pillé, bureaux brûlés…) et durement réprimées : dans la Garamba, en 2019 ; à la Pendjari au Bénin, en 2018 ; au Congo-Brazzaville, en Zambie… Que fait AP à chaque fois ? Elle déplace ses bureaux en des lieux inaccessibles aux locaux.
Les autochtones ont pourtant de quoi être énervés : la chasse à l’éléphant et autres Big Five est autorisée au moins dans trois réserves d’AP : dans la Pendjari (Bénin), à Chico (Centrafrique) et à Bangweulu (Zambie). Un « touriste chasseur » ne rapporte-t-il pas plusieurs fois plus qu’un « touriste photographe » (p. 191) ? Quant à l’exploitation minière de l’or, AP s’en accommode très bien si elle est le fait d’une joint venture telle que Kibali Gold Mine qui jouxte et finance en partie le parc de la Garamba (RDC).
Les rangers sont à bonne école : les instructeurs sont blancs et proviennent majoritairement d’Afrique du Sud, d’Israël et de France. Notre pays n’a pas de scrupules à soutenir AP par l’aide française au développement (via l’UE ou directement). Mais aussi par intervention de notre armée comme le 10 février 2022 à proximité du parc béninois W, à la frontière entre le Burkina Faso, le Niger et le Bénin, suite à des attaques djihadistes contre des rangers dépassés : leur instructeur en chef, ex-militaire français, sera parmi les victimes. Car AP n’hésite pas à outrepasser son mandat en effectuant des missions de contrôle des frontières. Si j’ajoute qu’AP se fait un pactole de plus en plus grand avec les crédits-carbones, vous conclurez vous-mêmes. Bonne lecture !
Nicole Maillard-Déchenans
[1] Heineken en Afrique - une multinationale décomplexée (éditions Rue de l’échiquier, 2018).