Odile Tobner, veuve de Mongo Beti, revient pour nous sur un épisode très françafricain, celui de la censure du livre de son époux, Main basse sur le Cameroun (disponible aujourd’hui chez La Découverte). Un épisode éclairé d’un jour nouveau par le récent rapport Ramondy.
Je voudrais revenir aujourd’hui sur un épisode minutieusement documenté, des pages 825 à 832, dans le récent rapport Ramondy sur le rôle de la France dans la guerre du Cameroun au moment de la décolonisation [1].
Le 15 janvier 1971, le chef de l’Union des populations du Cameroun Ernest Ouandié est exécuté publiquement à Bafoussam, dans l’ouest du Cameroun, après sa capture en août 1970 dans le maquis Bamiléké et son « procès », hors de toute règle de droit, en décembre de la même année à Yaoundé.
Mongo Beti, écrivain camerounais installé en France, décide d’exposer dans un livre ces faits, relatés à l’époque avec omissions et déformations dans Le Monde, et leur contexte dans l’histoire du Cameroun colonisé. En janvier 1972, il envoie la copie de son manuscrit à deux maisons d’édition : le Seuil, pour la collection « Histoire immédiate » dirigée par le journaliste Jean Lacouture, et Robert Laffont, pour une collection analogue dirigée par l’historien Max Gallo.
Or, le rapport Ramondy nous révèle que des pages du livre se retrouvent le même mois au Secrétariat général à la présidence de la République pour les affaires africaines et malgaches… c’est-à-dire chez Jacques Foccart, grand Manitou de la Françafrique. Un éditeur a donc laissé fuiter le manuscrit… mais lequel ? Quel éditeur a été le délateur ? Il se trouve que Mongo Beti reçoit en février une lettre de Jean Lacouture qui refuse son manuscrit. Non pas une lettre banale et polie comme en envoient chaque jour les éditeurs, mais méprisante, malveillante et injurieuse, tout à fait étonnante de la part d’un soi-disant anticolonialiste.
Le rapport documente ensuite le ballet des missives échangées entre les services de Foccart , qui exigent l’interdiction préalable de l’ouvrage, le ministère de l’Intérieur, où Raymond Marcellin considère que c’est illégal, et le ministère des Affaires étrangères, où Maurice Schumann n’est pas contre. Foccart l’emporte et en avril, un policier des renseignements généraux, la police politique d’alors, se présente au domicile de l’auteur pour demander chez quel éditeur va paraître le livre. Il n’attendait pas vraiment une réponse, mais escomptait sûrement que l’effet d’intimidation puisse suffire à décourager toute publication. Puis deux policiers en civil de la police nationale cueillent l’auteur à la sortie du lycée où il enseigne et lui demandent ses papiers – en l’occurrence un passeport français périmé, l’auteur n’ayant pas quitté le territoire depuis des années. Mongo Beti tient bon et le livre sort fin juin aux éditions François Maspéro. Il s’agit bien sûr de Main basse sur le Cameroun. Dès le 30 juin, le ministre de l’Intérieur signe un décret d’interdiction au motif qu’il s’agit d’un « écrit de provenance étrangère » !
Pour justifier ce motif, une offensive de la police parallèle de Foccart fut ensuite lancée pour tenter de priver l’auteur de la nationalité française, offensive tellement grossière dans ses procédés que Mongo Beti prit un avocat et assigna l’État pour excès de pouvoir. Lors du procès au Tribunal de grande instance de Rouen, le procureur reconnut d’emblée que l’État s’était fourvoyé. Maspéro obtint alors l’annulation du décret d’interdiction par le tribunal administratif. Fin de l’épisode.
Le 8 juin 1983, à l’occasion d’un voyage de François Mitterrand au Cameroun, Le Monde publie l’article d’un certain Jean-François Bayart intitulé « Les enjeux de la mémoire ». Derrière ce titre pompeux s’étale un exposé complaisant de la relation de la France avec Ahmadou Ahidjo, féroce dictateur camerounais jusqu’en 1982, dont il est fait l’éloge et qui est présenté comme la victime d’un « pamphlet exécrable », Main basse sur le Cameroun de Mongo Beti, qui ne serait fait que de « clichés ». On ne voit pas comment des clichés, idées courantes de M. Toulemonde qui par définition ne choquent personne, auraient pu susciter la fureur vengeresse du lobby colonial, mais la logique n’est visiblement pas le fort de Bayart.
Ce politologue, issu d’une famille de colons français au Cameroun, est l’auteur d’une thèse soutenue en 1977 sous la direction de Pierre Alexandre, ancien administrateur colonial au Togo et au Cameroun, recyclé après 1960 aux Langues O, en spécialiste des langues Bantou… sans en parler aucune. Dans cette thèse, publiée deux ans plus tard sous le titre « L’État au Cameroun », Jean-François Bayart décrit la société camerounaise, qui vient de subir deux décennies d’une guerre sanglante entre résistants nationalistes et armées coloniale et néocoloniale, comme traversée par un « conflit traditionnel entre aînés et cadets sociaux » et autres calembredaines ethnologisantes. Tel est le quidam qui a jugé bon de déposer un étron sur le livre de Mongo Beti, alors que les jeunes Camerounais y découvraient, enfin, leur histoire.
Odile Tobner
[1] « Macron, Biya et le grand raout des “opérations mémorielles” », Billets d’Afrique n°345 (mars 2025).