Survie

Que dire de l’évolution du mouvement altermondialiste ?

(mis en ligne le 27 juillet 2025) - Juliette Poirson

Où en est l’altermondialisme, un mouvement dans lequel Survie s’est longtemps inscrit ? Tentatives de réponses en partant d’un dossier du même nom, publié l’an dernier par Attac.

Attac France a publié à l’été 2024 un dossier intitulé « Où en est l’altermondialisme dans le contexte de la crise globale du capitalisme et de la montée de l’extrême droite ?  » [1], réunissant des contributions de militant·e·s et chercheur·euse·s. Cet article reprend certaines de leurs analyses [2]. et propose une mise en perspective pour notre association, qui s’est largement inscrite dans ce mouvement tout au long des années 2000.

Le déploiement d’un mouvement qui promeut des alternatives

Les prémisses de l’altermondialisme se trouvent à la fin des années 1990, avec la montée en puissance de mouvements d’opposition au néolibéralisme (manifestations de Seattle en 1999) qui dénoncent en particulier le rôle délétère pour les populations des institutions financières internationales (IFI) [3]. Prenant forme en Amérique latine, il s’incarne à travers les Forums sociaux mondiaux (FSM), le premier prenant place à Porto Alegre (Brésil) en 2001.
Le mouvement allie luttes et propositions d’alternatives, sur un champ vaste de thématiques, sans centralité ni structure organisatrice. Attac, dont Survie est un membre fondateur, en est pleinement partie prenante, tout comme le CADTM [4] ou les mouvements paysans : revendications autour d’une taxe sur les transactions financières pour le financement du développement, contre le système dette, sur les questions agraires et la souveraineté alimentaire… Les mobilisations contre la guerre en Irak ont été aussi une acmé du mouvement.
Il intègre aussi des dimensions sociales et écologistes : reconnaissance des identités culturelles, lutte contre les oppressions, montée d’un mouvement internationaliste féministe décrit dans le dossier d’Attac par Stéphanie Treillet [5]. La Marche mondiale des femmes, lancée en 1998, fédère ainsi des milliers d’associations issues de 161 pays, formule des propositions et revendications, non sans faire apparaître des points de tension internes, notamment sur le droit à l’avortement et la libre orientation sexuelle [6]. L’autrice en relève aussi deux « écueils » : «  D’un côté, voir dans la mondialisation une sorte de progrès linéaire et inconditionnel pour les femmes, comme le fait la Banque mondiale. D’un autre côté, au nom du refus d’une telle approche […], envisager avec nostalgie des sociétés traditionnelles mythifiées, en occultant leur dimension fondamentalement oppressive pour les femmes.  »
Matari Pierre et Alexis Saludjan [7] expliquent comment, au début des années 2000, cette dynamique permet l’accession au pouvoir des gouvernements de gauche issus de puissantes mobilisations (Lula au Brésil, Chavez au Venezuela, Evo Morales en Bolivie…), qui mettent en place des mesures visant à « sortir des griffes de la finance mondiale » et des politiques sociales novatrices, ou encore œuvrent à la reconnaissance du multiculturalisme. Mais ils en soulignent aussi les limites. Leurs politiques macroéconomiques ne sont pas en rupture avec le néolibéralisme. De plus, leur arrivée au pouvoir s’est accompagnée du « reflux des mobilisations populaires et /ou éloignement des organisations de base de tout projet de transformation en profondeur » et de critiques de leur gestion.
À Survie, ces années 2000 correspondent à une diffusion dans le débat public des thématiques liées à la Françafrique et à une appropriation des questions financières par l’association : liens avec Attac, participation à la plateforme Paradis fiscaux et judiciaires [8]… Nos déplacements aux forums sociaux ou africains permettent alors d’échanger sur les spécificités de l’impérialisme français en Afrique et de faire des ponts, en particulier avec des associations et militant·e·s africain·e·s : forum social africain de 2004 à Bamako, forum social nigérien en 2008 à Niamey, forum social mondial à Dakar en 2011 - juste après la chute de Ben Ali en Tunisie qui créa de grands espoirs de « contagion » des révolutions, Forum social en Tunisie en 2013, Forum social africain à Dakar à nouveau en 2014 [9], … Mais Survie ne s’inscrit pas pleinement dans des réseaux internationalistes, l’association ayant comme cible les institutions françaises et se positionnant peu sur des alternatives concrètes.

Crise de l’altermondialisme et évolutions du contexte géopolitique

La crise de l’altermondialisme démarre à la fin des années 2000. Face à la crise financière de 2008, les questions et propositions portées jusque-là par le mouvement altermondialiste sont reprises dans le débat public et politique – ce qui est à mettre à son crédit, mais en réduit la dimension alternative : critique de la financiarisation, mise en lumière des inégalités générées par le néolibéralisme, nécessité de lutter contre l’évasion fiscale… Parallèlement, les luttes écologiques deviennent une priorité à mesure que les conséquences des atteintes à l’environnement deviennent criantes.
Aussi, le mouvement, qui a transformé les espaces politiques dans certains pays en permettant une plus grande horizontalité, est mis en tension de par son absence même de centralité, son hétérogénéité et la montée en puissance des revendications identitaires (genre, antiracisme…) ou encore des tensions sur les priorités des organisations du Nord et du Sud, par exemple sur la question migratoire.
Au niveau mondial, cette période signe aussi le retour des protectionnismes – effacement des institutions multilatérales, montée des souverainismes (Inde, Russie) – et la remise en cause d’un ordre mondial fondé sur les États et de la domination sans conteste des États-Unis, avec la montée en puissance des entreprises, des opinions publiques, mais surtout d’une multipolarité croissante [10].

Percevoir le Sud global ou comment se décentrer

L’article de Bertrand Badie, intitulé « La fausse énigme du Sud global », appelle à se décentrer pour penser le contexte géopolitique actuel. Si la notion de Sud global rassemble des pays très hétérogènes, il considère qu’il « faut admettre, comme élément majeur des nouvelles relations internationales, que l’idée du Sud global et l’identification de plus en plus explicite et volontaire à un tel ensemble s’imposent » toujours davantage.
En effet, le Sud global est « une communauté de perception et de posture stratégique qui se précise progressivement  », reposant sur une identification commune à une histoire passée par une phase d’émancipation (décolonisation), puis de marginalisation dans l’ordre mondial, avant d’aboutir à la phase actuelle d’affirmation. La montée en puissance du Sud global prend la forme d’un « multi alignement » des pays, de nouvelles interdépendances (commerciales, énergétiques, politico-militaires…), de leaderships régionaux ou encore de contre-discours au modèle occidental [11].
Face à ces dynamiques, les diplomaties du Nord sont restées aveugles et enfermées dans leur vision du monde, «  maintenant un entre-soi hiérarchique qui a sensiblement abîmé leur image dans les pays du Sud, aiguisé leur ressentiment et suscité leur défiance croissante ». À l’instar de la France en Afrique.
Se joue désormais la capacité des acteurs du Nord à sortir de leur grille d’analyse objective et à accepter la complexité croissante et plus mouvante des relations internationales : le Sud global n’est pas seulement le « symptôme », mais bien « l’agent opérateur » des nouvelles configurations, amenant « dans une perspective post-coloniale, à la provincialisation de l’Europe ». [12]

Que retenir pour nos luttes à venir ?

Les reconfigurations géopolitiques et politiques dans les relations franco-africaines sont nombreuses, et la diversité croissante des acteurs (multinationales, puissances du « Sud global ») complexifie la compréhension des rapports en jeu.
Face à cela, la nature des mobilisations sociales s’est transformée : plus massives et spontanées, mais aussi moins structurées, leur capacité de transformation politique en est réduite [13] ; si l’altermondialisme a reflué [14] certains mouvements ont pris de l’ampleur sur la dernière décennie, en particulier les mouvements féministes et écologistes.
Survie a évolué dans le même temps : travail sur l’antiracisme et les colonies d’outremer, exploration des liens entre libéralisme et écologie [15]. Dans le même temps, des liens se sont distendus avec des militant·e·s d’organisations africaines. Pour continuer à lutter efficacement contre l’impérialisme français, il s’agit aujourd’hui pour nous de poursuivre des alliances porteuses, mais aussi de se décentrer pour mieux prendre en compte les évolutions géopolitiques et les analyses portées par les sociétés civiles du « Sud ».
Juliette Poirson

Je soutiens Survie

[2Sont mis ici de côté les articles centrés sur l’analyse des mouvements en Europe ou en Amérique du Nord et sur les évolutions des formes du capitalisme

[3En particulier l’Organisation mondiale du commerce, la Banque mondiale, le Fonds Monétaire International.

[4Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde, désormais nommé Comité pour l’abolition des dettes illégitimes.

[5Avec son article « L’altermondialisme au défi de la nouvelle vague du féminisme ».

[6En particulier avec des représentantes de pays africains qui pensaient ne pas pouvoir porter de telles revendications dans leur contexte.

[7« L’altermondialisme dans ses limites : retour sur la trajectoire d’une mouvance (1998-2024) ».

[8Plate-forme constituée début 2005 notamment par le CCFD, Attac, Transparency international, Survie et membre du réseau international Tax Justice Network, elle a contribué à faire évoluer le cadre législatif sur les paradis fiscaux.

[9Intitulé : Crises, guerres et interventions militaires extérieures pour le contrôle des ressources : quelles réponses des mouvements sociaux africains ?

[10Christophe Aguiton, « Quelle place pour l’altermondialisme en 2024 ? ».

[11Par exemple en mettant en avant la « diversité » des approches sur les droits humains, il s’agit de se positionner en contrepoint des valeurs universalistes occidentales.

[12Notion qu’il reprend à l’universitaire indien Dipesh Chakrabarty.

[13Christophe Aguiton, Quelle place pour l’altermondialisme en 2024 ?

[14Mais continue à exister : en France, les Universités des mouvements sociaux et des solidarités sont un rendez-vous annuel qui rassemble toujours de nombreuses organisations.,

[15Avec la plainte initiée en 2019 par Survie, les Amis de la terre et des organisations ougandaises contre le projet pétrolier de Total en Ouganda

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 347 - mai 2025
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