Le 30 mars, Claude Mangin a entamé les 3 000 kilomètres qui séparent Ivry-sur-Seine de la prison marocaine de Kenitra, où son mari Naâma Asfari, militant pour l’autodétermination du Sahara occidental, est détenu depuis 2010. L’objectif de cette « Marche pour la liberté » : réclamer la libération des prisonniers politiques sahraouis et faire connaître leur lutte. Entretien à mi-parcours.
Entretien réalisé le 7 mai, alors que Claude et les autres participants solidaires de la marche faisaient escale à Castellón de Plana (Espagne). L’arrivée au Maroc est prévue pour le 31 mai.
Comment a émergé l’idée d’organiser cette marche ?
Claude Mangin : Cette marche s’inscrit dans la longue histoire de la lutte du peuple sahraoui pour l’indépendance de leur pays, le Sahara occidental. Il s’agit pour moi de marcher pour la libération de mon mari Naâma Asfari, juriste sahraoui et défenseur des droits humains et de tous les prisonniers politiques sahraouis au Maroc. Je suis interdite de séjour au Maroc depuis 2016, j’ai été expulsée quatre fois en raison de la condamnation du Maroc par le Comité contre la torture de l’ONU à Genève, obtenue en 2016 après la plainte pour torture sur Naâma que j’avais déposée deux ans plus tôt.
En 2018, j’ai fait une grève de la faim dans la mairie d’Ivry-sur-Seine, pendant 30 jours. À l’époque, c’était juste pour avoir le droit d’aller voir mon mari en prison. Il a fallu dix mois pour que le ministère français des Affaires étrangères obtienne mon droit de visite. J’y suis allée les 14 et 15 janvier 2019, on s’est vu deux fois avec mon mari, pendant une heure. Ça s’est bien passé à l’intérieur de la prison, mais à l’extérieur, j’étais suivie en permanence par des sbires de toutes sortes, qui m’ont dénoncée auprès du pouvoir français, car j’avais aussi rencontré le responsable des familles sahraouies et l’ex-présidente de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), alors que j’étais censée ne voir personne.
En juillet 2019, j’ai à nouveau essayé d’aller au Maroc. Je suis partie le matin, je suis rentrée le soir ! Cette fois-là, j’ai fait un recours auprès du tribunal administratif de Rabat pour être rétablie dans mes droits. En novembre, l’avis a été rendu, je suis « un danger pour la sécurité intérieure et extérieure de l’État marocain » : je n’ai plus le droit d’y aller du tout.
On a continué à faire notre travail auprès de l’ONU, qui a déclaré dans un avis que les prisonniers étaient en détention arbitraire depuis 2010 et devaient tous être libérés. J’ai finalement eu l’idée de la marche l’année dernière, comme une suite à ma grève de la faim. On a réussi à mobiliser notre réseau, et on a monté des collectifs locaux avec nos partenaires. En France, on est passés dans des villes où il y a des communautés sahraouies et des municipalités écologistes. De ce côté-là, on a parfois été déçu : les villes de Poitiers et Tours ne nous ont pas reçu·e·s…
Quelles sont les revendications et les objectifs de cette marche ?
On part d’un constat simple : sur le plan juridique, les Sahraoui·e·s ont tout gagné [comme ces deux arrêts de la Cour de Justice de l’Union européenne du 4 octobre 2024, qui confirment que les accords commerciaux entre l’Union européenne et le Maroc ne peuvent concerner des produits du Sahara occidental, NDLR] et pourtant rien ne change. Macron continue à dire tranquillement que le Sahara occidental est marocain. Il faut donc continuer la lutte sur le plan politique !
Personne n’oblige le Maroc à libérer les prisonniers politiques, c’est aux États de l’exiger. C’est pour cela que je fais cette marche : pour obliger les élus français et espagnols qui ne sont pas corrompus par le pouvoir marocain à faire pression sur leurs exécutifs respectifs pour qu’ils respectent le droit international. En France, soit les élus sont ignorants, soit ils défendent la version marocaine.
Hier, une dame m’a demandé ce qui se passera quand le roi marocain laissera sa place à son fils. J’ai répondu que ce n’est pas la question du roi, mais notre question : si l’on arrête de le soutenir, tout tombe ! Quel que soit le souverain, c’est le problème des occidentaux et de tous les membres du Conseil de sécurité. Et ce depuis 1975 avec la décolonisation inachevée par l’Espagne, ancienne puissance occupante. Comment réagissent les gens que vous rencontrez, mais aussi les militant·e·s au Sahara occidental ? On a pas mal de public, que ce soit dans les manifestations, les conférences, les projections… Cela intéresse beaucoup parce que personne ne connaît l’histoire. L’invisibilisation est totale. Même ceux qui connaissent la cause sahraouie de façon historique ne savent rien de ce qui se passe au Sahara occidental occupé par le Maroc depuis le début des années 2000, ni de l’affaire de Gdeim Izik en 2010, qui a mené à l’emprisonnement de mon mari et de ses compagnons [1].
Les prisonniers, eux, suivent cela avec attention grâce à leurs familles et sont contents que cette marche ait lieu. Il y a des mobilisations dans les campements d’exilé·e·s. Dans le Territoire occupé du Sahara occidental, les activistes se réunissent malgré la répression constante dans ce territoire. La Ligue de protection des prisonniers politiques sahraouis est en train de préparer notre accueil à Tanger avec les familles des prisonniers. Il y a aussi les étudiants sahraouis, très organisés sur les campus, en lien avec l’AMDH et le parti de gauche La voie démocratique, qui sont pour le droit à l’autodétermination.
Au cours de la marche, vous avez été pris à partie par des militant·e·s favorables au régime marocain, de façon parfois violente. Quelles sont vos réactions face à ces attaques ?
Les contre-manifestations de personnes franco-marocaines sont organisées par l’ambassade et par les consulats. À part dans quelques villes où la préfecture a fait son travail, les Franco-Marocain·e·s ont eu le droit de manifester au même endroit et à la même heure que nous, ce qui veut dire qu’en France, ils sont souverains. À Poitiers, les pouvoirs publics n’ont même pas envoyé la police quand ils se sont introduits dans le lieu privé où l’on tenait notre événement et nous ont insultés. Quand les policiers sont enfin arrivés, c’était pour faire un mur d’interposition, empêchant les Sahraouis de sortir. Les Marocain·e·s, eux, n’ont pas été dispersés, alors même qu’ils nous ont agressés !
En Espagne, à Vall D’Uixo, la maire qui nous accueillait a reçu une lettre de la consule marocaine disant qu’elle recevait la femme d’un criminel, et que le Polisario [Front de Libération, seul représentant du peuple sahraoui reconnu par l’ONU, NDLR] était une organisation terroriste… Sinon, on est bien plus tranquille qu’en France, où l’on était toujours suivis par des membres de la Direction générale de la surveillance du territoire du Maroc. Mais paradoxalement, cela me semble très positif : si tout était acquis pour lui, le pouvoir marocain ne dépenserait pas tant d’énergie à nous faire taire !
Maintenant, on va voir ce qu’il se passera à notre arrivée à Tanger. Je pense que si le Maroc renvoie 200 citoyens européens avec leur passeport – dont des sénateurs, députés, journalistes… – ça va quand même faire du bruit, malheureusement plus que quand le pouvoir marocain jette à la mer des mineurs subsahariens. Ça devrait obliger Macron, Sanchez et le roi à mener des négociations très intéressantes.
Quel bilan provisoire dressez-vous de la marche ?
C’est une réussite totale ! J’ai découvert beaucoup de gens engagés que je n’aurais pas pu rencontrer sans cette marche. Avec la création de collectifs locaux qui nous ont accueillis et ont organisé des activités pendant nos séjours à chaque étape, on a mobilisé autour de cette cause juste et on espère qu’il y aura des suites ! Nous avons aussi eu une couverture médiatique locale et régionale incroyable. Rien qu’à Bressuire, on a eu sept articles dans la presse locale alors que personne ne parle jamais du peuple sahraoui. J’ai aussi eu le droit à un portrait dans Libération, en quatrième de couverture. Le fruit d’un long travail auprès des journalistes ! Donc l’année prochaine, on continue, notamment pour toute cette jeunesse sahraouie arrivée récemment en France. Ce sont des personnes qu’on n’avait jamais rencontrées auparavant, que le Polisario, faute de moyens, a du mal à atteindre, mais qui sont prêtes à faire plein de choses pour peu qu’on leur en donne l’occasion. Je veux faire de l’éducation populaire auprès de cette génération montante, pour qu’ils votent et pèsent ici et pour qu’ils s’intègrent dans la lutte. Cette marche a permis à beaucoup de manifester pour la première fois dans la rue, dans des villes où il y a beaucoup de Marocain·e·s. C’est important de montrer grâce à tous ces jeunes que le peuple sahraoui a un avenir.
Propos recueillis par Nicolas Butor et Benoît Godin
Le film Dis-leur que j’existe (Manue Mosset, 2017) revient sur le combat de Naâma Asfari et Claude Mangin. Il est visionnable gratuitement par ici, sur la chaîne Youtube de FaireprODD TV.
[1] « Sahara occidental. Gdeim Izik, douleurs et mystères » (Orient XXI, 16/11/2020).