
Le soulèvement de 2024 en Kanaky-Nouvelle-Calédonie a remis en lumière la lutte d’indépendance du peuple kanak. Une lutte qui se joue aussi sur le terrain linguistique.
« Tabo na owe gna Kanaky ! » : Nous sommes assis chez nous en Kanaky ! Ce cri de résistance en caac, une langue kanak parlée à Pweevo (Pouébo) dans le nord de la Grande terre, la principale île de Kanaky-Nouvelle-Calédonie, affirme que le peuple kanak est chez lui et qu’il continuera à combattre la colonisation malgré la pression constante que fait peser la France coloniale sur les langues des peuples premiers.
Avant la conquête, une trentaine de langues distinctes étaient parlées dans l’archipel. Les contacts entre les différents groupes linguistiques étaient fréquents, favorisant la coexistence et l’usage de plusieurs langues chez la population. Ce plurilinguisme, permis notamment par les mariages entre personnes de langues et de clans différents, est toujours une réalité pour certaines personnes âgées.
La situation linguistique a pourtant été largement transformée par la colonisation. L’usage de la langue française, aujourd’hui parlée par la grande majorité de la population, a été imposé.
À l’époque précoloniale, les contacts et échanges entre occidentaux (commerçants de bois de santal, baleiniers, etc) et autochtones se faisaient en bichelamar, un pidgin [1] constitué principalement d’anglais et de langues mélanésiennes. Le bichelamar a subsisté au Vanuatu, l’archipel voisin, où il a été adopté comme langue véhiculaire par le peuple vanuatais et même langue maternelle par une partie la population, notamment en milieu urbain (il est d’ailleurs l’une des trois langues officielles de cette petite république, avec le français et l’anglais). Ce pidgin est ainsi devenu un créole, c’est-à-dire une langue à part entière, aussi complexe et riche que n’importe quelle langue humaine et employée dans tous les domaines.
En revanche, le bichelamar n’a pas perduré en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, où il a été remplacé, au fur et à mesure de la colonisation, par un autre pidgin qualifié de « mélange de français, anglais et de canaques » (K.J Hollyman, 1964). Contrairement à d’autres colonies où le pidgin a été adopté comme créole, le pidgin local disparaît ici avec l’imposition progressive du français à partir de 1840, lors des vagues d’installation missionnaires, puis avec la prise de possession officielle du territoire par les Français en 1853.
Au début de l’époque coloniale, les langues kanak sont utilisées pour évangéliser le peuple autochtone. Dès 1855, des bibles sont traduites par les pères maristes en nyelâyu, une langue kanak parlée au nord de la Grande terre. Une décennie plus tard, en 1863, les publications en langues kanak sont interdites, tout comme leur emploi au sein des écoles.
La situation se répète le siècle suivant. En 1921, la London Missionary Society traduit des bibles en langues kanak (notamment en drehu, nengone et iaai, les langues des îles Loyauté). L’année suivante, en 1921, l’interdiction de publier en langues kanak est réaffirmée au moyen d’une nouvelle loi. Celle-ci restera en vigueur jusqu’en 1984.
Les langues kanak ont ainsi été utilisées par les missionnaires pour convertir les Kanak, mais cette pratique est par la suite abandonnée au profit d’une politique d’unification linguistique. Le gouvernement colonial impose alors de favoriser la pratique du français sur le territoire en défaveur des langues kanak, mais aussi des langues premières de chaque communauté linguistique constituant la colonie française de Nouvelle-Calédonie. Dès la prise de possession, la connaissance du français est nécessaire pour toutes les interactions avec l’administration coloniale, celle-ci ne reconnaissant pas l’usage des langues autochtones.
Par cette colonisation linguistique continue, le français devient la langue de communication de toutes les communautés présentes en Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Y compris entre des Kanak qui n’ont pas la même langue première.
Dans la cour d’une école catholique sur l’île de Nengone (Maré), deux garçons jouent. L’un des deux veut montrer à son ami un oiseau noir dans le ciel mais ne trouve pas le nom de l’oiseau.
Le petit garçon : « Hé, voilà le… »
Mais il ne trouve pas le nom en français de l’oiseau, alors spontanément, il dit :
« Voilà le koo… »
« Hé, attention, tu vas parler en nengone ! », s’exclame son compère.
« Le ko… crodile ! », rétorque le petit garçon.
Cette anecdote, souvent racontée pour plaisanter, est représentative de la situation linguistique en Kanaky. Les deux enfants craignent d’être surpris en train de parler leur langue première, interdite au sein de l’école, et se corrigent donc pour parler en français. Des histoires similaires sont nombreuses dans la littérature orale kanak. Elles témoignent du traumatisme subi par les Kanak, privé·e·s de leurs langues et cultures pour assimiler celles du colon français.
Assez rapidement, les volontés politiques des colons et administrateurs se font ambivalentes : certains souhaitent que le français soit enseigné pour assimiler les Kanak, quand d’autres s’inquiètent de ce que l’instruction leur donne la possibilité de faire valoir des droits (Salaün, 2010). Dans tous les cas, ils ne témoignent d’aucune considération pour les langues locales, tenant au contraire des discours dévalorisants à leur propos.
Dans les écrits coloniaux, elles sont ainsi appelées « idiome » ou « dialecte ». Elles sont à la fois considérées comme complexes, car difficiles à apprendre pour les Européens, et pauvres : « Les langues indigènes, si multipliées, si différentes, difficiles à apprendre à fond, peu riches en expressions pour rendre les idées chrétiennes, sont un obstacle à la facile et claire exposition de la Doctrine. » (Vicariat apostolique de la Nouvelle-Calédonie, Compte rendu des Conférences ecclésiastiques, 6e fascicule, 1908, Saint-Louis, cité par Salaün 2010). Elles sont donc placées au bas d’une hiérarchie posant le français comme langue supérieure, en adéquation avec la hiérarchie raciale de la société coloniale.
Pourtant, les langues kanak continuent d’être employées à l’école, au moins jusqu’aux années 1930 (Salaün, 2010). C’est ce qui explique que leur interdiction fasse l’objet de plusieurs textes législatifs.
À partir de la fin des années 1960, la reconnaissance et la préservation de ces langues sont revendiquées par les mouvements anticoloniaux. Ainsi, en mai 1969, la distribution de tracts plurilingues dénonçant la discrimination subie par des Kanak dans un restaurant situé à l’Anse Vata (quartier du sud de Nouméa, composé majoritairement de personnes d’origine européenne à hauts revenus) initie le mouvement des Foulards rouges. Ces tracts sont rédigés en français, ainsi qu’en drehu et en nengone. À cette occasion, une trentaine de militant·e·s sont interpelé·e·s et inculpé·e·s, entre autres pour la rédaction d’un écrit en langue kanak sans autorisation préalable.
En 1975, le Palika (Parti de libération kanak) est créé par l’union de deux mouvements indépendantistes, les Foulards rouges et le Groupe 1878. Il intègre les questions culturelles à ses revendications, notamment la reconnaissance des langues kanak et leur enseignement en milieu scolaire (Roche, 2016). Cette année est également celle du festival Melanesia 2000, porté par Jean-Marie Tjibaou, qui donne à voir les arts kanak pour la première fois au sein même de « Nouméa la blanche ». Cet évènement permet l’affirmation de l’unité de l’identité kanak et valorise ses cultures, donc ses langues. Le projet avait néanmoins été vivement critiqué, notamment par le Groupe 1878 et les Foulards rouges, qui dénonçaient une folklorisation de la culture kanak.
Les luttes des années 1980 permettent ensuite qu’une petite place soit enfin officiellement accordée aux langues kanak en milieu scolaire. En 1985, des Écoles populaires kanak (EPK), sont créées, mais ne perdurent pas (même si la dernière ne fermera ses portes que dans les années 2000). En 1992, une option en langue kanak est proposée au baccalauréat, mais pour quatre langues seulement. En 1995, la loi prévoit cinq heures par semaine d’enseignement en langue kanak à l’école. Mais dans les faits, cet enseignement est rarement proposé aux élèves : il est conditionné à la demande des familles, et, même lorsque celles-ci l’expriment, les professeur⋅e⋅s, tout comme le matériel pédagogique, manquent.
Un diplôme pour enseigner en langue kanak est créé en 1999. Il ne prévoit à nouveau l’enseignement que de quatre langues – le nengone, le drehu, l’ajië et le paîcî – alors que 28 sont décomptées officiellement. Si cette loi participe à la reconnaissance symbolique des langues kanak (du moins de certaines d’entre elles), son effet est donc limité. Les langues kanak ne sont toujours pas des langues d’enseignement, c’est-à-dire des langues dans lesquelles sont enseignées d’autres matières. Aujourd’hui, sauf exception, l’enseignement est encore exclusivement en français, même si l’amélioration de la formation des enseignant⋅e⋅s laisse espérer une meilleure prise en compte des langues kanak à l’avenir.
Le rapport entre langue française et langues kanak reste très asymétrique. En Kanaky-Nouvelle-Calédonie comme dans tous les territoires sous domination française et en France dite « métropolitaine », la maîtrise de la langue française reste indispensable dans de nombreux aspects de la vie quotidienne (accès à la scolarité, aux emplois correctement rémunérés, au droit, à la santé, etc). À l’inverse, la maîtrise d’une langue kanak n’est jamais une condition d’accès à un emploi ou un service.
Comme un symbole, les discussions sur l’avenir du territoire, et notamment de son accession à la pleine souveraineté, se font toujours en français.
Galla Althabégoïty (Survie), Elio Cabello (Survie), Waejune Kaloi (Mouvement kanak en France)
Les langues kanak appartiennent quasiment toutes à la branche océanienne de la famille des langues austronésiennes. On en dénombre 32, auxquelles s’ajoutent des variétés régionales. Parmi ces langues, quatre ne sont plus parlées aujourd’hui. L’Institut de la statistique et des études économiques (Isee) du territoire estimait en 2019 leur nombre de locuteurs et locutrices à 75 853.
Références
[1] Langue simplifiée créée pour la communication entre locuteur⸱rice⸱s de langues différentes qui conservent leur(s) langue(s) première(s).