
Avec Les enfants du pays, « thriller politique et familial » qui vient de sortir chez La Boîte à bulles, Annick Kamgang (assistée pour le scénario d’Adelphe Touck Ntep) nous ramène sur les traces du passé tragique du Cameroun et de sa guerre de décolonisation. Une première pour une bande dessinée. Entretien avec son autrice.
Les enfants du pays suit le parcours d’une franco-camerounaise, Miriam, qui rentre dans son pays d’origine pour y retrouver son père qu’elle n’a pas vu depuis son enfance. Tout comme elle, vous êtes née à Yaoundé, mais vivez et travaillez en France. Que partagez-vous d’autre avec votre personnage principal ?
Annick Kamgang : Cette bande dessinée, c’est une autofiction. Je suis partie de mon histoire personnelle tout en la transformant. Il y a donc beaucoup de moi en Miriam. Comme elle, je n’ai pas vu mon père pendant 25 ans, puis j’ai essayé de comprendre pourquoi il nous avait laissé partir et était resté au Cameroun. Comme le père de Miriam, le mien a vécu la guerre au Cameroun, a servi de secrétaire à 11 ans dans les réunions des maquisards… Mais il y a beaucoup d’autres choses que j’ai inventées.
Pourquoi ce choix d’un récit qui oscille entre fiction et documentaire ?
Avoir été abandonnée enfant par son père, c’est plutôt douloureux pour moi et ma famille. Donc, ça me permet déjà de raconter cette histoire en prenant quand même un peu de distance. Ensuite, il y a des bouts de l’histoire de mon père qui me manquaient. Pour combler ces vides, j’ai puisé dans des témoignages d’autres personnes, mais j’ai aussi eu recours à mon imagination.
De plus, je n’avais pas envie de me cantonner à un format purement documentaire, dans lequel je me serais contenté d’énumérer des événements historiques. J’avais envie de créer un storytelling captivant. En tant que lectrice, j’aime bien être happée quand je lis une histoire ! Je suis donc partie sur un thriller : Miriam enquête, elle se met un peu en danger, il y a des retournements de situation…
On passe également d’un récit intimiste, familial à un récit historique…
Oui, j’ai trouvé plus pertinent de passer par l’intime. Je n’ai pas vécu la guerre du Cameroun, mais j’en suis une victime indirecte dans le sens où mon père s’est retrouvé embarqué là-dedans et que ça a conditionné la suite de sa vie, notamment le fait qu’il nous ait abandonnés. Mais c’est autant l’histoire de mon père que celle de mon pays. Cette trajectoire personnelle permet de raconter la grande histoire. Et elle permet ainsi au lecteur de se faire une première idée de ce que c’était que cette guerre du Cameroun. Et après, s’il veut se documenter davantage, il pourra ouvrir les livres d’historiens.
À ma connaissance, il n’y a pas de BD qui a été faite sur ce sujet. J’espère donc susciter la curiosité de lecteurs qui, a priori, n’auraient rien lu sur la guerre du Cameroun. Des personnes de la diaspora camerounaise, mais aussi les Français, qui puissent s’y intéresser à travers la bande dessinée, une manière plus accessible d’entrer dans cette histoire.
Vous même, comment avez-vous découvert ce conflit autour de la décolonisation du Cameroun ?
J’avais vaguement entendu parler de ce qu’on appelle le génocide en pays Bamiléké, dans des zones où les maquisards se cachaient. Mais sans être capable de rattacher ces bribes à une histoire de décolonisation. Puis j’ai rencontré Thomas Deltombe [qui signe la postface de l’album - ndlr], j’ai lu ses livres [1] et c’est là que j’ai fait le lien.
Je pense que beaucoup de Camerounais ne connaissent pas cette histoire, hormis certains dont les familles sont issues des zones qui ont été les épicentres de la guerre, les pays Bassa et Bamiléké. Il y a eu une chape de plomb sur ce conflit pendant très longtemps. On pouvait à une époque être incarcéré si jamais on osait prononcer le nom de Ruben Um Nyobe ou d’Ernest Ouandié [figures de la lutte d’indépendance du Cameroun - ndlr]. Ce qui a fait aussi que les gens n’ont pas transmis leur histoire, que les parents qui ont vécu ça ne l’ont pas transmis à leurs enfants. Ce qui est le cas de mon père. À l’instar de beaucoup de Camerounais, cette histoire ne m’a pas été racontée. J’aimerais d’ailleurs bien que l’album soit diffusé là-bas, mais ça ne dépend pas de moi. Normalement, il devrait être bientôt vendu à Douala et Yaoundé.
Vous avez récolté sur place de nombreux témoignages pour préparer cet album…
Je suis allée au Cameroun trois fois, en 2020, 2022 et 2023. Thomas Deltombe m’avait donné quelques adresses, mais aussi le contact des associations mémorielles sur place qui ont pu m’aider. J’ai pu ainsi m’immerger dans ce passé, mais aussi dans le Cameroun contemporain. Je parle aussi de cette guerre de décolonisation au présent. Elle a eu des conséquences jusqu’à aujourd’hui. Il y a encore des accords coloniaux au Cameroun, le franc CFA, la Françafrique… La lutte n’est pas terminée : il y a toujours des résistants, des gens qui sont des maquisards déguisés dans le Cameroun d’aujourd’hui.
Propos recueillis par Benoît Godin
[1] Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (2010) et La guerre du Cameroun - L’invention de la Françafrique (2016), les deux coécrits avec Jacob Tatsitsa et Manuel Domergue et parus chez La Découverte.