À l’approche des élections présidentielles en Côte d’Ivoire, rencontre avec la sociologue et militante des droits humains Pulchérie Gbalet.
Alors que les élections présidentielles doivent s’y tenir le 25 octobre, dans quel état se trouve la Côte d’Ivoire ?
Pulchérie Gbalet : Le peuple ivoirien est en pleine psychose, car chez nous les élections sont synonymes de crises aux bilans dramatiques. En 2010, il y a officiellement eu 3 000 morts, et 85 en 2020 – des chiffres sous-estimés. Nous sommes déjà dans une crise pré-électorale : la commission électorale indépendante qui organise les élections est contestée par l’opposition et par une partie de la société civile, car elle ne respecte pas les règles qu’elle devrait appliquer. Par exemple, l’article 6 du code électoral prévoit que la révision de la liste électorale soit faite annuellement, entre le 1er janvier et le 31 décembre. Mais depuis 2021, la commission s’amuse à le faire à cheval sur deux années. Elle s’est ainsi permise d’organiser la révision de la liste électorale de l’année 2024 entre octobre 2024 et juin 2025, ce qui signifie que nous allons à ces élections sans que la révision de 2025 ait eu lieu. Certains responsables des grands partis de l’opposition ont ainsi été injustement radiés pour des raisons qui ne sont pas forcément justes. La commission électorale n’inspire plus confiance, les deux grands partis d’opposition en sont même sortis.
Au plan social, nous sommes oppressés, notamment par le coût de la vie qui devient terriblement élevé. Les décisions que le ministère du Commerce prend pour juguler la cherté de la vie ne sont pas réalistes et ne sont donc pas appliquées. Il y a eu d’énormes déguerpissements [expulsions collectives et contraintes d’individus qui ne possèdent pas de droits reconnus sur les parcelles qu’ils occupent ; NDLR] en 2024 qui ont contribué à la paupérisation d’une grande partie de la population. Enfin, depuis un certain temps, au lieu de les convoquer, la justice ivoirienne enlève les gens. Cela s’est accentué depuis l’année passée jusqu’à ce mois d’août, où des militants de la société civile et de l’opposition ont été enlevés au lieu d’être arrêtés.
Quelles sont les aspirations de la société ivoirienne et de l’opposition face à ces élections ?
La première revendication qui m’est remontée, c’est que les gens exigent l’inscription des leaders des principaux partis de l’opposition sur la liste électorale. La deuxième chose, c’est le dialogue politique. Ils désirent que les grands acteurs des partis et de la société civile s’asseyent autour de la table et surmontent leurs conflits pour trouver un consensus pour les élections. Le dernier dialogue politique en Côte d’Ivoire s’est achevé en mars 2022 : cela fait donc plus de trois ans que les politiques ne se parlent pas !
Actuellement, nous avons deux coalitions, qui reflètent la division au sein de l’opposition : CAP Côte d’Ivoire, qui regroupe une vingtaine de partis politiques avec à leur tête Simone Ehivet Gbagbo, l’ex-femme de l’ancien président Laurent Gbagbo ; et le Front commun composé du PPA-CI (Parti des peuples africains – Côte d’Ivoire) et du PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire). CAP Côte d’Ivoire a entamé des négociations avec le parti au pouvoir pour un dialogue politique. Le 9 août, le Front commun a organisé une marche revendiquant la réintégration des leaders d’opposition à la liste électorale, la réforme de la commission électorale dite indépendante, le dialogue politique…
Le 29 juillet dernier, le président Alassane Ouattara a annoncé se présenter pour un quatrième mandat [1]. Sa victoire est-elle inéluctable ?
Alassane Ouattara sera forcément vainqueur, d’abord parce qu’il a pris en otage la commission électorale dite indépendante, en réalité à la solde du pouvoir, et le Conseil constitutionnel, dont la majorité des membres sont nommés par le président de la République. Les autres sont nommés par le président de l’Assemblée nationale et la présidente du Sénat, tou⋅te⋅s du RHDP [Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix, le parti d’Alassane Ouattara, NDLR]. En plus, il a pris la précaution d’écarter tous ses adversaires de taille.
Prenez Tidjane Thiam, qui est franco-ivoirien. On lui a reproché d’avoir gardé sa double nationalité au moment de son inscription électorale en 2024. Il est donc tombé sous le coup du code de la nationalité et a été éjecté de la liste. Mais quand il a reçu le décret d’abandon de sa nationalité française, il est redevenu exclusivement ivoirien. Si la commission électorale travaillait selon les textes et avait organisé la révision de la liste en 2025, il aurait pu s’inscrire sans problème sur la liste électorale et n’aurait pas aujourd’hui à lutter pour sa candidature.
Prenez Laurent Gbagbo, condamné à 20 ans de prison pour le « braquage » de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) [2], à cause de quoi il ne peut être candidat. Tous ceux qui ont été condamnés dans ce cadre ont été amnistiés, sauf lui. Prenez Guillaume Soro accusé fin 2019 de détournement de fonds publics à l’époque où il était premier ministre. La Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples a demandé en avril 2020 la fin des poursuites contre lui, et en retour la Côte d’Ivoire a retiré sa déclaration de compétence à la Cour. Aujourd’hui, il est en exil, ce qui est contraire à notre constitution. Ouattara est donc sûr d’avoir le champ libre. Le véritable enjeu de ces élections est de savoir si elles vont se dérouler dans la paix.
Au regard de votre diagnostic sur l’état du pays, dans quel climat vont selon vous se dérouler ces élections ?
J’aborde ces élections avec beaucoup d’inquiétude. Les deux blocs de l’opposition ont les mêmes revendications mais pas la même démarche, et sont composés de leaders qui pour certains refusent de se parler. Malheureusement, le peuple ivoirien n’a pas assez de culture démocratique pour se détacher d’un leadership politique. Chaque parti joue le jeu de la personnalité, avec la mise en avant d’une personne pratiquement déifiée. Il n’y a donc pas d’indépendance des citoyen·ne·s, qui sont assujetti·e·s aux volontés et aux décisions des leaders politiques qu’ils et elles soutiennent. Dans ce climat, nous essayons de faire émerger une société civile responsable qui prend ses décisions par elle-même au regard des principes démocratiques ; mais nous n’arrivons pas encore à mobiliser le peuple plus que les politiques. Nous sommes d’ailleurs d’autant plus inquiets qu’au sein du peuple, il y a des milices qui peuvent être influencées par les politiques, donc les risques de violence sont très élevés. Du côté du pouvoir, les forces de l’ordre dépassent leurs prérogatives, elles sont devenues des bourreaux et commettent beaucoup d’abus sur les populations. Les citoyens n’ont plus confiance dans les forces de l’ordre ni dans la justice, des institutions qui sont plus à la solde du pouvoir que de la République ivoirienne et de son peuple.
Vous dirigez l’ONG Alternative citoyenne ivoirienne (ACI) et participez à de nombreux mouvements citoyens dénonçant la pauvreté, les atteintes aux droits humains fondamentaux, la mauvaise gouvernance et le non-respect des principes démocratiques – à ce titre, vous avez d’ailleurs été arrêtée à plusieurs reprises par le pouvoir. Dans ce contexte, comment pensez-vous que votre organisation peut peser ?
En 2024, nous avons organisé une journée de consultation populaire, car nous avions l’impression que les politiques avaient oublié après les élections locales de 2023 qu’il fallait préparer la présidentielle. Ils semblaient dans une sorte de léthargie. Nous avons donc invité tous les politiques et la société civile pour réfléchir aux conditions qui permettraient des élections inclusives, transparentes et apaisées. L’événement devait avoir lieu le 22 juin, mais le 12 juin, le président de la République a publié une ordonnance très liberticide, qui prétendait mieux organiser la société civile. Dans l’article 1 de cette ordonnance, il est écrit qu’être apolitique, c’est n’avoir aucun lien avec les partis et les groupements politiques, sans préciser la nature de ces liens. Cela a freiné les possibilités de collaboration entre la société civile et les politiques. Nous avons quand même organisé notre événement, qui a été suivi de la publication d’un rapport. Nous avons ensuite créé le Comité de réflexion pour des élections inclusives, transparentes et apaisées (CREITA-CI) qui réunit plusieurs organisations de la société civile qui partagent notre combat. Le CREITA-CI n’a pas d’autre moyen de lutte que d’interpeller les politiques et les institutions internationales par le biais de déclarations, de communiqués de presse, de conférences de presse, d’interviews, d’émissions TV… pour partager ce que nous pensons être nécessaire pour la paix.
La situation géopolitique évolue énormément dans la région, avec plusieurs pays voisins, notamment ceux de l’Alliance des États du Sahel (AES) qui se sont rapprochés de Moscou. La Côte d’Ivoire, elle, reste pour l’instant proche de la France. La situation internationale pèse-t-elle sur les élections à venir ?
C’est le gouvernement ivoirien qui est proche de la France, pas le peuple ! Le peuple ivoirien salue tout ce qui se passe au niveau de l’AES parce que, depuis 2002 et le début de la crise ivoirienne, il n’a pas senti le soutien de la France. Bien au contraire : la France, à travers l’ONU, a été un des bourreaux du peuple. Le peuple ivoirien ne fait pas confiance au gouvernement français pour régler les problèmes d’atteintes à la démocratie et aux libertés que nous subissons. Quand le président Ouattara a fait son troisième mandat, il a eu le soutien de la France, et pour le quatrième mandat la France ne s’est toujours pas prononcée officiellement, alors que nous sommes en pleine crise préélectorale.
Aujourd’hui, les relations entre la Côte d’Ivoire et les pays de l’AES sont très tendues parce qu’il y a eu beaucoup de conflits entre les deux, comme tout récemment l’affaire Alino Faso, un activiste burkinabè mort en prison à Abidjan de causes non encore élucidées. Mais le peuple ivoirien aspire à la souveraineté et au panafricanisme tout comme les pays de l’AES, et pas forcément pour s’attacher à Moscou. C’est là que la France aurait pu sauver sa tête. Quand le président Ouattara continue dans cette dérive dictatoriale et que la France ne dit rien, elle se fait complice, ce qui crée un risque de collaboration avec d’autres puissances. Nous ne sommes contre aucun pays : tout ce qu’on veut, c’est revoir les conditions de notre collaboration avec la France et les autres pays occidentaux. On peut avoir des ressentiments par rapport au passé, mais pour l’avenir nous ne voulons que des rapports équitables.
Propos recueillis par Nicolas Butor
[1] Selon la Constitution ivoirienne de 2016, le président ne peut être réélu qu’une seule fois. Mais cette nouvelle constitution a été interprétée par le pouvoir comme une remise à zéro, permettant à Alassane Ouattara de se représenter en 2020 (premier mandat sous la nouvelle constitution) et en 2025.
[2] L’accusation abusive de « braquage » tend délibérément à mettre sur le même plan le vrai braquage de la BCEAO à Bouaké en 2003, dont les rebelles de Soro sont responsables, et l’action politique de Gbagbo. Ce dernier a été condamné en 2018 pour avoir tenté, en tant que président du pays, de réquisitionner la BCEAO en Côte d’Ivoire, alors sous embargo économique impulsé par la France suite à la crise électorale de 2011.