En 1981, trois hommes aux parcours très différents, le Prix Nobel argentin Adolfo Perez Esquivel, un ingénieur français Jean Fabre, qu’un parcours peu orthodoxe a mené de l’insoumission militante à la promotion des communautés paysannes en Amérique latine, et le fondateur du Parti Radical italien Marco Panella, se retrouvent dans un chambre d’hôtel à partager leur indignation : on vient d’organiser une année de l’enfance, et 40 000 enfants continuent de mourir chaque jour faute de nourriture ou de soins élémentaires ; face à cela, l’indifférence, les discours ou la seule charité.
Or, ils en sont convaincus, les réponses charitables sont dramatiquement insuffisantes : il s’agit d’un problème politique. Il s’agit de réveiller la résistance des citoyens à la négation passive des valeurs les plus élémentaires, de susciter un sursaut contre l’accoutumance à ce véritable " crime contre l’humanité ".
Ils décident alors de proposer aux Prix Nobel qu’ils connaissent un Manifeste-appel contre l’extermination par la faim, qui puisse devenir la charte d’une campagne internationale de citoyens - des citoyens qui interpellent leurs institutions pour que les choses changent, aux niveaux où elles doivent être changées et avec les moyens de l’action collective : " ... Il faut que tous et chacun donnent valeur de loi au devoir de sauver les vivants, et de ne pas exterminer, que ce soit même par inertie, par omission ou par indifférence ".
Ce manifeste sera rapidement signé par 55 Prix Nobel (aujourd’hui 123). Pour le promouvoir, une association internationale est constituée à Bruxelles, Food and Disarmament International (FDI). L’objectif est double : inscrire dans la loi des mesures nouvelles pour la survie et le développement des populations victimes de l’extrême misère ; renforcer et améliorer ce qui, en principe, constitue déjà l’effort collectif en ce sens, l’Aide publique au développement (APD).
La campagne Survie est lancée en Belgique et en Italie où elle rassemble des dizaines de milliers de personnes.
En 1983, après l’engagement d’un grand nombre de bourgmestres et une grève de la faim initiée spontanément par un aveugle, au coeur de Bruxelles, les deux assemblées belges votent à l’unanimité une loi de Survie (10 milliards de FB, soit 1,6 milliards de FF) pour des actions de développement intégré dans l’Est africain.
La campagne Survie commence en France, à Cognin (Savoie), et obtient en un an l’adhésion de plus de 8 000 maires. En 1984, la mobilisation des maires français culmine le 23 juin par les assises nationales pour la Survie et le Développement, occultées par le rassemblement ce même jour à Paris d’un million de défenseurs de l’école libre.
En 1985, au terme de 4 années d’actions non-violentes (jeûnes, marches,... ), le Parlement italien vote une loi de Survie consacrant 9 milliards de FF à un programme d’action de 18 mois dans les pays les plus atteints par la faim et la désertification.
En France, la mobilisation des citoyens et des élus se poursuit : Assises régionales à Lyon, Marseille, Pontivy et Toulouse, fête des mères pour la vie, marche des maires (200, dont certains ont parcouru plus de 500 km jusqu’à Paris). Ces efforts n’obtiennent pas les résultats escomptés : le travail d’explication auprès des " décideurs " (politiques, experts, ONG,... ) est encore insuffisant et Survie découvre que le poids des élus locaux est quasi nul auprès des technocrates et médias parisiens, dans une France jacobine... d’où un changement de stratégie au début 1986.
Survie choisit alors de s’adresser aux députés et de renforcer le contenu de ses propositions, en conviant à cet effet un groupe d’experts, représentatifs de réseaux très divers. Cette année-là, un groupe d’experts, représentatifs de réseaux très divers, est constitué pour affiner le contenu d’une Loi pour la Survie et le développement. Il élabore puis adopte à l’unanimité, 18 mois plus tard, le projet d’un " contrat de génération " fondé sur le partenariat. La cible de l’interpellation des citoyens devient, non plus les maires, mais les parlementaires, auxquels il est demandé de signer un engagement très précis.
En 1987, en France, 312 députés et 103 sénateurs ont signé l’engagement à voter une loi pour la Survie et le Développement. En 1988, les Prix Nobel viennent à Paris et, avec eux, Survie allume 40 000 bougies dans les jardins du Palais Royal pour rappeler que 40 000 enfants sont à sauver chaque jour. Le 22 avril, cette opération est relayée dans 200 villes et villages de France. Avec les principales autorités morales et religieuses, et la quasi-totalité des organisations qui travaillent au développement du Tiers et du Quart-Monde, Survie demande pour le septennat à venir une double priorité de " solidarité ici et là-bas " : une loi contre la grande pauvreté en France, une loi pour la Survie et le Développement dans les pays les plus pauvres. Malgré le fort renouvellement de l’Assemblée, 353 députés et 134 sénateurs sont signataires de l’engagement.
En 1989, cinq députés, issus des cinq groupes de l’Assemblée (Jean-Michel Belorgey pour le PS, Jean-Pierre Delalande pour le RPR, Jean-Paul Fuchs pour l’UDC, Denis Jacquat pour l’UDF et Théo Vial-Massat pour le PC) parviennent à rédiger une proposition de loi commune correspondant aux demandes de Survie : un millième des ressources françaises (7 milliards de francs par an) affectés au développement de base des régions les plus vulnérables, selon un mécanisme institutionnel et contractuel nouveau qui permette la participation prépondérante des sociétés civiles. Quatre des cinq groupes déposent une telle proposition : PC, RPR, UDC, UDF.
Le groupe d’experts s’élargit à une quinzaine de pays d’Europe. il travaille avec des représentants du Tiers-Monde et d’organisations internationales (PNUD, UNESCO, UNICEF, CEE, Conseil de l’Europe, OCDE,.. ). Ses 60 membres posent, après une série de rencontres, les bases d’un " Contrat de génération " entre l’Europe et les Pays les Moins Avancés (les PMA). Ils adoptent une charte : " Partenaires pour un Contrat de génération ", et créent pour la promouvoir le Forum Européen pour un Contrat de génération Nord-Sud. En juin 1992, celui-ci organise durant deux jours, au Parlement européen, un colloque fondateur : " Réarticuler le développement. Culture et institutions du partenariat " [1].
Entre-temps, Survie continue de mobiliser les parlementaires et un large éventail de personnalités. Ceux-ci se rassemblent le 6 juin 1990 pour prêter, un peu plus de 200 ans après le Serment du Jeu de paume, le " Serment de l’Arche " : ne pas se séparer jusqu’au vote de la loi.
Dans l’Assemblée élue en mars 1993, 319 députés sont signataires de la proposition de loi - ainsi que le Premier Ministre, les ministres de l’Economie, des Affaires Etrangères et de la Coopération. L’offensive en faveur de la loi reprend. Elle mobilise des acteurs inattendus : la quasi-totalité des footballeurs professionnels français, qui signent des ballons " Loi Survie " lors d’une soirée de Championnat et viennent les déposer en délégation à l’Hôtel Matignon. Cette démarche est un exemple de contre-pied réussi : si même les footballeurs s’intéressent à la question, le pouvoir politique ne peut plus l’ignorer.
Les actions non-violentes se succèdent, mais les deux citadelles aveugles qui commandent la politique française d’Aide Publique au Développement (APD ; il faudrait plutôt parler d’aide secrète au contre-développement), la cellule franco-africaine et le ministère de l’Economie, résistent. Le projet n’aboutit pas.
Survie découvre peu à peu l’étendue de la corruption qui gangrène le système français de coopération. Non seulement l’aide est gaspillée, mais elle conforte les dictatures claniques, elle couvre le pillage des ressources africaines et l’aggravation d’une dette infondée, elle discrédite peu à peu tout sens du service public. Par-delà les députés et les experts, nous découvrions le système clientéliste franco-africain, cette Françafrique néo-coloniale, ce Paris-village du continent africain dont le degré de corruption ne cessait de nous surprendre : un nombre restreint de décideurs politiques et économiques ne voulaient pas qu’on touche à l’APD... parce qu’ils " touchaient " - parce que les trafics avec l’Afrique étaient, pour certaines écuries politiques, une source de financement considérable - ce qui avait multiplié les moyens de chantage.
Comment se contenter de revendiquer une relance quantitative de l’Aide publique au développement (APD), alors qu’une grande partie de cette "aide" n’atteint pas les populations les plus déshéritées ?
Ce constat explique la redéfinition progressive de l’objectif premier de solidarité internationale. Survie vise aujourd’hui à promouvoir l’accès de tous aux biens publics.
Un clivage partage la classe politique entre ceux, majoritaires, qui ne veulent plus de ce système, et les quelques caciques qui ne veulent pas y toucher. Survie décide donc d’accentuer ce clivage. Elle initie avec Agir Ici une campagne contre la corruption dans les relations Nord-Sud, diffuse une documentation sur les dévoiements de l’APD (" Questions à 40 milliards "), et crée une lettre d’information mensuelle Billets d’Afrique et d’ailleurs.
En mars 1994, Survie éditait un n° spécial de Billets d’Afrique sur les exactions du régime Habyarimana. Nous ne pensions pas qu’un mois plus tard se déclencherait au Rwanda le troisième génocide du XXe siècle (après ceux déclenchés par les Jeunes Turcs contre les Arméniens, et les nazis contre les Juifs et les Tziganes). Nous ne soupçonnions pas à quel point la France y serait impliquée, soutenant le camp du génocide bien longtemps après le déclenchement de celui-ci . Engagés avec d’autres associations dans une mobilisation contre cette dérive tragique de la politique franco-africaine, nous ne pouvions imaginer que notre pays s’empresserait de récidiver en s’alliant avec le régime intégriste, raciste et massacreur du Soudan, ni qu’il renouerait dans la foulée avec le maréchal Mobutu, démolisseur du Zaïre, et son émule le général togolais Eyadéma. La politique africaine de la France, dont nous dénoncions déjà les errements et les "copinages", basculait dans le sordide. Pire encore, il apparaissait que, livrée à plus d’une dizaine de réseaux, clans et lobbies, elle échappait désormais à tout contrôle. Il était impossible de développer dans un tel contexte une coopération crédible.
En plein naufrage, cette coopération n’est plus réparable sans un réexamen complet du système franco-africain, d’où le deuxième objectif de Survie : la réforme de la politique française de coopération en Afrique.
Survie propose que de nouveaux acteurs et une nouvelle " tuyauterie " financière mette en relation contractuelle les quatre pôles politiques et économiques concernés (Etats et acteurs décentralisés, au Nord et au Sud) et non pas seulement deux d’entre eux, comme dans la coopération interétatique ou purement décentralisée, dont les échecs et les limites sont patents [2].
Les 3/4 des députés se sont engagés personnellement en faveur d’un tel projet, capable aussi de constituer un élément central et structurant d’une politique extérieure européenne. Il faut maintenant que la politique s’impose à l’administration, et rompe avec la corruption.
En septembre 1994, nous décidions de nous atteler à une tâche préalable : exiger que la politique de la France envers le continent africain retrouve un minimum de contrôle démocratique et de respect des principes républicains. Nous avions conçu une sorte de projet architectural (la loi Survie et le " contrat de génération "), mais le terrain se révélait pourri : il fallait donc creuser plus profond avant d’ériger - quitte à avoir, un temps, l’impression d’aller en sens inverse du but à atteindre.
Survie s’est donc associée à une dizaine d’autres organisations pour constituer une " Coalition pour ramener à la raison la politique africaine de la France ". Co-animée par Survie et Agir ici, cette Coalition a organisé lors du Sommet franco-africain de Biarritz une action qui a connu un écho notable . Puis elle a publié, durant les cinq derniers mois de la campagne présidentielle, cinq Dossiers noirs de la politique africaine de la France . Les objectifs et le fonctionnement de la Coalition seront redéfinis après l’élection présidentielle de mai 1995. Quoiqu’il en soit, Survie a décidé d’exercer une vigilance et une pression constantes sur les premières initiatives du dispositif franco-africain mis en place par le nouveau Président de la République.
Billets d’Afrique continuera d’être l’un des instruments de cette action. Cette lettre exerce déjà un rôle dissuasif non négligeable, en coopération avec les nombreux amis ou alliés, d’Afrique ou d’autres continents, que Survie s’est trouvé depuis plus de dix ans. Le renforcement de ce réseau ouvert, aux objectifs publics et parfaitement avouables (information, démocratie, respect des deniers publics, refus de la fatalité de la misère, rejet de l’ethnisme et des crimes contre l’humanité,... ) est une priorité.
Compte tenu des dérives criminelles de la Françafrique, Survie s’est fixée comme troisième objectif la lutte contre l’impunité et la banalisation du génocide.
En conclusion :
Ainsi, Survie (qui compte 1600 adhérents en 2007) est depuis plus de 20 ans un trésor invraisemblable de résistance dans un grand dénuement. C’est aussi, de fait, une extraordinaire preuve de la force de l’interpellation. Combien d’élus, de tous bords, sont finalement reconnaissants qu’on les rappelle aux choses essentielles - et sont devenus à leur tour militants ! Notre société est loin d’être parfaite, mais elle nous laisse la possibilité de parler, d’élire des représentants, de les interpeller : ces libertés, trop rares, on peut les faire vivre, et en obtenir énormément, si on veut y croire, c’est-à-dire si on brise les innombrables autocensures du fatalisme, de la crainte, de l’indifférence, de la sacralisation ou du mépris du politique. On a vu, en Europe de l’Est, l’énergie considérable que peut libérer la fin de certaines autocensures.
Survie ne vit que de telles libertés. Elle en a besoin pour aller au bout de son combat.
[1] Pour en savoir plus :
Nord-Sud : de l’aide au contrat. Pour un développement équitable, Claude Marchant (pseudonyme collectif du groupe d’experts réuni par Survie), éditions Syros, 1991. Réarticuler le développement. Cultures et institutions du partenariat, Forum européen pour un Contrat de génération Nord-Sud, Actes du Colloque de juin 1992 à Bruxelles
[2] Voir : L’aide publique au développement, de Anne-Sophie Boisgallais et François-Xavier Verschave, éditions Syros, 1994 (notamment le ch. 7)