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Comment doit se dérouler une "élection" en Françafrique pour que la France se désolidarise ?

Etudiantes dans une université sénégalaise, le 11 février 2011, contre une intervention militaire en Côte d'Ivoire (crédit photo CC Michael Fleshman)
Publié le 7 novembre 2020 (rédigé le 6 novembre 2020) - Survie

A deux semaines d’intervalle, deux nouvelles caricatures d’élection présidentielle viennent d’avoir lieu. En Guinée et en Côte d’Ivoire, les résultats fantaisistes ne peuvent qu’entraîner une contestation légitime de la part de l’opposition. Dans les deux cas, un président allié de Paris a décidé de piétiner la Constitution en arrachant un troisième mandat. Dans les deux cas, la répression s’abat sur les opposants qui dénoncent ce passage en force. Dans les deux cas, la diplomatie française se fait discrète, tel un simple observateur gêné. La responsabilité de Paris se détache pourtant du reste de la "communauté internationale", et pas seulement pour des raisons "historiques" régulièrement signalées : Paris maintient, via sa coopération militaire et, dans le cas ivoirien, une imposante base française à Port-Bouët, un puissant levier de soutien à ces deux régimes dont la "dérive" est consommée.

Sans surprise, l’ élection présidentielle du 18 octobre en Guinée a été officiellement remportée dès le premier tour et pour un troisième mandat par Alpha Condé, ancien opposant arrivé au pouvoir en 2010 en usant d’un dangereux argumentaire ethnique, qui a fracturé le pays depuis dix ans. Son tripatouillage constitutionnel puis le résultat de l’élection étant largement contestés, des manifestations sont réprimées dans le sang depuis un an.
Juste avant l’annonce des résultats, Internet a été coupé pendant quatre jours pour les utilisateurs d’Orange - soit plus de 74% des abonnés du pays -, groupe toujours contrôlé à 25% par l’Etat français. Malgré un bilan macabre (au moins 27 tués depuis septembre 2019 selon l’Union des Forces démocratiques de Guinée - UFDG, coalition de l’opposition), la France maintient discrètement en Guinée une dizaine de coopérants militaires : à quelle fonction, à quel niveau de responsabilité, auprès de quelle autorité ? Parlementaires et citoyens français l’ignorent, tant l’opacité est de règle en la matière.

En Côte d’Ivoire , les résultats "provisoires" donnent aussi Alassane Ouattara vainqueur dès le premier tour de l’élection présidentielle, ce 31 octobre. Si le boycott de l’opposition pourrait permettre d’expliquer son score de 94,27%, celui d’une participation s’élevant à 53,9% n’est pas conforme aux observations [1]. Selon ces chiffres, annoncés par la commission électorale - prétendument - indépendante (CEI), la moitié des inscrits auraient voté pour Alassane Ouattara (ce qui n’est pas crédible malgré l’éclatement de la coalition qui l’avait soutenu pour sa réélection en 2015 [2]), lui offrant une légitimité indue. Lui aussi, comme tant de potentats françafricains avant lui, prétend que ce troisième mandat ne bafoue pas la Constitution au prétexte qu’il l’a faite modifier et que cela remettrait par magie les compteurs à zéro.

Revenu au pouvoir [3] en 2011 grâce à l’activisme politique et militaire français [4], Alassane Ouattara s’affiche comme le principal allié de Paris dans la sous-région. Fidèle VRP de la zone franc et de ses adaptations de façade pour neutraliser les critiques, il a su offrir des marchés juteux aux multinationales tricolores, avec l’aide de Bercy : Bouygues, Bolloré, Accor, Vinci, Razel, Thalès, Alstom, etc. Du C2D ivoirien aux prêts du Trésor français, du métro d’Abidjan à l’aéroport d’Abidjan, il sait rediriger vers le pays qui l’a installé au pouvoir une large partie de la manne financière qui irrigue ses "grands projets".
Comme en Guinée, après la violation de la Constitution, l’heure est à la répression. Et, comme en Guinée, la France fait profil bas pour éviter que l’image d’un vieux chef d’État s’accrochant à son pouvoir n’entache l’image surfaite de "modernité" qu’Emmanuel Macron prétend incarner tout en usant de vieilles recettes, en politique africaine comme ailleurs. On sait par exemple grâce aux médias ivoiriens qu’Emmanuel Macron a reçu Alassane Ouattara à l’Élysée début septembre, sans que la diplomatie française ne laisse filtrer le moindre communiqué, la moindre image de cette rencontre.
Comme en Guinée, la France maintient ses coopérants militaires. Leur présence est un soutien fort aux membres de "l’aile dure" du régime - au premier rang desquels Alassane Ouattara - et aux forces de répression contre l’opposition et la société civile [5]. Mais en Côte d’Ivoire, ce ciment est renforcé par une armature : la base militaire de Port-Bouët, une des deux implantations permanentes de l’armée française en Afrique, comptant plus de 1000 soldats, véritable "assurance-vie" pour président docile et épée de Damoclès pour les récalcitrants [6].

Comment doit se dérouler une élection dans l’ancien pré carré français pour que Paris la dénonce ? L’histoire retiendra que par son silence et le maintien de ses leviers symboliques de soutien, la France d’Emmanuel Macron s’est rendue complice, comme celle de ses prédécesseurs, de forfaitures électorales patentes et de la répression sanglante qui les accompagne. Tant que le maillage de l’armée française, par ses coopérants et ses bases, fournit un filet de soutien et de sécurité aux potentats, la démocratie n’a aucune chance.

[1L’ONG ivoirienne Indigo indique que "23% des bureaux de vote sont restés fermés", pour le Centre Carter il ne s’agit pas d’une élection "compétitive et crédible" et Le Monde note qu’ "aucun procès verbal des résultats n’a été affiché à la sortie des bureaux" de vote

[2Ainsi, malgré une base électorale plus étroite, le vote en faveur de Ouattara serait passé de 42% des inscrits en 2015 à 50% en 2020

[3Premier ministre pendant les dernières années de règne de Félix Houphouët-Boigny, Alassane Ouattara avait privatisé des pans entiers de l’économie au bénéfice des groupes français

[5Depuis 3 mois, Pulchérie Gbalet est emprisonnée, des leaders de l’opposition vient leur domicile assiégé par des hommes armés et des proches détenus par la DST

[6En 2004 et en 2011 l’armée française s’est opposée au président de l’époque, Laurent Gbagbo

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