Ce jeudi 26 juillet, le président français recevra son homologue ivoirien « afin d’examiner comment approfondir le partenariat franco-ivoirien » [1]. La situation ivoirienne exige pourtant une remise en cause radicale du soutien aveugle apporté à Alassane Ouattara. Le changement dont se réclame François Hollande en matière de politique franco-africaine imposerait de réduire les relations au minimum protocolaire.
Si la relation franco-ivoirienne fut orageuse, la Côte d’Ivoire est en passe de redevenir, depuis le retour d’Alassane Ouattara au pouvoir [2], un bastion de la Françafrique grâce à une coopération sécuritaire étroite et une subvention massive à la présence économique française.
C’est six mois, jour pour jour, après la signature du nouveau Partenariat de défense entre la Côte d’Ivoire et la France [3] que François Hollande reçoit son homologue. La coopération militaire est si étroite que la réforme du secteur de la sécurité et de l’armée ivoirienne est pilotée par deux haut gradés français [4], dépêchés auprès d’Alassane Ouattara et de l’ex-leader rebelle Guillaume Soro, nommé premier ministre et ministre de la défense, avant de devenir président de l’assemblée nationale [5]. Tandis que l’armée régulière est réduite aux rôles subalternes, les anciens chefs de guerre de la rébellion ont été promus commandants d’unités spéciales créées par décret présidentiel et reçoivent des formations par des militaires français [6], alors même qu’ils sont soupçonnés par les juges de la Chambre préliminaire de la Cour Pénale Internationale de s’être rendus coupables d’exactions [7]. Les ex-rebelles enlèvent et rançonnent en dehors de toute procédure judiciaire. La justice elle-même est viciée. Les chefs d’inculpation changent au gré des volte-face du régime et des protestations des familles [8]. Les prétendues menaces de déstabilisation finissent en inculpations de détournement de fonds ou en libération par manque de preuve. Ces méthodes trahissent la fébrilité d’un régime illégitime, car issu d’un processus électoral violé.
L’élection présidentielle de 2010 devait sortir le pays d’une longue crise politico-militaire. Le processus prévoyait que les Nations unies certifient les étapes successives : réunification du pays, recensement des populations, désarmement, scrutin présidentiel, refonte de l’armée, scrutins législatifs et locaux. Mais les principaux partis politiques, les rebelles et la communauté internationale ont sabré le processus. L’ONU, sous pressions française et américaine, s’est prêtée à ce jeu antidémocratique, en certifiant un recensement très imparfait et, surtout, en passant totalement sous silence l’absence de désarmement ou ne serait-ce que de cantonnement des groupes armés. Les diplomates onusiens [9] ont même dissimulé pendant sept mois le rapport d’un groupe d’experts qui établissait que les protagonistes se réarmaient dans la perspective du scrutin et suggérait au Conseil de sécurité de soumettre deux chefs rebelles à des sanctions [10]. La présidentielle fut entachée de très forts soupçons d’irrégularité, de part et d’autre. Mais les diplomaties française et américaine ont joué leur candidat favori contre le sortant, par des pressions diplomatiques et économiques extrêmement fortes d’abord. Puis, sous couvert de la mission des Nations unies, la force française Licorne s’est alliée aux rebelles pour renverser le président sortant.
Aujourd’hui, le régime ivoirien considère la force comme sa seule option. Même le nouveau représentant des Nations unies ne se laisse plus abuser par la réconciliation vantée par le régime. Les commandants rebelles présumés responsables des principaux massacres de la crise post-électorale, dans l’ouest, jouissent ainsi d’une totale impunité. Il y a quelques jours à peine, vendredi 20 juillet, un camp de l’ONU accueillant les populations qui ont fui les massacres a été incendié et entièrement détruit par des hommes en armes, faisant au moins une dizaine de morts. Ces violences et cette impunité alimentent des soupçons de persécutions ethniques.
Comme on pouvait le deviner [11], l’installation d’Alassane Ouattara connait une contrepartie économique en faveur d’intérêts français. Le Contrat de désendettement et de développement (C2D) en est le volet essentiel. « Celui-ci sera d’un montant sans précédent puisqu’il dépassera les 2 milliards [d’euros] » fanfaronnait Nicolas Sarkozy [12]. Pourtant, le gouvernement ivoirien devra bel et bien rembourser à l’État français ce montant faramineux, qui est celui de l’endettement généré par l’Aide Publique au Développement (APD) [13]. Mais à chaque échéance, le montant remboursé sera alloué, via l’Agence Française de Développement et le budget ivoirien, à un projet visant à réduire la pauvreté. Or, outre l’éducation et la santé, l’acception très large de cet objectif comprend les équipements, les infrastructures, l’aménagement du territoire et même la gestion des ressources naturelles : autant de secteurs où les intérêts français sont omniprésents. Autrement dit, sous couvert de désendettement et de d’aide au développement, il s’agit en réalité d’une subvention massive et opaque, par la dette ivoirienne, distribuée aux entrepreneurs français. Ils l’ont parfaitement compris : "Nous sommes très contents du nouveau président parce qu’on sait que lui, il va nous amener de l’argent. Et puis c’est un homme d’affaires qui avait déjà été Premier ministre et il avait été très bien quand il était Premier ministre de M. Houphouët, alors nous sommes très heureux. Toute la communauté européenne est très heureuse que ce soit M. Ouattara qui ait pris le pouvoir." [14]
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[2] De 1990 à 1993, Alassane Ouattara fut le premier ministre de Félix Houphouët-Boigny, dont la santé ne permettait plus véritablement d’exercer le pouvoir. Ouattara appliqua les recettes néolibérales du Fonds Monétaire International, dont il avait été directeur du département Afrique et conseiller du directeur général. La population ivoirienne subissait les effets des coupes budgétaires et, bientôt, la dévaluation de 50% du cours du franc CFA. Ouattara lança un vaste programme de privatisations qui bénéficia principalement aux groupes français (Bolloré, Elf, Bouygues, France Télécom, EDF, Club Méd, Hachette...). Le Français Philippe Serey-Eiffel, qui était à la tête de la Direction Centrale des Grands Travaux en 1992, est de retour aux côtés de Ouattara depuis 2011 comme coordonnateur de l’équipe des Conseillers de la Présidence.
[3] Signé à l’Élysée par Alassane Ouattara et Nicolas Sarkozy le 26 janvier, cet accord prend la suite de celui du 24 avril 1961. Les autorités françaises n’ont jamais communiqué officiellement sur la convention sur le maintien de l’ordre de 1962, ni sur son contenu, ni sur son actualité.
[4] Le Général Claude Réglat et le Colonel Marc Paitier (La Lettre du Continent, 12 juillet).
[5] Notons que le 2 juillet, le président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, a cru bon de recevoir son sulfureux homologue ivoirien.
[6] Thomas Hofnung (Libération, le 29 mai) D’ex-chefs de guerre à l’école française.
[7] RFI le 23 février, La CPI enquêtera sur les crimes commis depuis 2002 en Côte d’Ivoire.
[8] Comme d’autres proches du président déchu, Michel Gbagbo est ainsi resté détenu quatre mois sans aucun chef d’inculpation et continue d’être tenu au secret, en violation flagrante des droits les plus élémentaires de la défense. Alors que l’Etat français aurait, dans d’autres circonstances, dénoncé ce qui s’apparente à la prise d’otage d’un de ses ressortissants, ce Français ne bénéficie d’aucun soutien diplomatique, malgré les démarches officielles de sa mère et d’un comité de soutien.
[9] Par une coïncidence troublante, Thierry Le Roy que le gouvernement français avait détaché pendant six mois (à partir du mois de janvier) auprès de la présidence ivoirienne pour mener la réforme de l’État ivoirien, n’est autre que le frère d’Alain Le Roy, qui dirigeait le Département des Opérations de Maintien de la Paix de l’ONU (dont la mission en Côte d’Ivoire).
[10] Lire Sous les tapis de l’ONU.
[11] Christophe Barbier (LCI, 5 avril 2011) : « Nous ferons payer la facture à ceux pour qui nous faisons ce travail difficile, douloureux, qu’est l’action militaire. [...] La Libye, la Côte d’Ivoire, ce sont des pays qui ont des ressources. Ces pays nous rembourseront en avantages, notamment en matières premières, en énergie par exemple. Ils pourront aussi nous acheter des matériels militaires [...]. Nous allons, sans être cynique, améliorer nos matériels, améliorer nos méthodes. Avec l’expérience retirée de ces conflits, ça nous permettra d’être encore plus compétitif sur ce marché […] qu’est la vente des armes. »
[12] Nicolas Sarkozy, le 21 mai 2011, jour de l’investiture d’Alassane Ouattara, devant les expatriés réunis dans la base militaire française d’Abidjan.
[13] L’APD est, en elle-même, génératrice de dette et de détournements. Au plus grand profit des élites politico-économiques françafricaines, au plus grand malheur des populations qui subissent le fardeau d’une dette contractée par des gouvernements souvent illégitimes et corrompus.
[14] Un entrepreneur français installé en Côte d’Ivoire depuis 1969, vidéo du 21 mai 2011, sur le site de l’Élysée. Lire Côte d’Ivoire : un gâteau à 2 milliards d’euros.
[15] Depuis 2004, quatre propositions de résolution visant à créer une commission d’enquête parlementaire sur l’intervention française en Côte d’Ivoire ont été déposées. Deux l’ont été le 1er décembre 2004 et les deux autres, les 26 octobre 2005 et 12 juillet 2011.
[16] Le Canard Enchaîné, 1er décembre 2004.