L’opération Serval ne peut et ne va résoudre que la question du contrôle du Nord du Mali par les groupes armés. Or la crise malienne est le fruit de la convergence complexe de plusieurs facteurs, notamment celui de la situation au nord avant janvier 2012, celui du contexte régional et celui de l’effondrement du système politique à Bamako.
Pour garder le contrôle du nord du Mali, les Français sont d’ores et déjà obligés de s’appuyer sur les groupes armés qui, depuis les années 1990 et surtout les années 2000, ont mis cet espace en coupe réglée, notamment pour le contrôle du trafic de drogue et d’otages. Ainsi voit-on le Mouvement Arabe de l’Azawad, dont les chefs ont été impliqués dans le trafic de cocaïne et qui se sont alliés à Ansar Dine et à AQMI, et qui joue le rôle de vitrine politique des milices Ganda Izo (impliquées dans des violences ethniques et dont certains membres semblent avoir flirté avec le MUJAO à Gao), être reconnu comme interlocuteur dans le processus de paix. De son côté, le MNLA, coupable de crimes et déclencheur de la crise, est protégé par la France, tandis que le HCUA est invité aux discussions alors qu’il a fédéré sous son aile les Touaregs qui ont quitté le mouvement djihadiste Ansar Dine au moment de l’intervention militaire française. Parallèlement, parmi les militaires maliens qui ont repris le Nord sous le parapluie armé français, on compte d’anciens miliciens qui ont, eux-aussi, trempé dans le trafic de drogue.
Aujourd’hui, en les légitimant, la communauté internationale, emmenée par la France, est en train de rejouer le scénario mis en place par ATT qui a conduit au chaos : « obtenir d’acteurs armés irréguliers qu’ils se neutralisent temporairement » [1]... jusqu’à ce qu’une nouvelle étincelle fasse exploser cette poudrière, comme l’a fait la chute de Kadhafi.
D’ailleurs, les enjeux régionaux ne semblent toujours pas être pris en compte par Paris. Ainsi, alors que la crise malienne a éclaté à la suite de l’intervention militaire occidentale en Libye, les répercussions de Serval reviennent en boomerang dans ce pays, vraisemblablement devenu le refuge des islamistes armés. Le risque « djihadiste » se diffuse également vers le Niger, comme les récentes attaques terroristes à Arlit et Agadez l’ont montré. En Mauritanie, des révélations sur des liens supposés entre le président-putschiste Abdel Aziz et des « narco-terroristes » maliens fleurissent sur fond de règlements de compte entre ce dernier et Bouamatou, homme d’affaires et ancien homme-lige du président. Quant à l’Algérie, les raisons de suspecter ses services secrets (le Département Renseignement Sécurité, DRS) d’instrumentaliser voire de manipuler AQMI et Ansar Dine ne manquent pas [2], même si les Algériens ne semblent pas hésiter à jouer double jeu. Ils offrent des facilités logistiques aux militaires de Serval, tandis que les otages français auraient été exfiltrés par les islamistes armés à travers la frontière algéro-malienne, verrouillée par les militaires, et installés dans le sud algérien, la région la plus surveillée du pays.
Enfin, en imposant une élection présidentielle au Mali, Paris paraît croire que le pays sera stabilisé. Mais au-delà des problèmes des listes électorales pas à jour et des centaines de milliers de déplacés, c’est faire fi de la cause majeure de la situation au Mali, un système politique gangrené tant au niveau de ses représentants que de ses institutions. C’est en effet l’ensemble du système actuel qui a failli : pauvreté chronique, mal- et sous-nutrition, faillite du système éducatif, explosion des inégalités, corruption, incompétence et prévarication des élites, armée incapable, divisée et criminelle [3], quasi-totalité de la classe politique responsable, à un moment ou un autre, du délitement du pays... Aujourd’hui, à Bamako, la rhétorique va-t-en guerre désigne le MNLA responsable du chaos, comme si en faire le bouc-émissaire permettrait de refaire l’unité du pays et, accessoirement, de mobiliser des électeurs.
Mais les mouvements armés au Nord du pays ne sont que le symptôme de l’effondrement de la souveraineté de l’État malien sur son propre territoire, ce qu’une intervention étrangère et une mise sous tutelle politique sont par définition incapables de restaurer.
[1] International Crisis Group, « Mali : éviter l’escalade », 18/07/2012
[2] Voir les chapitres 1 et 7 de l’ouvrage dirigé par Michel Galy, La guerre au Mali. Comprendre la crise au Sahel et au Sahara. Enjeux et zones d’ombre, La Découverte, 2013
[3] Voir les rapports de Human Rights Watch et d’Amnesty International sur les crimes de la reconquête du Nord