Survie

Critiquer le clan présidentiel tchadien : impossible, même en France ?

Publié le 17 septembre 2019 - Emma Cailleau

Makaila Nguebla, journaliste et blogueur tchadien, comparait ce mardi 17 septembre pour diffamation et injure publique au Tribunal correctionnel de Paris.

L’affaire remonte à novembre 2017. Makaila Nguebla, dont le blog, bien connu des Tchadiens, publie et relaie chroniques et analyses de l’actualité du pays, fait paraître une tribune qui dénonce les agissements de Abbas Tolli, neveu d’Idriss Déby et gouverneur de la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC). Un droit de réponse est demandé et publié sur le blog, conformément à la loi. Puis un cabinet d’avocats demande le retrait de la publication, ce qui est fait. Malgré tout, un an plus tard, Makaila Nguebla reçoit une première convocation.

Liberté de la presse sous pression

Ce n’est pas la première fois que les activités journalistiques de Makaila dérangent le pouvoir au Tchad. En 2013, alors qu’il est installé au Sénégal depuis 8 ans, la pression des autorités tchadiennes auprès du gouvernement sénégalais ont conduit à son expulsion de ce pays, le poussant à demander l’exil en France. Cette nouvelle convocation s’inscrit dans la continuité des intimidations qui visent à ébranler son travail.

Au Tchad, la pression sur les voix dissonantes ne cesse de s’intensifier. Les manifestations sont interdites, la presse menacée, intimidations et pressions sont exercées sur quiconque émet une critique. Ainsi, en avril dernier, seul.es quelques manifestant.es ont osé sortir protester contre la vie chère et ont aussitôt été arrêté.es. Toute critique du gouvernement actuel expose les journalistes à des risques : intimidations, accusations de diffamation, suspension de publications... Pour exemple, le 16 août 2019, deux directeurs de publication, Martin Inou Doulguet et Abderamane Boukar Koyon, ont été incarcérés à Ndjaména, accusés de diffamation à la suite d’articles contradictoires avec le discours du régime. La procédure judiciaire prévue dans ce cas n’a pas été mise en place. Le verdict du procès est encore en délibéré, mais les peines encourues vont jusqu’à un an d’emprisonnement et un million de francs CFA d’amende. Ces attaques contribuent à affaiblir une presse au plus mal et à réduire la liberté d’expression. Selon Reporters Sans Frontière, le Tchad est classé 122e sur 180 dans le classement pour la liberté de la presse.

La « lutte contre le terrorisme » au service d’une dictature

L’expansion de la « lutte contre le terrorisme » alimente ce durcissement du régime tchadien. La France, moteur de cette lutte au Sahel, est un allié précieux pour le régime de Déby. En février dernier, les avions de l’armée française ont bombardé une colonne de rebelles, à 1500 km de Ndjaména. Les autorités françaises affirment être intervenues à la demande du Tchad pour éviter un coup d’État. Plus de 200 rebelles ont été arrêtés et ont été jugés en août dernier, non pas dans un tribunal mais en prison, pour « terrorisme ». La « stabilité » du Tchad (c’est-à-dire le maintien en place du régime, coûte que coûte), qui accueille le QG de l’opération Barkhane, est un enjeu géostratégique aux yeux de la France et au mépris des réalités vécues par la population tchadienne.

Par ailleurs, en juin dernier, des arrestations de trois rebelles tchadiens ont eu lieu en France, dans le cadre d’une enquête ouverte en 2017 sur des soupçons de crime contre l’humanité commis au Tchad et au Soudan entre 2005 et 2010. Parmi eux, seul Mahamat Nouri a été placé en détention provisoire. Celui-ci était à la tête d’une offensive rebelle qui a sérieusement menacé le pouvoir en 2008, sauvé de justesse par l’aide militaire de la France. Sans remettre en question le fait qu’une enquête judiciaire se déroule en France sur de tels crimes, ce qui étonne est que ces arrestations interviennent à un moment où Déby tente à tout prix de mater les rébellions. D’ailleurs, l’un des chefs d’inculpation de Mahamat Nouri est le recrutement forcé de combattants dont des mineurs, mais à la même période, des enfants soldats étaient présents aussi dans l’armée tchadienne et l’armée française formait et soutenait cette armée.

Dans ce contexte répressif et violent, que penser de la signature de six nouvelles conventions de coopération militaire signées avec la France le 4 septembre [1] ? Sur son site internet, l’ambassade de France se vante même d’une implication particulièrement forte auprès de l’armée tchadienne dans le cadre de cette coopération militaire : restructuration de l’armée nationale tchadienne, soutien au commandement, logistique, et appui à la direction générale du renseignement militaire – c’est-à-dire à l’espionnage de la société civile et de l’opposition.

Il est donc d’autant plus important que des voix critiques et indépendantes puissent s’exprimer. Le blog de Makaïla Nguebla, qui dévoile des informations et donne la parole à différents acteurs de la vie politique et de la société civile tchadienne depuis 13 ans, joue à ce titre un rôle précieux. Il relaie et informe sur un pays où le silence se durcit. Par son professionnalisme et sa fiabilité, il constitue une source d’informations et de débats nécessaires au Tchad et en France.

Survie lui apporte tout son soutien et appelle la justice française à protéger la liberté d’expression plutôt qu’à se laisser instrumentaliser par le régime tchadien et ses affidés.

Procès finalement reporté

Mise à jour : le procès est finalement reporté de quelques mois. Voir le communiqué sur makaila.fr, ici.

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