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Gaza, impensé colonial du soutien « inconditionnel » français à Israël ?

Gauche : Even Air France Israel 1949 (publicité, crédit CC Galerie Estampe Moderne & Sportive Paris). Droite : « Gaza bombing », 10 août 2014 (crédit CC Global Panorama)
Publié le 9 novembre 2023 - Survie

De Constantine à Gaza : des massacres du 20 août 1955 à ceux du 7 octobre 2023

En août 1955, dans le Constantinois, Youssef Zighout, chef régional du FLN, organise une grande offensive contre l’occupant français. Elle vise militairement des gendarmeries et des postes de police et est doublée d’attentats et d’émeutes visant des colons et leurs alliés : près de 170 Européens sont assassinés, le plus souvent à l’arme blanche ou à l’aide d’outils agricoles dans des conditions atroces. En retour, le gouvernement français, et la presse métropolitaine s’empare de ces crimes pour disqualifier le FLN : groupe terroriste barbare hors de toute humanité, avec lequel il serait impossible de transiger. Toute solidarité avec la cause indépendantiste, déjà très largement inaudible, est criminalisée.

La réaction coloniale est brutale : Jacques Soustelle, résident général, mobilise les appelés du contingent, étend l’état d’urgence à toute l’Algérie, laisse se développer des milices de colons et lâche la bride à une vengeance aveugle. Benjamin Stora la résume ainsi : «  La répression organisée par l’administration coloniale, avec la police et surtout les militaires mais aussi le concours “spontané” de milices civiles, sera à la fois impitoyable et totalement disproportionnée [1]. L’armée bombarde en effet sans distinction de nombreux villages des environs, procède à des rafles massives d’hommes âgés de 15 à 70 ans, les entasse dans le stade municipal de Constantine avant de les fusiller pour la plupart. On estime que ces massacres ont fait plus de 10 000 victimes, mais dans un contexte de guerre coloniale, donc raciste, ces morts « ne comptent pas ».

L’histoire ne se répète jamais et l’analogie ne tient pas de bout en bout mais on retrouve des mécanismes qui font évidemment penser à la situation actuelle entre Israël et Palestine : un massacre commis par un groupe armé radical se revendiquant d’une libération nationale, une répression aveugle et indistincte, une opinion publique travaillée pour ne voir qu’une partie des violences. Et, surtout, un processus colonial ancien et brutal quasiment oblitéré. On en viendrait presque à croire que ce sont les Palestiniens qui depuis 75 ans occupent et grignotent des territoires israéliens.

Qu’en Israël, pays dirigé par une droite coloniale, elle-même extrémiste, l’on puisse entendre de la bouche du ministre de la Défense Yoav Galant le 9 octobre qu’il s’agit d’un combat contre « des animaux humains » ne semble pas si incongru. Le gouvernement israélien présente de même les bombardements massifs sur Gaza comme un conflit « civilisationnel » entre une démocratie attaquée dans son essence donc plus largement entre les « valeurs de l’Occident » et celles d’un groupe terroriste barbare représentant le « djihadisme global ».

En France, soutien « inconditionnel » : impensé colonial ou solidarité coloniale ?

Mais qu’en France, ce type de rhétorique puisse être adoptée au point d’être dominante, cela en dit beaucoup sur l’impensé, voire le continuum colonial qui structure encore notre pays. Il est évident que les atrocités de l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre nous blessent toutes et tous dans notre humanité, mais pendant plusieurs semaines, l’émotion causée par ces massacres a été instrumentalisée pour verrouiller le débat public sur une position univoque de soutien à Israël, sans jamais évoquer la structure coloniale de cet État ni s’émouvoir des milliers de Gazaouis qui meurent sous les bombes. Le racisme et l’islamophobie à l’œuvre dans notre société participe à déshumaniser les Palestiniens dans un écrasement identitaire plus large qui crée le fantasme d’un islamiste terroriste mondialisé, violent, barbare et sanguinaire, que ce soit au Bataclan, en Syrie ou au Sahel.

Ainsi, Catherine Colonna, ministre française de l’Europe et des Affaires étrangères a pu déclarer le 15 octobre 2023 qu’« Israël a le droit de se défendre face à la monstruosité du Hamas et du danger qu’il représente […]. Israël est une grande démocratie, c’est la marque des démocraties que de respecter le droit » ou bien Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée Nationale, qui affirme le 22 octobre que « rien ne doit empêcher Israël de se défendre ». Le ministre des Armées Sébastien Lecornu va plus loin encore le 16 octobre et se félicite du « renseignement fourni » à Israël. Enfin, Emmanuel Macron lui-même va jusqu’à proposer lors de son voyage en Israël le 25 octobre la « constitution d’une coalition internationale pour lutter contre le Hamas ». On cherche vainement ici la position « équilibrée » et « utile » tant vantée par le président français.

Criminalisation des solidarités anticoloniales

Pire, nous assistons à une radicalisation des discours publics en France et à des tentatives de criminalisation de tout raisonnement ne serait-ce qu’un peu plus nuancé. Cette offensive vient, d’une part, de l’extrême droitisation du paysage médiatique dans le sillage de l’empire Bolloré, mais aussi et principalement des responsables politiques en poste. Ainsi, pendant près de quinze jours, toutes les manifestations de soutien à la Palestine ont été interdites, Gérald Darmanin affirmant le 24 octobre qu’elles sont de fait des manifestations « pro-Hamas ».

Ainsi, exemple parmi tant d’autres, à Toulouse, un rassemblement organisé pour la commémoration du massacre colonial du 17 octobre 1961 s’est vu interdire au motif qu’il liait cet événement «  tragique, historique et reconnu de l’histoire nationale  » à la dénonciation des « pratiques impérialistes, colonialistes et racistes d’aujourd’hui ». L’interdiction préfectorale va jusqu’à indiquer que « la tenue d’une manifestation de soutien au peuple palestinien, constitue en elle-même une atteinte à la dignité humaine et un trouble à l’ordre public », et qu’« une telle manifestation vise à provoquer ou légitimer des actions de nature terroristes » [2] . Avec de tels arguments, il devient facile de cibler pour apologie du terrorisme des associations de soutien aux Palestiniens ou des députés d’opposition comme Danielle Obono, et de légitimer une dérive autoritaire inquiétante.

[1Stora, Benjamin. "Le massacre du 20 aout 1955 : récit historique, bilan historiographique." Historical Reflections/Réflexions Historiques, vol. 36, no. 2, 2010,

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