L’État tunisien et la banque allemande KFW viennent de lancer la construction d’une usine pilote d’ammoniac à Gabès, au sud-est de la Tunisie. Dans ce pays, c’est le premier pas vers l’exploitation à grande échelle de l’hydrogène dit « vert », un gaz qui peut être transformé en ammoniac pour de nombreuses réutilisations. L’Europe, qui a besoin de moins dépendre du gaz russe, investit dans une ressource qu’elle présente comme écologique. Mais, partout en Afrique du Nord, les méga-projets européens d’hydrogène riment surtout avec accaparement des terres et de l’eau, pollutions et ruine de l’agriculture. A Gabès, ils s’ajoutent à la catastrophe environnementale, en cours depuis des décennies, dans laquelle la France a déjà d’importantes responsabilités via l’exploitation du phosphate.
Une économie néocoloniale de guerre
D’une capacité modeste de 630 tonnes par an, l’usine pilote de Gabès préfigure l’ambitieux plan de développement qui envisage à terme l’exportation de 6 millions de tonnes d’hydrogène « vert » tunisien, environ un tiers des 20 millions de tonnes dont l’Europe affirme avoir besoin dès 2030 [1]. La banque KFW, créée au moment du plan Marshall après la Seconde Guerre mondiale, et spécialisée dans la coopération internationale allemande, finance ce projet-pilote [2]. En 2024, elle avait déjà investi 24 milliards d’euros pour construire le réseau de pipe-line européen pour l’hydrogène [3], qui doit servir à réceptionner une matière première extraite en majeure partie en Afrique du Nord. Ce n’est pas un hasard si l’Allemagne est à l’avant-garde des projets d’hydrogène. C’était l’un des pays européens les plus dépendant au gaz russe avant les sanctions prises contre la Russie après son invasion de l’Ukraine. En 2022, 55 % des importations allemande de gaz venaient de Russie, contre seulement 17 % pour la France, et entre 40 et 50 % au niveau de l’ensemble de Europe. Si ces proportions ont fortement baissé, le gaz russe représente toujours 15 % des importations européennes. Ce gaz est moins cher que le le gaz américain ou norvégien, et il dispose d’une infrastructure de pipe-lines qui rendent sa fourniture plus simple et moins onéreuse. La dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de la Russie est donc un problème de coût. Et c’est la raison principale pour laquelle les dirigeants européens cherchent des sources d’approvisionnement bon marché [4].
L’Europe présente l’hydrogène « vert » (c’est-à-dire non-obtenu avec du pétrole) en Afrique du nord comme s’inscrivant dans une politique industrielle à même de répondre à ses besoins en énergie, et respectueuse de l’environnement. Avec la guerre en Ukraine, le programme « REPowerEU » organise la diversification des sources de gaz pour le vieux continent. Mais la Commission européenne avait en réalité lancé dès 2020 sa « stratégie de l’hydrogène pour une Europe climatiquement neutre », et identifiait l’Afrique du nord comme un fournisseur intéressant : « L’Afrique par exemple, en raison de son potentiel considérable en matière d’énergies renouvelables, et plus particulièrement l’Afrique du nord en raison de sa proximité géographique, est un fournisseur d’hydrogène à un coût compétitif pour l’UE » [5] . Derrière les belles intentions écologiques, apparaissent donc surtout des enjeux économiques. Et si les coûts sont effectivement attractifs en Afrique du nord, c’est moins à la faveur de logiques libérales de marché que grâce à des privilèges néocoloniaux. En Tunisie, les multinationales européennes bénéficient de la « loi 72 », qui les exonère d’impôts et leur permet de ne pas être soumises au régime de change [6]. Elles bénéficient également de l’accord d’association UE-Tunisie de 1995 qui a levé les barrières douanières, et leur ont permis d’écraser la concurrence dans la plupart des secteurs. C’est la France qui a été l’architecte de ces mécanismes néocoloniaux depuis l’indépendance de la Tunisie, et qui n’a cessé de chercher à les maintenir, quitte à participer activement à la corruption des institutions, comme pendant la période de Ben Ali [7] . Dès 1952, François Mitterrand, déclarait "Notre présence en Afrique du Nord, et spécialement en Tunisie, est l’impératif numéro un de la politique française. Avons-nous recherché le meilleur moyen de la perpétuer ?" [8]. Une très bonne définition avant l’heure de ce qu’allait être la Françafrique en Tunisie, comme dans le reste de l’aire d’influence française. Dans cette conception de l’Afrique, les conséquences écologiques de l’activité des multinationales n’ont jamais été prise sérieusement en considération. Et tout porte à croire qu’il en ira de même pour les méga-projets d’hydrogène.
Pollutions, catastrophes et multinationales européennes
Pour son utilisation, l’hydrogène peut être transformé en ammoniac, très puissant gaz à effet de serre. Sous cette forme, son transport est réalisé à moindre coût, et il peut même être utilisé directement comme carburant, ou comme engrais. Toute fuite, même minime, dans le circuit de distribution engendre un impact climatique fort [9]. L’adjectif « vert » pour l’hydrogène est donc fallacieux, même si on ne s’intéresse qu’à l’effet de serre induit par l’ammoniac et sa combustion. Mais il représente aussi un danger de catastrophe. L’explosion du port de Beyrouth, responsable de la mort de 218 personnes en août 2020, a été causée par une fuite de nitrate d’ammonium, un engrais dérivé de l’ammoniac. Or, la zone industrielle de Gabès est tristement réputée pour les accidents réguliers dans ses usines, les fuites et la mauvaise gestion.
La production d’hydrogène sans pétrole se fait par électrolyse de l’eau, ce qui nécessite de l’électricité et de l’eau. D’ici 2050, la couverture de 500 000 hectares de terres (environ 3 % de la surface totale du territoire tunisien) par des panneaux solaires est prévue pour l’ensemble des projets européens d’hydrogène. Ils impliquent la réquisition de terres communautaires, comme c’est déjà le cas dans la région de Segdoud près de Gafsa, et de vastes terres « domaniales » appartenant à l’État [10]. Ces projets nécessitent également la mise en place de stations de dessalement de l’eau d’une capacité de 160 millions de mètres cubes par an. L’équivalent de la consommation annuelle de 400 000 Tunisien.ne.s [11] alors que, comme l’indique Houcine Rhili de l’Observatoire tunisien de l’eau, « depuis 1995, la Tunisie est classée par l’Organisation des Nations unies parmi les 27 pays qui souffrent de stress hydrique » [12] , et qu’elle peine à raccorder en eau potable l’ensemble de la population. Les stations de dessalement produiront donc de l’eau pour fabriquer de l’hydrogène au lieu de la destiner aux habitants !
L’Allemagne joue un rôle important dans le développement de l’hydrogène en Afrique du nord. Son agence de développement, GIZ, est à la manœuvre depuis plusieurs années pour la concrétisation de ces projets [13]. La GIZ partage son influence en Tunisie avec l’Agence française de développement, ou avec le Plan Mattei, la structure de « coopération » néocoloniale à l’italienne. Mais, de plus, GIZ a depuis des années ses bureaux dans la plupart des ministères tunisiens. A Gabès, le membre du collectif Stop Pollution et président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, Kheyreddine Debaya dénonce ces ingérences : « Les élus locaux et les députés ne sont pas au courant de ce qui se passe. Il y a 4 ou 5 personnes dans les ministères qui prennent les décisions avec les dirigeants européens et les multinationales du secteur […] C’est comme si nous devenions la batterie de l’Europe sans avoir notre mot à dire. C’est peut-être difficile pour les dirigeants allemands, italiens ou français de convaincre leurs populations de réaliser de tels projets, mais ici ils n’ont pas ce genre de préoccupation » [14].
L’usine pilote de Gabès n’est qu’un avant-goût des méga-projets européens d’hydrogène. TotalEnergies et Verbung, le leader autrichien de l’électricité, ont signé un mémorandum avec l’État tunisien qui prévoit de produire un million de tonnes d’hydrogène par an. Dans tous les bons coups de l’extractivisme néocolonial, Total est déjà empêtrée en France dans des enquêtes judiciaires visant ses mégas projets pétroliers en Ouganda et en Tanzanie [15] . La multinationale est en effet attaquée par trois associations ougandaises (Afiego, Nape/Amis de la Terre Ouganda, Tasha Research Institute) et deux françaises (les Amis de la Terre France et Survie) pour violation du droit à la terre de 118 000 personnes et pour manquement à son devoir de vigilance prévu par la loi française [16].
Ruée vers l’hydrogène en Afrique du Nord
Au Maroc, les projets d’hydrogène sont en tout point similaire à ceux menés en Tunisie, et TotalEnergies est encore une fois très bien placée. Depuis le début des années 2020, la multinationale s’est implantée dans la région aride de Guelmim Oued Noun, dans le sud du pays, et s’est déjà accaparée 170 000 hectares de terres, pour une mise en production qui devrait commencer en 2027 [17]. La France et ses multinationales sont très en pointe dans les projets marocains de par la proximité entre l’Élysée et le Makhzen, qui s’est renforcée ces derniers mois. La visite d’État fastueuse d’une délégation française au Maroc en octobre 2024 a permis de les accélérer... et d’en lancer de nouveaux ! L’entreprise française Engie a par exemple signé des contrats avec l’Office chérifien des phosphates (OCP) pour lancer des projets d’hydrogène au Sahara Occidental [18]. La France soutenant désormais pleinement la colonisation marocaine, ses multinationales ont les mains libres pour profiter de l’occupation des terres sahraouies. De plus, Total, et d’autres multinationales européennes ont signé des contrats avec la Mauritanie et l’Égypte, tandis que l’italien Eni s’est positionné en Algérie [19] . Une sorte de ruée européenne vers l’hydrogène est en cours dans toute l’Afrique du nord.
L’Europe ne fait aucune remise en question de son modèle de développement énergivore et polluant. L’invasion russe de l’Ukraine aurait pu être une occasion de chercher de réelles alternatives à la dépendance au pétrole et au gaz importés, en réfléchissant à d’autres modes de production. Mais bien au contraire, l’impérialisme russe provoque une sorte de raidissement de l’Europe qui, en parallèle d’une politique militariste, cherche à renforcer son capitalisme industriel et ses zones d’influence traditionnelles. Dans ce contexte, l’Afrique est vue comme la base arrière d’une économie néocoloniale de guerre, où l’Europe déplace les coûts environnementaux du Nord vers le Sud, un « racisme environnemental (qui) se marie au colonialisme énergétique » comme l’écrit le chercheur et activiste algérien Hamza Hamouchène [20].
Décoloniser l’écologie : le collectif Stop pollution de Gabès
L’idée d’une justice environnementale et décoloniale fait son chemin en Tunisie. Depuis une dizaine d’années, les mouvements sociaux s’approprient les enjeux écologiques face aux sécheresses ou aux pollutions qui menacent de plus en plus la survie des habitant.e.s. C’est notamment le cas à Gabès, où le collectif Stop pollution, très dynamique et populaire, se mobilise contre l’industrie du phosphate. Dans cette ville, l’implantation d’une entreprise publique, le Groupe chimique tunisien (GCT) depuis les années 70 a été synonyme de ravage des terres agricoles, des cours d’eau et des nappes phréatiques mais aussi de la faune et de la flore de la seule oasis maritime du monde. Gabès est passée d’un statut de petit paradis agricole méditerranéen, à celui d’une décharge chimique où l’espace vital s’amenuise. Et c’est pourtant dans cette région déjà sinistrée que l’État tunisien et le GCT, avec le soutien de l’Europe ont décidé d’implanter la première usine d’ammoniac destinée à la production de l’hydrogène vert. A Gabès, l’industrie de l’hydrogène va donc s’ajouter à l’ écocide provoqué par l’industrie du phosphate et ses rejets de phosphogyse.
Dans l’industrie du phosphate en Tunisie, le rôle de la France est central. C’est d’abord la colonisation française qui lança l’exploitation en s’appropriant les terres des communautés bédouines tunisiennes de la région Gafsa à la fin du XIXe siècle. Au cours du XXe siècle, les techniques évoluèrent, et la production d’engrais phosphatés se perfectionna. En 1947, l’État français créait la S.I.A.P.E (Société Industrielle d’Acide Phosphorique et d’Engrais), implantée à Sfax, et démarrait en 1952 de la production de l’engrais Triple Super Phosphate (TSP). Après l’indépendance en 1956, la SIAPE continue ses activités, avant d’être intégrée dans le GCT au début des années 90. En 2019, après plus d’un demi-siècle, elle ferme ses portes, laissant derrière elle un terril de phosphogypse de 50 mètres de haut (voir encadré « les engrais de la pollution »). Un monstre toxique que l’État français a créé alors qu’il colonisait encore la Tunisie, et que l’État post-indépendant a repris à son compte. Si cette usine a fermé, les conséquences de la pollution qu’elle a engendré continue de peser lourdement sur la ville de Sfax, comme l’a très bien documenté le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) [21]. A propos de la pollution du phosphogypse, la responsabilité environnementale historique de l’État français est notamment liée cette usine.
Mais les responsabilités françaises ne s’arrêtent pas là. En 1972, la multinationale française du bâtiment SPIE Batignolles construisait l’usine ICM 1 (Industrie chimiques maghrébines) pour le compte de l’État tunisien. Une usine qui fût elle aussi intégrée au GCT dans les années 1990. Il y a 10 ans, l’Observatoire des multinationales avait interrogé Nourredine Trabelsi, le directeur en charge de l’environnement du GCT, qui révélait que SPIE Batignolles avait programmé les rejets de phosphogypse dans le golfe de Gabès [22]. Dans les années 80, ces rejets furent interdits en France, notamment ceux qui s’effectuaient dans la Seine, et ils se retrouvèrent donc tous délocalisés en Tunisie, ou ailleurs en Afrique du nord. Un exemple typique du déplacement du coût environnemental.
Aujourd’hui, l’un des plus gros clients du GCT est une autre multinationale française : Roullier, qui est elle toujours en activité. Avec sa filiale tunisienne Phosphea, elle produit 260 000 tonnes d’engrais phosphatés par an en Tunisie. Grâce à ses deux usines à Gabès, Roullier se vante d’avoir doublé sa production d’engrais en Tunisie depuis une vingtaine d’années, et il a le soutien appuyé de l’Ambassade de France. Interrogé par France Bleu en 2023 sur la participation indirecte de Roullier dans la pollution du golfe de Gabès, le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau avait refusé de répondre [23]. Qu’en sera-t-il de la nouvelle pensionnaire du ministère, Annie Genevard, ou de ses successeurs-rices ?
Le phosphogypse, une substance (très) dangereuse, les études existent !
Depuis dix ans, le collectif Stop pollution s’est emparé publiquement des questions écologiques. Il réclame l’arrêt du déversement du phosphogypse dans le golfe de Gabès, il dénonce les graves conséquences de cette industrie sur l’environnement et la santé publique, tout en dénonçant le rôle des multinationales européennes. De très importantes manifestations locales avaient eu lieu dans les années qui suivirent l’intifada du 17 décembre 2010, et culminèrent en 2017.
Devant l’ampleur des manifestations, l’État tunisien avait pris quelques engagements, dont l’arrêt de l’extension des projets industriels à Gabès. Mais Kaïs Sayed, l’actuel président de la République, vient de les balayer d’un revers de la main le 5 mars 2025 [24]. Non seulement il a annoncé l’implantation du projet-pilote et son usine d’ammoniac dans la zone industrielle de Gabès, mais il a retiré aussi le phosphogypse de la liste des substances dangereuses, en affirmant qu’il pourrait être recyclé pour des projets dans la construction ou l’agriculture. Des déclarations incompréhensibles pour Kheyreddine Debaya de Stop Pollution : « En 2017, nous avions un accord avec le gouvernement pour réduire la taille de la zone industrielle, pour préserver l’oasis et les terres agricoles. La construction de cette usine va au contraire étendre la zone, c’est une violation des engagements que nous avions obtenus. À l’horizon 2026, les 2/3 du GCT devaient être démantelés. C’est comme si tout ce qui avait été décidé était annulé. À la place, on nous annonce l’arrivée de cette usine d’ammoniac et le déclassement du phosphogypse comme substance dangereuse, ce qui n’a pas de sens. »
Le phosphogypse est en effet classé comme substance dangereuse par l’Union européenne, par les Etats-Unis ou par le Canada. En 2002, l’étude russe Zakharova concluait qu’il existe un risque de développer un cancer suite une exposition à l’arsenic contenu dans le phosphogypse en cas « d’ingestion de produits agricoles » et de « captage d’eau souterraine » à proximité d’un terril de phosphogypse [25] . Il existe plusieurs terrils de phosphogypse en Tunisie, comme ceux de Mdhilla et de Sfax. Selon cette étude, il peut donc y avoir un lien direct entre les multiples cas de cancers des habitants de ces villes tunisiennes, et les terrils. Cela pose la question de la responsabilité des Etats qui ont lancé cette industrie (la France à la fin de la période coloniale, la Tunisie après l’indépendance), et des multinationales qui continuent de prospérer grâce à cette ressource sans se soucier de la santé des citoyens tunisiens Quand à l’étude américaine Conklin de 1992, elle soulignait les risques importants sur la santé humaine en cas de réutilisation du phosphogypse [26] . Cette étude est à la base du classement du phosphogypse comme « substance dangereuse » par l’Agence de Protection de l’Environnement des USA, et de son interdiction dans la plupart des utilisations (agriculture, matériaux de construction). De plus, l’étude Conklin n’étudiait que la dangerosité du radium dans la réutilisation du phosphogypse, elle ne traitait pas des dangers que représentent les nombreux autres métaux lourds. Le Japon a trouvé une valorisation du phosphogypse pour l’utiliser comme plâtre, car ce pays n’a pas de source de gypse naturel, un élément du plâtre. Mais cela implique au préalable une opération coûteuse de lavage du phosphogypse, notamment pour supprimer ses métaux lourds et sa radioactivité. Et cela donne un plâtre qui coûte deux fois plus cher [27] .
Début mars 2025, dans la foulée des déclarations de Kaïs Sayed, une coalition d’une trentaine d’associations tunisiennes ont signé un communiqué de Stop pollution qui réclame le respect des engagements pris par l’État en 2017 sur l’arrêt de l’extension de la zone industrielle de Gabès, critique le déclassement du phosphogypse comme substance dangereuse, et dénonce le lancement des méga-projets d’hydrogène. Parviendront-elles à se faire entendre ?
En Afrique du nord, les méga-projets néocoloniaux d’hydrogène montrent que les Européens de 2025 se comportent comme les colons français de la fin du XIXe siècle. Les terres et leurs habitants y sont vues seulement comme des ressources bonnes à alimenter les nécessités du capitalisme et de ses guerres. L’histoire se répète dans des régions comme celle de Gafsa où dans les années 1880 les bédouins furent chassés de leurs terres collectives pour permettre l’exploitation du phosphate. En 2025, alors que ce minerai ne cesse de détruire l’environnement pour le bénéfice de l’agriculture intensive, les terres des descendants des bédouins sont réquisitionnées pour faire place à l’industrie de l’hydrogène. Les mobilisations africaines comme celle du collectif Stop pollution en Tunisie devront trouver un écho dans nos mobilisations en Europe. Nos luttes pour la Terre, pour l’eau et contre la guerre ont plus que jamais besoin d’une compréhension anticoloniale et internationaliste de l’écologie.
Ali Katef
« Les engrais de la pollution » et les algues vertes, un problème international
L’ensemble du circuit de production du phosphate est un écocide : depuis l’extraction en Tunisie, au Maroc ou au Sahara Occidental, jusqu’à l’épandage d’engrais phosphatés pour l’agriculture intensive en Europe ou ailleurs dans le monde.
En Tunisie, il est d’abord extrait par la CPG (Compagnie des Phosphates de Gafsa) grâce à une technique de « sautage » des collines où est présente la roche phosphatée avec des explosifs puissants qui ravagent les sols. Il est ensuite transporté par camions et par train, et répand des poussières cancérigènes sur tout son passage, à commencer par les quatre villes extractrices : Redeyef, Mdhilla, Metlaoui et Oum Larayess, qui forment le bassin minier de Gafsa. Dans cette région, toutes les familles sont touchées par des cancers, de l’ostéoporose ou subissent des taux de malformations infantiles très au-dessus de la moyenne. Puis vient la phase de lavage par le GCT dans ses deux usines de Mdhilla et Gabès où sont rejetées chaque jour dans les nappes phréatiques (à Mdhilla) et dans la mer (à Gabès) des milliers de tonnes de boues de phosphogypse. Ces boues sont composées de métaux lourds, cancérigènes et radioactifs. Mais la catastrophe ne s’arrête pas là !
Le phosphate brut lavé est transformé en engrais phosphatés qui ont une responsabilité dans les pollutions aux algues vertes, comme celles des côtes bretonnes. En effet, le phénomène « d’eutrophisation » à la base de la prolifération des algues vertes est causé par la présence excessive dans l’eau de deux éléments : l’azote, et le phosphore. Ce dernier est présent dans les engrais phosphatés massivement répandus sur les terres agricoles, ou dans la nourriture pour les animaux d’élevage, avant de finir dans leurs déjections et de revenir dans le cycle de l’eau [28]. Les engrais phosphatés ont donc potentiellement une grande responsabilité dans les pollutions aux algues vertes partout dans le monde. L’apparition de ces algues depuis quelques décennies coïncide avec le surdéveloppement d’une agriculture intensive chimique. A Gabès en Tunisie, la multinationale Roullier fabrique des phosphates alimentaires (DCP, MDCP et MSP) pour les animaux d’élevage (porc, bovins, volailles et pour la pisciculture).
Les journalistes français qui ont enquêté sur les algues vertes ne se sont intéressés qu’à la pollution en France. Ils sont complètement passés à côté de l’aspect colonial de l’extraction en Afrique du nord de la matière première qui sert aux engrais, à l’origine des algues vertes [29]. Pourtant, il est urgent de considérer l’écologie comme un problème global, de réfléchir et de nous mobiliser en Europe sur l’origine (néo)coloniale de la plupart des pollutions industrielles. Car l’extraction des matières premières et la pollution sont souvent délocalisées dans les pays du Sud. C’est le cas pour « les engrais de la pollution » maghrébins produits pour notre modèle agricole « chimique », à l’instar de nos batteries de téléphone fabriquées à partir des minerais de sang congolais.
Voir également le film « Terre&dignité » du Collectif Halfa, qui retrace tout le circuit du phosphate, depuis l’extraction à Mdhilla en Tunisie, jusqu’aux pollutions en Bretagne : https://youtu.be/mJ8U2ahBNGshttps://youtu.be/mJ8U2ahBNGs
[1] (1) et (2) Voir : Ministère de l’industrie, des mines et de l’énergie, Stratégie nationale pour le développement de l’hydrogène vert et de ses dérivés en Tunisie, 2023, co-écrite avec l’agence de développement allemande GIZ : energiemines.gov.tn/fileadmin/docs-u1/Résumé_strateìgie_nationale_MIME-WEB.pdf
[2] (2) Voir : Ministère de l’industrie, des mines et de l’énergie, Stratégie nationale pour le développement de l’hydrogène vert et de ses dérivés en Tunisie, 2023, co-écrite avec l’agence de développement allemande GIZ : energiemines.gov.tn/fileadmin/docs-u1/Résumé_strateìgie_nationale_MIME-WEB.pdf
[3] (3) https://www.lefigaro.fr/conjoncture/une-construction-cruciale-l-allemagne-finance-un-futur-reseau-de-transport-d-hydrogene-vert-20241127
[4] (4) www.publicsenat.fr/actualites/environnement/ukraine-pourquoi-lunion-europeenne-est-encore-dependante-des-hydrocarbures-russes
[5] (5) Commission européenne, Une stratégie de l’hydrogène pour une Europe climatiquement neutre, Communication de la commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des Régions, Bruxelles, 2020. eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/ ?uri=CELEX:52020DC0301
[6] (6) Sur la loi 72 : economie-tunisie.org/sites/default/files/datanalysis_2_-_-_fr.pdf
[7] (7) Voir notamment : survie.org/billets-d-afrique/2019/286-mai-2019/article/tunisie-de-quoi-l-aleca-est-il-le-nom
[8] (8) Extrait d’un article dans le Le Courrier de la Nièvre, 1952. Cité par Thomas Deltombe in L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’empire français.
[9] (9) Source : polytechnique-insights.com/tribunes/energie/hydrogene-et-ammoniac-un-risque-de-fuites-nefaste-pour-le-climat/
[10] (10) et (11) Lire : « L’hydrogène vert en TunisieUn nouvel instrument de pillage et d’exploitation » de Saber Amar :tni.org/en/article/green-hydrogen-in-tunisia ?translation=fr
[11] (10) et (11) Lire : « L’hydrogène vert en TunisieUn nouvel instrument de pillage et d’exploitation » de Saber Amar :tni.org/en/article/green-hydrogen-in-tunisia ?translation=fr
[12] (12) La brochure complète de l’Observatoire tunisien de l’eau à propos des politiques de la Banque mondiale dans le domaine de l’eau en Tunisie : watchwater.tn/fr/blog/2025/2/12/159-politiques-de-la-banque-mondiale-dans-les-domaines-de-leau-et-de-lassainissement-en-tunisie/
[14] (14) Entretien avec Kheyreddine Debaya, mars 2025, Survie.
[15] (15) totalenergies.com/fr/actualites/communiques-de-presse/hydrogene-vert-te-h2-sassocie-verbund-pour-un-projet-grande
[16] (16) survie.org/billets-d-afrique/2023/329-ete-2023/article/total-au-tribunal-acte-2 et voir le dossier de presse : survie.org/themes/economie/multinationales/article/justice-les-communautes-affectees-par-tilenga-et-eacop-demandent-reparation-a
[17] (17) Lire : « L’hydrogène vert au Maroc : Transition juste ou écoblanchiment néocolonial ? - Le cas de Guelmim Oued Noun de Ali Amouzai et Ouafa Haddioui : tni.org/files/2023-10/FR_Green%20Hydrogen%20in%20Morocco_Online_0.pdf
[18] (18) Source : france-hydrogene.org/magazine/hydrogene-les-contrats-signes-entre-la-france-et-le-maroc/
[19] (19) Voir : jeuneafrique.com/1596701/economie-entreprises/hydrogene-vert-revolution-en-vue-en-mauritanie et orientxxi.info/magazine/pionniere-de-l-hydrogene-vert-l-egypte-cherche-a-ranimer-son-heritage
[20] (20) Lire : « Transition énergétique en Afrique du Nord. Le néocolonialisme, encore et toujours ! » de Hamza Hamouchene : tni.org/en/article/the-energy-transition-in-north-africa ?translation=fr#note-17974-14
[21] (21) Lire « Lutter contre les injustices environnementales en Tunisie. Un journal des mobilisations en 2016 et 2017. » Zoé Vernin, Département Justice environnementale du FTDES : ftdes.net/lutter-contre-les-injustices-environnementales-en-tunisie/
[22] (22) https://multinationales.org/fr/enquetes/les-industries-extractives-et-l-eau/l-industrie-tunisienne-des-phosphates-dans-les-coulisses-de-l-agriculture
[23] (23) https://www.francebleu.fr/infos/environnement/le-groupe-breton-roullier-possede-deux-usines-sur-un-site-tunisien-devaste-par-la-pollution-5892471
[24] (24) letemps.news/2025/03/05/conseil-ministeriel-sur-le-developpement-du-secteur-du-phosphate-et-lamelioration-des-performances-du-groupe-chimique-tunisien/
[25] (25) et (26) ofrir2.ifsttar.fr/fileadmin/contributeurs/OFRIR2/pdf/categories-materiaux/residus-sous-produits_indust/PHOS_Version_2006_pour2014.pdf
[26] (25) et (25) ofrir2.ifsttar.fr/fileadmin/contributeurs/OFRIR2/pdf/categories-materiaux/residus-sous-produits_indust/PHOS_Version_2006_pour2014.pdf
[28] (28) basta.media/la-malediction-des-phosphates-dans-les-coulisses-polluees-et-desertifiees-de-l Sur la responsabilité des engrais phosphatés dans l’eutrophisation voir aussi : aquagir.fr/gestion-milieux-aquatiques/connaissances/eutrophisation-de-leau-definition-et-solutions/
[29] (29) Cet oubli est particulièrement manifeste dans le travail de la journaliste Ines Léraud, « Algues vertes, l’histoire interdite », une enquête déclinée en BD et en film.