Survie

A nous tous les biens publics mondiaux !

Publié le 14 octobre 2002 - Ahmed Dafrik, François-Xavier Verschave

Article paru dans le numéro 17 (Juin-Juillet-Aout) de la revue Hémisphères

Créée en juillet 2000, l’association Biens publics à l’échelle mondiale a pour vocation de promouvoir et de relayer les revendications citoyennes favorables à la construction d’un monde plus équitable.

Notre objectif est de croiser et de métisser les approches incitatives et prospectives, militantes et scientifiques, afin de repérer les oppositions et les obstacles aux revendications de biens publics, en inscrivant sans cesse ce travail intellectuel dans le mouvement social.


Dénonçant sans relâche le mépris et les crimes néocoloniaux, qui prolongent ceux de l’esclavage et de la colonisation, je ne puis être taxé de suppôt inconditionnel des valeurs européennes. Mais cette indignation n’arrive à se dire que parce qu’en Europe il n’y a pas eu que l’expression du pire. L’un des clivages historiques les plus décisifs dans l’histoire des mentalités françaises fut l’affaire Dreyfus : après plusieurs décennies, les Dreyfusards l’ont emporté de justesse sur les anti-Dreyfusards ; ceux qui postulaient que la dignité de la République française était fondée sur la vérité et la justice ont gagné leur interminable combat judiciaire contre ceux qui préféraient l’honneur de l’armée ou les intérêts de la Nation. Cette mobilisation en faveur d’un homme condamné à cause de sa " race " et sa " religion " s’est prolongée, via la Ligue des droits de l’Homme et d’autres groupes analogues, en une conspiration pour la déclaration des droits universels. Elle a enfanté un René Cassin, père de la Déclaration de 1948.

Passant des droits et biens politiques aux biens publics économiques et sociaux, l’on observe rétroactivement en Europe une lutte biséculaire aux effets assez prodigieux. Alors qu’en 1815 les biens publics se limitaient grosso modo à l’armée, la police, une justice de classe, des infrastructures routières et portuaires, ils se sont élargis progressivement à l’éducation, la santé, la retraite, les congés, un bout de droit au logement, etc. Ce fut le résultat d’un mouvement social complexe, multiforme, parfois cyclothymique (entre virulence et dépression).

Ce résultat, qui mobilise entre 40 et 50 % des productions nationales (les PIB), est beaucoup moins contesté qu’on ne le dit et plus menacé qu’on ne le croit. Une très forte majorité de la population, y compris chez les électeurs de droite, est descendue et descendrait dans la rue dès lors que sont remis en cause ce que l’on peut qualifier d’" acquis sociaux ". Les théoriciens adverses, jusqu’à la Banque mondiale, ont dû réviser, du moins officiellement, leur hostilité à l’administration et aux biens publics. Ils ont dû constater, après le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), que les pays classés en tête du développement humain ont tous un niveau élevé de biens publics (au moins un tiers du PIB). Du seul point de vue économistique, un peuple en bonne santé et bien éduqué est plus " efficace " qu’un peuple malade et analphabète.

Mais cela est bien plus profond : l’économie ne peut plus fonctionner si tout et tous sont à vendre. Une société est mal dans sa tête et dans sa peau si elle devient incapable de désigner ses biens collectifs les plus précieux - tellement précieux qu’ils doivent à tout prix échapper à la marchandisation du monde. Observons enfin que cette conquête (inachevée) d’un socle de biens publics relève de ce qu’on appelle en mathématiques un jeu à somme positive : la production de biens a crû beaucoup plus que le pourcentage de prélèvements obligatoires, les particuliers n’ont pas été appauvris, bien au contraire, par ces entrelacs de solidarité. Nous voilà loin de ces jeux barbares, à somme nulle, où je ne peux gagner que ce que je prends à l’autre.

Pourtant, ce qui pourrait redevenir un raisonnement consensuel est doublement miné. D’une part, la théorie officielle et le discours rationnel sont totalement contredits par la croissance exponentielle de la criminalité financière, du " monde sans loi " des paradis fiscaux - par où transite désormais plus de la moitié de l’argent planétaire. Il n’y a guère de bien public sans fiscalité ni règles du jeu. Il n’y a d’éducation et de santé publiques dans les pays européens, de protection de l’économie légale et des contractants honnêtes, que parce que les agents du fisc et de la police peuvent inspecter les comptes bancaires des fraudeurs et des escrocs. Mais déjà la moitié de la finance mondiale leur échappe... Il n’y aura bientôt plus que les pauvres et les imbéciles pour payer l’impôt, ce qui risque d’être insuffisant. Logiquement, les paradis fiscaux auront détruit le fisc des pays à haut niveau de biens publics, après avoir abrité les fruits du pillage du tiers-monde, l’argent des dictateurs, des trafiquants d’armes et des sociétés de mercenaires. Initialement impulsé par les services secrets occidentaux et les mafias, l’essor de ces paradis offshore de l’argent occulte est en train de criminaliser allègrement les grandes banques et les multinationales, de corrompre les classes politiques, de circonvenir les contre-pouvoirs médiatiques et judiciaires [1], de saper deux siècles de conquêtes sociales - par la délocalisation entre autres.

D’où l’on déduit une deuxième vulnérabilité extrême de ces conquêtes : à l’évidence, elles ne prospèreront que si elles trouvent comment s’universaliser. À l’échelle mondiale, les énormes différentiels de salaires, de droit du travail et de protection sociale sont ingérables, intenables. Les raisons en sont multiples et connues. Ne sous-estimons pas la raison éthique, l’article premier de cette Déclaration universelle qui est à la fois notre seul code de conduite et notre garde-fou : " les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits … ". Bref, nous ne pourrons pas ne pas partir à la conquête de la santé pour tous, d’un revenu minimum universel, de la généralisation du droit syndical, etc. Nous n’échapperons pas à préserver ensemble des biens planétaires : le climat, l’eau potable, les océans, la biodiversité…

Il y a de quoi s’enthousiasmer, plutôt que d’aller à reculons. Ce qui se profile dans ce combat pour les biens publics mondiaux, ce n’est pas une redistribution malthusienne, c’est un jeu à somme positive : tous les peuples y gagneront, si nous le jouons bien. Par ce jeu, nous sortirons de la charité néocoloniale qu’est trop souvent l’aide publique au développement : ce ne sont plus les nantis qui vont aider les démunis, ce sont ces derniers, qui par leurs revendications de dignité, vont rouvrir un jeu étriqué.

Je ne puis développer ici tous les méandres, toutes les surprises d’un tel jeu : notre mémoire des conquêtes sociales obtenues par nos parents pourrait se souvenir d’avancées non linéaires, d’une litanie de défaites masquant les progrès rampants, d’alliances conjoncturelles avec les pouvoirs établis, de répressions, de trahisons. Mais si les résultats sont là, c’est que le désir de certains biens publics a finalement subverti les fatalités. Les fondateurs des mutuelles, indignés au milieu du 19e siècle par la mendicité des accidentés du travail, voyaient au mieux comme une utopie la couverture maladie universelle. Son institution en France, à la fin du siècle dernier, n’a ému presque personne, tendus que nous étions par d’autres insatisfactions. Mais ce lent cheminement nous fait souvenir du temps collectif : la mutation des institutions et des mentalités ne ressort pas du court terme marchand. Il faut savoir ce que l’on veut…

C’est ce qui s’appelle avoir une stratégie - pour ne pas se perdre dans la tactique. Les termes sont un peu guerriers, mais notre conception de la conquête des biens publics à l’échelle mondiale n’est pas consensuelle - et c’est en cela qu’elle se distingue assez radicalement de l’eau de rose servie dans maints forums et colloques. Cette conquête requiert une volonté et une persévérance sociales et politiques, elle ne viendra pas de soi, ou de la bénévolence des puissants. Ceux-ci sont plutôt portés à la privatisation généralisée des biens, à la dérégulation criminalisante. Conquérir les biens publics, c’est aussi coincer ceux qui s’emploient à les détruire ou les refuser. Y compris en les prenant au piège de leur double langage.

Dans une histoire économique, juridique et sémantique où le mot " biens " a été trop longtemps réduit à la marchandise, ce qui importe est le qualificatif " public ". Il faudra des coalitions et des combats communs, intercontinentaux, pour imposer ce qualificatif sur les biens les plus vitaux. Il faudra aussi tout un travail interculturel pour rechercher la compatibilité entre les conceptions, propres à chaque culture, de ce qui surplombe les intérêts particuliers. Ainsi construirons nous le bien public mondial.

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[1Sur cette criminalisation induite par les paradis fiscaux, lire les ouvrages de référence de Denis Robert, Révélation$ (avec Ernest Backes) et La boîte noire, Les arènes, 2001 et 2002. Je fournis quelques exemples crus dans L’envers de la dette. Criminalité politique et économique au Congo-Brazza et en Angola, Agone, 2001, et Noir Chirac, Les arènes, 2002.

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