Survie

Accès aux médicaments : le véto américain.

Les pays pauvres ne pourront pas importer de génériques.

Publié le 23 décembre 2002 - Sharon Courtoux

Libération, France, 23 décembre 2002.

Fiasco intégral et flagrant délit de promesses déçues. Les 144 membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne sont pas parvenus à un consensus, vendredi soir, pour permettre aux pays pauvres d’importer des copies de médicaments (génériques). Les Etats-Unis ont mis leur veto au compromis destiné à mettre enfin sur les rails la déclaration de bonnes intentions politiques esquissée à Doha (Qatar), en novembre 2001. Un deal avait alors été arraché sur le fil. Il entérinait, de facto, la primauté du droit à la santé sur le droit des brevets. « Rien n’empêche les Etats membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique », stipulait le texte, « en particulier » contre « le VIH/sida, la tuberculose, le paludisme et d’autres pandémies ».

Ce texte constituait un virage dans les politiques publiques contre ces trois pandémies, qui font six millions de morts par an. Et un énorme espoir pour la mise à disposition de traitements antisida abordables pour les 99 % de patients en Afrique qui n’y ont pas encore accès... Les pays en développement pouvaient faire valoir une dérogation (la « licence obligatoire ») pour fabriquer des copies de médicaments à usage national. Mais les pays membres avaient accepté de renvoyer à fin 2002, au plus tard, les modalités d’importation de génériques (les « importations parallèles ») pour les pays dépourvus d’industrie pharmaceutique. Or, ces pays représentent « 120 des 133 pays en développement », selon le réseau Health Action International. Cinq réunions, quatre propositions d’accord (« drafts ») et « des chantages permanents, sans aucune transparence, dans les green rooms (réunions en petit comité, ndlr) », selon un expert de l’Organisation mondiale de la santé, n’y ont pas suffi.

Retournement américain. A Doha, Washington avait pourtant dû lâcher du lest. L’Amérique vivait sous la psychose des enveloppes d’anthrax. George W. Bush avait menacé l’allemand Bayer de contourner son brevet sur le Cipro si les prix du médicament contre la maladie du charbon n’étaient pas cassés. « Les Etats-Unis voulaient montrer que la lutte contre le terrorisme passait aussi par un brin de solidarité internationale », rappelle un diplomate européen.

Mais cette fenêtre de tir s’est vite refermée. Les lobbies des « big pharma » ont multiplié les contre-feux. Rappelant l’exemple, tombé à point nommé, de génériques destinés à l’Afrique de l’Ouest réexportés au prix fort en Europe. Pointant du doigt la « cupidité » de l’Inde plus portée ­ à l’inverse du Brésil ­ à vendre à l’étranger ses médicaments qu’à les diffuser à ses malades. Agitant le chiffon rouge d’un manque à gagner évalué à 50 milliards de dollars d’ici 2007...

La peur du tout-générique. Du coup, le secrétaire d’Etat américain, Colin Powell, peut bien assurer que le sida est un défi plus important que le terrorisme [1], « le Congrès, sous la pression des labos, a estimé que le commerce passe avant les préoccupations humanitaires », souffle un haut fonctionnaire de l’OMC. Le mandat, très restrictif, des négociateurs s’est articulé autour de la Realpolitik. Les Etats-Unis ont « regretté de ne pouvoir rejoindre le consensus » final. Officiellement, ils redoutaient que la formulation du texte de Doha, qui parle « d’autres épidémies », n’étende l’accord à des maladies comme l’hypertension, l’asthme, le diabète. Officieusement, « ils voulaient limiter au maximum les importations de génériques », estime un observateur des négociations. Médicament par médicament, quasi dose par dose...

Doha oublié. « Le diable se cache dans les détails », avait estimé Pascal Lamy, commissaire européen au commerce. « Et les contorsions dans les couloirs de Bruxelles », aurait-il pu ajouter, tant la position de l’Union européenne a fluctué au fil des négociations. Pour finir beaucoup moins favorable aux pays du Sud qu’à l’époque de Doha. Au grand dam de la France, notamment, dont les plaidoyers pro-génériques ont marqué les délégations.

En attendant de nouvelles négociations dès février, les pays pauvres peuvent-ils se lancer dans des importations « sauvages » de médicaments ? La colère des opinions publiques monte, et, prévient l’OMS, le désastre est annoncé : « Quand le taux de séropositivité atteint 8 %, comme c’est le cas dans 21 pays d’Afrique, la croissance recule de 0,4 % chaque année. » Ils pourraient s’y risquer. Mais les Etats-Unis et d’autres pays redoubleraient leurs pressions commerciales et les menaces de représailles pour contenir leurs velléités.

Par Christian LOSSON

© Libération

[1International Herald Tribune, 17 décembre 2002.

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