Survie

Biens publics mondiaux, la vision économistique

Publié le 13 octobre 2002 - François Lille, Odile Tobner

Article paru dans le numéro 17 (Juin-Juillet-Aout) de la revue Hémisphères

Une idée neuve qui vient de loin…

L’idée que des biens publics globaux deviennent une nécessité à l’échelle mondiale. a été lancée en force par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) en 1999. Le rapport dans lequel ce concept a été développé était en réalité le couronnement d’une décennie de recherches tendant à fonder le concept de développement sur autre chose que des termes économiques. Il fait autorité depuis, à tel point que la définition qu’il donne des " Global Publics Goods " est reprise un peu partout comme parole d’évangile. Et c’est bien là que le bât blesse.

Les biens publics, dans ce cadre théorique, sont des marchandises [1] paradoxales, qui seraient par nature " non-rivales " (que l’un en consomme n’empêche pas les autres de le faire) et " non-exclusives " (elles sont à la disposition de tous). Il en résulte que le marché ne peut engendrer ni gérer de tels biens, qui doivent, s’ils sont nécessaires, être fournis par la puissance publique.

Cette définition traduit le choix, parmi les multiples questionnements sur les biens et services publics qui ont émaillé la pensée économique depuis ses origines, de la formulation péremptoire qu’en donna Paul Samuelson il y a un demi-siècle, transposée telle quelle sur le plan mondial. Elle est très claire, et affranchie au départ de toute intention bonne ou mauvaise autre que l’affirmation de la nécessité de tels biens, ou le constat de leur manque. Mais les biens publics répondant à ces deux strictes conditions (on les dit " purs ") sont l’exception. Tous les autres sont donc considérés comme " impurs ". L’intégration de ces choses étranges à la théorie économique néo-classique entraîne des complications sur lesquelles nous ne nous étendrons pas ici, quelque intérêt que l’on puisse porter à ce genre d’exercice.

Ses deux variantes et son danger

Il ne faut pas s’étonner de ce qu’une formulation aussi purement instrumentale mène à tout ce que l’on veut, voire à n’importe quoi. Actuellement deux conceptions paraissent s’opposer radicalement. En fait, partant des mêmes prémisses, elles diffèrent au niveau des intentions surtout. Schématisées à l’extrême, elles peuvent se résumer ainsi :

Dans la première, le bien public est quelque chose qui manque au marché pour bien fonctionner, et que le marché ne peut fournir. Critère mercantile. Le besoin s’apprécie en lacune de croissance ou de profit. Il doit être pris en charge par un pouvoir public. Le bien public est la béquille sociale du marché.

Dans la seconde, le bien public est quelque chose qui manque à la société pour bien fonctionner, et que le marché ne peut fournir. Critère humaniste. Le besoin s’apprécie à l’aune des droits humains universels. Il doit être pris en charge par un pouvoir public. Le bien public est la béquille de la société marchande.

Pour avancer dans cette seconde optique sans sortir de la théorie néo-classique, il faut la compléter par l’introduction d’une composante altruiste, ce à quoi divers auteurs s’appliquent avec plus ou moins de succès. Amartya Sen et son école (qui inspirent les travaux du PNUD en la matière) poussent en ce sens jusqu’à postuler un véritable retournement humaniste de l’économie politique moderne. Ce pas en avant est d’une importance capitale, mais on peut douter qu’il soit franchissable sans remettre en question les fondamentaux de la théorie néo-libérale - ce que ni Sen ni les théoriciens du PNUD ne semblent faire.

Cette démarche est néanmoins infiniment plus prometteuse que la première, dans laquelle on reconnaîtra l’optique étroite des institutions financières internationales. Mais si, de l’une à l’autre, la définition de l’objectif social diffère radicalement, celle du moyen économique reste au contraire très voisine. L’image de la béquille a quelque chose de foncièrement négatif : supposée nécessaire le temps d’une rééducation vitale, on ne peut que rêver de la supprimer ensuite, et quand ? Quand le " marché " prendra ou reprendra en charge ce moyen !

On peut donc contester le choix d’une définition négative, et si étroitement économique que les bonnes intentions ont du mal à y imposer leur logique. Mais rien ne nous oblige à la prendre pour base. L’origine profonde du concept de bien public est dans le mouvement contradictoire des sociétés vers le progrès social, et sa reformulation dans la pensée néo-classique n’est, dans cette évolution générale, qu’un épisode récent et régressif.

On peut enfin douter que la définition " en creux " de Samuelson puisse devenir un objectif mobilisateur pour le mouvement social. Mais que lui substituer ? Ce sera l’objet de l’article suivant.

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[1" Goods " signifie " marchandises " en anglais, et le singulier qu’en donnent les dictionnaires est " commodity " (marchandise) et non " good " (bien). Mais on dit maintenant "a public good " au singulier, tandis que " le bien public " serait plutôt " public welfare ".

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