Survie

Cette Europe qui fait naufrage

Publié le 5 décembre 2002 - Survie

Politis, France, 5 décembre 2002.

Par Fabrice Nicolino

Derrière la catastrophe du « Prestige », se profile une vérité inquiétante : l’Europe est incapable de faire respecter des règles sociales et écologiques. Les explications du militant écologiste Jacky Bonnemains.

On rit, parce qu’on ne sait vraiment plus quoi faire, ni quoi dire. Le Prestige - dont le pétrole dévaste le nord de l’Espagne avant de s’attaquer, probablement, à la France - appartenait à une famille d’armateurs grecs déjà impliqués dans deux autres naufrages, en 1979 et en 1992. Des ruffians, tout le monde le sait, mais tout le monde, ou presque, en profite. Le trafic maritime a augmenté de 430 % en trente ans, et désormais 70 % des navires de commerce circulent sous pavillon de complaisance. Les raisons sont connues : cette combine légale permet d’échapper aux normes sociales comme aux ponctions fiscales. Mondialisation et déréglementation généralisée : est-ce la peine d’insister ?

Oui, car la vertueuse Europe démontre une fois de plus, dans ce domaine, son hypocrisie sans rivage. « Grâce » à la Grèce, l’Union affrète d’ores et déjà un tiers de tous les bateaux sous pavillon de complaisance. Et bientôt les trois quarts : en 2004, l’Europe des 25 comptera deux nouveaux champions de la magouille, hors compétition : Chypre et Malte. Et que dire des pays baltes, qui nous rejoindront eux aussi en 2004 ? L’Estonie ne vient-elle pas de laisser partir de son port de Tallinn le pétrolier Byzantio, épave à peine flottante ?

On lira ci-dessous l’entretien que nous a accordé Jacky Bonnemains, président de l’association Robin des Bois. C’est l’un des meilleurs connaisseurs en France de ces questions, qu’il suit avec une passion et une minutie étonnantes. Le 14 novembre, au lendemain de l’avarie du Prestige, l’association qu’il a fondée publie un premier communiqué, dont une phrase provoque une crise de nerfs chez madame Loyola de Palacio, commissaire européenne - espagnole - chargées des Transports : « Depuis trois ans, le bla-bla a coulé à flots, mais la Grèce, les Bahamas, les équipages de complaisance et les prises de risques font toujours la loi. » Pour madame la commissaire, piquée au vif, les propos de Robin des Bois sont « scandaleux », car « grâce à l’Europe, la sécurité maritime va grandement s’améliorer ». Le 30 novembre, dans une interview au Figaro Magazine, madame de Palacio mange son chapeau, et reconnaît l’évidence : le Prestige n’aurait jamais dû pouvoir prendre la mer. Mieux, elle déclare : « Ce que je peux dire, en tant que commissaire responsable des transports, c’est qu’il était possible d’éviter ce nouveau désastre à partir de contrôles beaucoup plus rigoureux de ces bateaux-poubelles dans nos ports et d’un véritable suivi du trafic maritime, comme réclamé par la Commission européenne. »

On croit rêver, on cauchemarde. Les États-Unis de leur côté, chantres absolus du libéralisme débridé pourtant, sont tout de même moins crétins : la législation adoptée après la catastrophe de l’Exxon Valdez, en 1989, a franchement fichu la trouille aux propriétaires de bateaux-poubelles. C’est, depuis cette date, l’exploitant du navire qui doit indemniser les victimes, et pas un fonds d’assurance collective, comme chez nous. En outre, seuls les pétroliers à double coque ont droit de passage le long des côtes. Ce n’est peut-être pas miraculeux, mais cela semble marcher : l’Amérique n’a connu aucune marée noire importante depuis 1989. En Europe, il y en a une tous les trois ans en moyenne.

Ainsi, vous avez fâché madame de Palacio, commissaire européenne... Jacky Bonnemains : Apparemment. En tout cas, depuis l’Erika, aucune commande d’équipement substantiel ou de navire antipollution n’a été faite en Espagne ou en France. La réponse est là. Dès que j’ai appris la nouvelle de l’avarie du Prestige, j’ai pris contact avec nos correspondants habituels dans les milieux maritimes, et nous avons très vite su l’essentiel. Le Prestige avait été utilisé à Saint-Pétersbourg pour du stockage flottant, ce qui signifie qu’il ne trouvait plus d’affrètement. À 26 ans, il était à l’évidence en bout de course. Pourquoi la Russie, qui a signé le Mémorandum de Paris [1], a-t-elle laissé repartir le Prestige ? Pourquoi le bureau de vérification Veritas a-t-il donné son aval au départ d’un tel rafiot ?

Contrairement à d’autres, vous avez critiqué la décision d’éloigner le Prestige des côtes. Que pouvait-on faire d’autre ? Nous sommes imprégnés de la culture « Nimby ».« Not in my back yard ! » Pas de ça dans mon jardin, pas de ça chez moi ! Nous en avons marre de cette stratégie qui consiste à tirer un bateau en difficulté au-delà du plateau continental, en espérant qu’il sombrera et qu’on n’en parlera plus. La vérité, c’est que pendant des années, le pétrole va remonter et polluer tous les étages de la colonne d’eau, les poissons de grand fond, les algues, les poissons pélagiques, etc. La plus grande partie de la cargaison finira par sortir. Il aurait été plus efficace, et plus courageux, de trouver un port refuge -peut-être Vigo ou La Corogne - ou une rade, et d’y concentrer tous les moyens logistiques, dont des bateaux-pompes et des barrages. Fallait-il courir le risque d’une pollution majeure dans une zone de pêche, qui n’est absolument pas maîtrisable, ou sacrifier lucidement un lieu unique, abrité ? Le Prestige a mis presque une semaine à couler, qui aurait pu être utilisée tout autrement. Le remorquer en haute mer, avec le brassage, la houle, les courants, c’était l’envoyer à la casse.

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© Politis

[1Dix-sept États européens ont signé ce texte, qui prévoit notamment la possibilité de contrôles de sécurité à bord des navires, et leur immobilisation éventuelle en cas de problème.

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