Survie

La navigation maritime est un bien public mondial !

Publié le juin 2004 - François Lille, Survie

Article paru dans la revue Hémisphères n° 24, Belgique, mars-avril-mai 2004.

par François Lille
Membre de l’association BPEM (France)

Bateaux perdus et marées noires, nul ne dira que ce n’est rien - mais nous dirons pour commencer que ce n’est pas tout. La grande et noire marée qui menace est celle de la dégradation conjointe de l’écologie planétaire et des droits humains, dont le désordre maritime n’est qu’une des premières vagues. La combattre paraît d’une urgente nécessité, mais réprimer est illusoire si on ne sait quoi reconstruire à la place.

La marine marchande, première industrie historiquement internationalisée, se trouve maintenant en pointe de la dérégulation incontrôlée appelée « mondialisation néolibérale ». Pourquoi ne pas en faire un secteur pilote d’une nouvelle politique des biens publics mondiaux ? Pour éclairer cette idée apparemment paradoxale, il faut expliquer en termes clairs les principales facettes de cette activité très - mais très mal - connue. Ce bref article ne prétend pas y suffire, mais tenter d’ouvrir la question. [1]

La mer est un milieu dangereux, cela va de soi. Mais pas forcément plus que l’espace aérien, qu’un fleuve ou un réseau routier. Chaque milieu a ses dangers spécifiques, et flotter sur l’eau n’est pas plus grave que voler, rouler, glisser... Traverser en force l’espace aérien, terrestre, marin, est dangereux. Transporter est dangereux. Vivre est dangereux. Mais quand on met sciemment la vie en danger pour améliorer la rentabilité du capital, de graves questions se posent.

La fréquentation par l’humanité des mers et des océans date de plusieurs millénaires, son extension planétaire, de quelques siècles à peine. Rien à voir avec la stupéfiante transformation physiologique des mammifères marins ! C’est une adaptation typiquement humaine, technologique et sociale, plus ancienne que l’aventure des écritures, aussi moderne que les technologies les plus avancées qu’elle utilise abondamment. Et ses populations travailleuses itinérantes sont des avant-gardes de cette société mondiale dont nous osons encore rêver en dépit des terribles drames de notre époque. Ce sont les marins du commerce et de la pêche, héritiers - avec les professions maritimes qui les encadrent depuis la terre - d’une riche et longue tradition.

C’est la connaissance de la profondeur de cette expérience humaine qui nous permet d’affirmer que le transport maritime est potentiellement le moyen de transport de masse le plus sûr, le plus économique, le plus respectueux de son environnement. Comment alors expliquer que ce rêve semble tourner au cauchemar ? Que la magie noire des pavillons de complaisance, tant européens-bis qu’exotiques, paraisse condamner d’avance tous les efforts de redressement ? On en est maintenant à évoquer l’exemple atroce des galères, en enquêtant sur les conditions de travail et de vie des marins d’aujourd’hui. Comment se résigner à ce que les populations côtières s’habituent à regarder tout navire comme un danger public, que les marins se sentent en permanence surveillés, suspectés, accusés ?

Il faut essayer de comprendre pourquoi, pour que cela cesse. Il ne suffit pas de crier « plus jamais ça ! », de ramasser les galettes de fuel et les oiseaux morts, et de porter secours aux marins en détresse, en péril sur leur navire ou abandonnés dans n’importe quel port. Il ne suffit pas de crier au voleur, au voyou des mers, d’en appeler à d’illusoires répressions... Car c’est l’évolution générale de la marine marchande mondiale qui est en cause, au point qu’il devient urgent de trouver des solutions qui ne soient pas des replâtrages.

C’est tout un système socioprofessionnel qui est en train de se dégrader, de se démoraliser, de se déstructurer. Et qui risque d’entraîner dans cette dérive bien d’autres systèmes de travail confrontés, dans l’espace international, à la dérégulation sauvage qu’on nous présente comme la panacée, le grand remède aux maux de notre temps. Comme si les mécanismes aveugles des marchés pouvaient remplacer des régulations coutumières, contractuelles, conventionnelles et réglementaires soigneusement bâties et mises à jour depuis des générations !

Et si l’on formulait l’exigence de faire du transport maritime international un bien public mondial, auquel les peuples du monde ont droit, avec un accès libre et équitable, dans un service de qualité ? Il en résulterait que les principes des droits humains et écologiques universels en seraient la première loi, et le respect des droits de ses travailleurs, le corollaire obligé. Tout ceci et l’utilisation des mers et des océans du monde, bien commun s’il en est, confèreraient une véritable obligation de service public mondial aux entreprises qui y travaillent. Et les marins retrouveraient, dans la reconquête de cette mission, la dignité d’un métier au service de tous les peuples du monde.

Utopie ? Certes non. Les principales bases de ce renouveau existent en droit international, en droit maritime et en droit du travail, dans les coutumes maritimes encore vivaces, et dans l’expérience des travailleurs de la mer et de terre. Les bases institutionnelles existent aussi, mais les lobbies de la complaisance règnent en maîtres, et l’ensemble tourne à l’envers. Est-il si compliqué de tout remettre à l’endroit ?

François Lille

[1Nous avons en chantier un livre qui essaiera de compenser partiellement l’absence, à disposition du « grand public », de descriptions valables du système maritime mondial en son état actuel. Mais décrire pour décrire n’est pas notre but. C’est plutôt décrire pour comprendre, et comprendre pour agir. Publication prévue à l’automne...

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