Survie

Les mensonges des labos

Publié le 27 janvier 2005 - Survie

Extraits tirés du Nouvel Observateur, France, 27 janvier 2005.

(...) Les laboratoires dissimulent-ils les dangers de leurs médicaments pour mieux les vendre ?

Il ne lui « reste que la peau et les os » sur les jambes. Le médicament a « mangé toute la viande », raconte-t-elle. Marie-Thérèse F., 70 ans, vit dans le Jura à deux pas de la frontière suisse. Il y a quelques années, son médecin de famille lui a trouvé un peu de cholestérol. Une affection fréquente chez les personnes de son âge. Il a prescrit du Staltor, alors la pilule vedette de la firme allemande Bayer. Marie-Thérèse F. en a pris pendant six mois. Consciencieusement, un cachet par jour chaque matin. Assez vite son cholestérol a fondu. Mais ses forces l’ont abandonnée. Elle était épuisée, n’arrivait plus à marcher, à monter les escaliers, elle tombait sans cesse... Le diagnostic a été sans appel : destruction des muscles. Marie-Thérèse F. a demandé une carte d’invalidité, pris un avocat et saisi le tribunal de grande instance de Nanterre. Comme 7169 autres patients dans le monde qui ont décidé de poursuivre Bayer en justice.

Le laboratoire a retiré en catastrophe son Staltor (...) en août 2001, après avoir constaté 52 décès dans plusieurs pays. Mais ses ennuis judiciaires ne font que commencer. Déjà 1,1 milliard de dollars ont été dépensés pour régler près de 3000 cas à l’amiable. Un rapport d’expertise de 130 pages a aussi été rendu début novembre au juge Anne Auclair-Rabinovitch, du pôle santé du tribunal de grande instance de Paris, après l’ouverture d’une information judiciaire contre X. Il y est souligné que dès 1991 (dix ans avant le retrait) le « risque aurait dû être rapidement confirmé » : une première atteinte des muscles grave, « pourtant chez un volontaire sain, jeune et ne recevant aucun médicament associé », avait été constatée lors des essais cliniques. Mais cette « alerte a été éludée par les chercheurs de Bayer »

(...) Le Vioxx, l’anti-inflammatoire révolutionnaire de l’américain Merck (2,6 milliards de dollars de recettes en 2003, un dixième du chiffre d’affaires de la firme), a été condamné à la retraite en septembre, cinq ans après son lancement, en raison de ses risques cardio-vasculaires ; le Celebrex, son principal concurrent commercialisé par Pfizer, est lui aussi sur la sellette parce qu’il multiplierait par deux et demi la probabilité d’attaque cérébrale et cardiaque. (...) Quant au traitement hormonal substitutif de la ménopause (THS), il favoriserait le cancer du sein et les thromboses...

Chaque fois, c’est la même histoire : d’abord le lancement en fanfare d’un produit, présenté comme une grande avancée thérapeutique, puis les millions de patients traités (...), même ceux qui n’en ont pas besoin, et ensuite, seulement au bout de quelques années, la publication de données alarmistes.

(...) « Un labo n’est pas une œuvre de bienfaisance, mais une entreprise qui a pour but, comme les autres, de maximiser ses profits, analyse Marc Girard, expert judiciaire et auteur notamment du rapport sur l’anticholestérol Staltor. Il ne faut pas s’étonner qu’il cherche à présenter sous leur meilleur jour ses produits [pour lesquels il a investi en recherche des sommes colossales(...) NDLR]. Le problème, en revanche, c’est que les verrous de sécurité prévus par les autorités publiques ne fonctionnent pas. L’industrie pharmaceutique a un boulevard devant elle. » Son rapport pointait ainsi le manque de vigilance des administrations internationales, dont l’Agence française de Sécurité sanitaire des Produits de Santé (Afssaps), qui avaient donné le feu vert au Staltor. (...)

En France, il faut un délai légal minimum de 180 jours pour obtenir auprès de l’Afssaps [1] une autorisation de mise sur le marché (AMM). C’est le temps nécessaire pour que la demande soit épluchée par une cinquantaine d’experts en tout genre. Ils doivent être libres, mais beaucoup arrondissent leurs fins de mois en travaillant pour l’industrie pharmaceutique, d’où les critiques de plus en plus nombreuses sur leur manque d’indépendance. Les labos viennent sagement déposer dans les bureaux de l’agence, à Saint-Denis, l’équivalent en tonnes de papier d’une dizaine d’années de recherches, de tests et d’essais cliniques auprès de quelque 5000 patients. Livré d’un bloc, le tout occuperait la moitié d’un semi-remorque... « Mais avec une telle masse de dossiers, il est toujours possible de présenter de manière un peu floue les données les moins favorables ou de les glisser tout en bas de la pile. » Voire de carrément « rebaptiser » les effets secondaires trop indésirables (...) « afin de minimiser un éventuel impact commercial négatif ». Et, dans la pharmacie, on ne badine pas avec l’« impact commercial »... Les chiffres sont on ne peut plus explicites. L’industrie française emploie près de 30500 salariés dans la commercialisation. Contre seulement 14700 chercheurs et techniciens. Moitié moins. Chaque année, elle dépense près de 1,5 milliard d’euros en promotions diverses et variées (congrès, publicité dans la presse spécialisée...), dont 1 milliard en visites auprès des médecins. Un cahier de six pages de « formation médicale continue » sur la dépression paru dans un journal spécialisé début novembre, avec « le soutien institutionnel » de Pfizer, donne un aperçu de la neutralité scientifique du message délivré. « Il n’y a que très peu de dépendance aux traitements anti-dépresseurs : pour la majorité des patients, un arrêt brusque n’entraîne aucun symptôme », concluait ainsi le dossier. Un comble quand on sait que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) avait retenu l’année précédente quatre antidépresseurs (Deroxat, Prozac, Effexor et Zoloft) dans sa liste des dix substances présentant le plus fort syndrome de sevrage... devant la morphine et la méthadone, rien de moins ! (...)

Cette crise peut coûter cher aux labos. Le jour où le Vioxx a été retiré de la vente, Merck, numéro deux américain de l’industrie pharmaceutique, a vu sa valeur boursière fondre de 25 milliards de dollars en quelques heures.

(...) « Le but d’un médicament, ce n’est pas d’obtenir son AMM. La vraie vie d’une pilule, c’est le terrain, pas les essais cliniques, conclut Bernard Bégaud, pharmacologue et président de l’université de Bordeaux-II. Or on s’est rendu compte à l’occasion des crises récentes qu’on ne savait rien. La plupart des marchés économiques sont scrutés, surveillés. Pas les médicaments. Les études, une fois le produit lancé, sont trop rares. Il est quand même ahurissant que l’on ne sache pas au XXIe siècle comment sont utilisés les médicaments par la population, quels en sont les vrais bénéfices et les vrais risques. » Le b.a.-ba, quoi.

Nathalie FUNÈS

© Le Nouvel Observateur

[1L’Afssaps dispose d’un budget de 90,6 millions d’euros. Elle emploie 942 salariés, environ 600 experts extérieurs en commission et groupes de travail et 200 rapporteurs qui doivent tous déclarer leurs liens avec les laboratoires.

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