Survie

« Noix dodue » la bonne recette humanitaire

Publié le 28 septembre 2005 (rédigé le 28 septembre 2005) - Victor Sègre

Libération, 28 septembre 2005, France

Plumpy Nut, une pâte à base de beurre de cacahuètes, sauve aujourd’hui des milliers d’enfants de la famine. A l’origine de ce produit miracle, Nutriset, une entreprise normande spécialisée dans la lutte contre la malnutrition, qui ne travaille que pour l’aide alimentaire.

« El-biskouit khalass... » Fini le traitement, plus de « biskouit » : la mine dépitée, Faïza, 5 ans, ne comprend pas pourquoi on la prive de ce qu’elle considère comme un dessert. La scène se passe au centre de stabilisation nutritionnelle d’Otash, près de Nyala, la capitale du Sud-Darfour. Faïza a retrouvé un poids à peu près normal pour son âge. Il y a un mois, elle était un enfant mal nourri. Marie Gillard, l’infirmière nutritionniste d’Action contre la faim (ACF) qui s’occupe du centre d’Otash, a le plus grand mal à expliquer à la petite fille ­ et à sa mère ­ que le « biskouit » est un médicament qu’on ne peut distribuer comme ça.

En réalité, le « biskouit », comme l’ont rebaptisé les déplacés du Darfour, s’appelle le Plumpy Nut, littéralement la « noix dodue » ou « grassouillette ». Cette pâte au goût beurre de cacahuètes, conditionnée en sachets de 92 grammes et d’une valeur de 500 kilocalories, est devenue la meilleure arme contre la famine occasionnée par la guerre civile qui sévit dans l’immense province occidentale du Soudan depuis deux ans et demi. Avec son extraordinaire pouvoir nutritif, le Plumpy Nut permet des résultats impressionnants. Un enfant de 5 kg est censé en consommer deux sachets par jour. Mais il arrive qu’on en donne à des adolescents, comme Osman, qui pèse 25 kg (au lieu de 32) à 12 ans : il avale plus d’une demi-douzaine de sachets par jour. Un peu écoeurant, mais spectaculaire : l’objectif est atteint en deux mois...

Surtout, l’avantage décisif du Plumpy Nut, c’est d’être prêt à consommer. Après un ou deux jours de tests au centre nutritionnel, les mères rentrent à la maison, avec leur enfant et un stock de sachets pour une semaine. Des visiteurs médicaux viennent régulièrement s’assurer que tout se passe bien. « Pour nous, c’est une révolution, explique Marie Gillot. D’abord, la mère peut nourrir son enfant : c’est plus gratifiant pour elle et ça la responsabilise. Elle n’est plus obligée de résider au centre nutritionnel avec lui, comme c’était le cas lorsque le seul traitement possible était à base de lait en poudre, dont la préparation est plus délicate et nécessite une eau propre. Pendant qu’elle était ici, la mère abandonnait ses autres enfants et son mari, ce qui n’est jamais bon. » Avec ce système, une centaine d’enfants sont pris en charge par le centre d’Otash, où ne travaillent qu’une seule expatriée et une demi-douzaine de Soudanais. Les ONG ne sont pas les seules à se féliciter du produit : les enfants apprécient tellement que l’on trouve du Plumpy Nut sur les marchés de Nyala : tartiné sur du pain, c’est un dessert prisé. A tel point que Médecins sans frontières (MSF) distribue des quantités supérieures aux stricts besoins pour que frères et soeurs ne piquent pas la part de l’enfant sous traitement...

Une PME familiale très spécialisée

A 7 000 kilomètres au nord-est de là, Malaunay, aimable ville normande de 6 000 habitants, près de Rouen. Des pâturages, des vaches laitières, des maisons à colombages et le siège de Nutriset, « seule société agroalimentaire 100 % dédiée aux programmes humanitaires internationaux », selon Adeline Lescanne, chef de projet et fille du patron, Michel Lescanne. Fondateur de l’affaire, ce dernier y emploie également son épouse, son frère et sa soeur. Des lignes de production de cette PME familiale d’une trentaine de salariés sortent plusieurs produits contre la malnutrition : comprimés de zinc contre la diarrhée, « F 75 » ou « F100 » à base de lait en poudre, pâte Vitapoche destinée aux SDF européens, et, surtout, le Plumpy Nut. « Le produit le plus vendu, selon Adeline Lescanne, celui en lequel on croit le plus. » Le sachet argenté est devenu en quelques années un best-seller de l’aide humanitaire, consommé de l’Ethiopie à l’Irak, de la Tanzanie à l’Afghanistan, du Burundi à la Corée du Nord.

Dès sa création, en 1986, l’entreprise a misé sur les crises alimentaires. Et plus précisément sur le traitement de la malnutrition sévère. Fils d’un laitier de formation, ingénieur agroalimentaire, Michel Lescanne raconte : « Mon mémoire de fin d’études portait sur la mise au point d’un biscuit protéiné pour les programmes d’aide alimentaire. Quand on a 20 ans, on est plus intéressé par la nutrition d’un enfant que par la perte de poids ou le taux de cholestérol. » Après la mise au point par Nutriset de produits farineux, puis de poudres de lait diluées, Michel Lescanne et le nutritionniste André Briend, alors chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), cherchent une autre formule, à partir de 1994, après le génocide rwandais. « A l’époque, il fallait avoir de l’eau potable et des infirmières pour la mélanger avec la poudre de lait, raconte Adeline Lescanne. Or, au Rwanda, les infirmières étaient obligées de sortir des camps le soir pour raisons de sécurité. Le matin, elles retrouvaient des enfants morts faute d’avoir été nourris. »

Nutriset cherche donc un produit « ready to use » : utilisable à domicile, pour éviter que les enfants concernés ne parcourent des kilomètres pour gagner les centres de soins ; sans adjonction d’eau, souvent non potable dans les zones concernées ; conservable et agréable au goût. Plusieurs pistes sont envisagées. Sans succès. Le chocolat est trop cher et ne tient pas la chaleur ; le biscuit est trop fragile et donne soif ; le beignet perd ses vitamines lors de la friture ; les biscottes sont légères et pas chères, mais trop volumineuses et donc trop chères au transport. La saveur vanille, trop européenne, sera aussi abandonnée, au profit de l’arachide, conforme aux goûts africains. C’est en 1996, lors d’un petit-déjeuner devenu légendaire, qu’André Briend, aujourd’hui à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a une révélation : « On avait essayé un peu tout. Je cherchais un aliment gras, et, un beau jour, en voyant un pot de Nutella, je me suis rendu compte qu’en modifiant la recette, ça devrait coller à peu près. » Quelques jours plus tard, la pâte est prête. La recette ne bougera presque plus.

Pâte d’arachide, matière grasse, sucre, minéraux et vitamines, poudre de lait : la formule semble anodine. Mais, sur le terrain, le Plumpy se révèle une portion magique. « ça ressemble à une recette de cuisine, mais il y a de la matière grise dans la conception, explique le président de la section française de MSF, Jean-Hervé Bradol. Même si c’est du beurre de cacahuètes, du lait et des minéraux, c’est un produit révolutionnaire par les résultats cliniques qu’il donne. » A raison de trois sachets par jour pendant trois à six semaines, l’enfant traité grossit de 15 grammes par kilo et par jour. Des résultats spectaculaires, qui ne résolvent pas définitivement le problème de l’eau potable. Certes, elle n’entre plus dans la préparation même du produit. Mais consommer du Plumpy donne soif... Ses promoteurs font valoir qu’il vaut mieux consommer du Plumpy et de l’eau non potable qu’un mélange de lait en poudre et d’eau non consommable, équivalent d’un « véritable bouillon de culture ». Rares, en revanche, sont les cas d’allergie ou de rejet du Plumpy.

Les ONG sceptiques puis enthousiastes

« Les ONG, au départ, étaient assez hésitantes, se souvient pourtant André Briend. Comme pour tout produit nouveau, il y avait un grand scepticisme. » C’est en Afghanistan, en 2001, que le Plumpy fait sa première apparition sur le marché de l’aide humanitaire. Rapidement, les ONG l’utilisent en Afrique, où les crises ne manquent pas, de la République démocratique du Congo à l’Angola. C’est au Darfour, qui bénéficie en 2004 d’une intervention humanitaire massive, puis avec la famine du Niger, ces derniers mois, que le Plumpy a véritablement explosé.

Fort de sa « noix dodue », Nutriset devient une entreprise cossue. Quatre millions d’euros de chiffre d’affaires en 1995, douze en 2004 et quinze escomptés pour 2005 : la société normande est aujourd’hui solidement assise sur 80 % du « marché » de la malnutrition sévère. Loin devant son seul concurrent, le norvégien Compact et son « BP 100 ». « Le Plumpy n’est pas le seul produit existant, souligne un connaisseur, d’autres marchent aussi bien. Mais c’était le premier. Et il paraît inévitable que d’autres arrivent sur le marché. » Entre janvier et octobre, 2 000 tonnes auront été commercialisées par Nutriset, essentiellement destinées au Soudan et au Niger. Le prix de base reste pourtant élevé : environ 0,29 euro le sachet, hors coûts de transport. Quant aux clients, ils sont triés sur le volet humanitaire : MSF, Unicef, Concern, Save The Children, Action contre la faim. « Nous ne travaillons qu’avec des ONG, des organismes onusiens ou de santé, et des hôpitaux, précise Adeline Lescanne. Jamais via des marchés classiques, car le Plumpy doit être donné sous contrôle médical. » Il arrive toutefois que certains bénéficiaires en revendent sur des marchés locaux...

Par l’odeur alléchés, entrepreneurs divers et variés ont pourtant tenté d’acheter du Plumpy : des entreprises d’agroalimentaire, « des traders qui cherchaient à revendre le produit au grand public », une société fournissant les armées en rations de survie, voire des particuliers désireux de prendre du poids. Tous ont été éconduits. Nutriset refuse également « d’utiliser ses chaînes pour fabriquer des produits pour sportifs, précise Adeline Lescanne. On veut pouvoir être capables de réagir à des urgences ». Certaines sociétés ont copié le concept [1]. En 2001, un entrepreneur allemand avait tenté d’en vendre une contrefaçon à des organismes humanitaires. En 2003, rebelote, au Malawi cette fois.

Depuis 2004, l’entreprise a toutefois cédé gratuitement le brevet à des entrepreneurs locaux. Le Plumpy est ainsi fabriqué dans une boulangerie de Lubumbashi, au Congo, à Blantyre, capitale économique du Malawi, et au Niger. Pharmacienne de formation, Fatchima Cissé a repris une fabrique dans la zone industrielle de Niamey, d’où devrait prochainement sortir une tonne de Plumpy par jour : « L’intérêt de produire localement du Plumpy est d’acheter une production locale, d’utiliser une main-d’oeuvre locale, et de minimiser les délais de livraison », explique-t-elle. Ces productions, encore limitées, sont destinées à faire face à l’urgence. Les responsables de Nutriset, eux, soulignent le nécessaire et difficile contrôle des producteurs locaux : matériel, choix des fournisseurs, formation, qualité et traçabilité du produit, clients et prix. « On se bat pour que les ONG achètent localement, alors que, souvent, ça leur fait peur. Quand on parle de production agroalimentaire en Afrique, les humanitaires redoutent que ce soit sale et mal géré. Alors que tous ceux qui ont visité les usines en Afrique ont été impressionnés. » Une petite production devrait prochainement démarrer à l’hôpital de Gulu, dans le nord de l’Ouganda. Et, à plus long terme, au Soudan.

Entre profit et traitement des famines, l’entreprise a inventé un business modèle : le capitalisme humanitaire. « On fait de l’argent parce qu’une entreprise doit gagner de l’argent, dit Michel Lescanne. Le problème, c’est son utilisation. » Ses responsables assurent que 80 % des bénéfices de Nutriset, qui ne compte que deux actionnaires (le patron et son épouse) sont réinvestis dans la recherche-développement. « D’où l’importance de ne pas avoir un actionnariat financier qui demanderait une rentabilité pour ses investissements », poursuit Lescanne. Deux banques françaises, flairant le bon coup, ont récemment tenté d’investir dans le capital de Nutriset. Les intéressés ont décliné.

par Christophe AYAD et D’ALLONNES David REVAULT

© Libération

[1Déposé à l’INPI, le brevet, qui porte sur l’enrobage des vitamines et des minéraux dans la pâte, est codétenu par l’IRD et Nutriset.

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