Survie

Une vision écologico-humaniste

Publié le 12 octobre 2002 - François Lille, Sharon Courtoux

Article paru dans le numéro 17 (Juin-Juillet-Aout) de la revue Hémisphères

Le grand bazar

Le soupçon que la théorie officielle des biens publics mondiaux ou globaux (voir article précédent) ouvre la voie à la marchandisation des services correspondants, le risque de sa récupération en ce sens par la Banque Mondiale, ont induit une certaine méfiance à l’égard de ce concept. Les mouvements citoyens lui cherchent donc des substituts moins frelatés. Biens communs de l’humanité, biens fondamentaux, biens sociaux premiers, patrimoine mondial, droits des générations futures, biens de civilisation, tous ces concepts globaux s’entremêlent, et chacun y fait son marché pour définir le " bien public " à sa manière. Chacun selon son désir ou sa croyance nomme bien public mondial ce qu’il veut, la Lune, les égouts, les droits humains universels ou le festival de Venise. Comment trouver dans cette auberge espagnole les convergences dont le mouvement social a besoin pour imaginer des revendications réalistes ? En se réappropriant résolument le concept de biens publics.

Oublions pour commencer la formulation économistique de Samuelson, quitte à en réintroduire plus tard les éléments éventuellement utilisables, car elle n’est pas dénuée d’intérêt. Substituons-lui une définition que nous appellerons " écologico-humaniste " pour simplifier. Cela nous permettra de remettre le marché réel au niveau qu’il n’aurait pas dû quitter, celui d’un moyen éventuel (choisi ou prohibé) de répartition sociale et de choix individuel.

Choix de société

Distinguons, pour être plus clair, les choses des biens. Les choses fondamentales existent avant d’être instrumentalisées par l’humanité, et les biens sont ce que produit l’humanité à partir de ces choses et non les choses elles-mêmes. Matériels ou non, ces produits utilisables des activités humaines se définissent donc, avant tout jugement de valeur, dans l’imbrication des lois écologiques et des lois humaines. Les premières encadrent ce que l’être humain peut faire à (ou avec, ou dans) son milieu, les secondes ce qu’il peut ou veut se faire à lui-même. Dire et faire que certains de ces biens sont publics, au sens où tout un chacun doit pouvoir y accéder, est un choix de société. Chaque société, chaque culture, a fait dans son histoire et ne cesse de faire de tels choix, souvent tellement intériorisés qu’ils ont cessé d’être explicités.

Il s’agit de constructions historiques, dans les rythmes séculaires, et dont les spécificités constituent dans le monde un puzzle incohérent. On ne peut les transposer telles quelles à l’échelle mondiale. Mais à ce niveau est apparu, dans un mouvement historique remontant à plus d’un siècle, la construction du droit universel des gens et des peuples, étendu dans le temps aux générations futures pour intégrer les nécessités et objectifs écologiques. Ce mouvement, qui n’a cessé de progresser et de s’institutionnaliser depuis un demi siècle, en est arrivé notamment à accoucher de la première juridiction pénale internationale (pour les crimes majeurs seulement, mais ce premier pas est très important). Il est mûr maintenant pour développer les biens publics mondiaux, si on considère que le délire néo-libéral n’a aucun droit à préempter cette idée-force. Ce qui permet de le supposer est la montée en puissance de mouvements citoyens transnationaux. Biens publics, maux publics, peuvent faire partie de la base fédératrice de cette autre-mondialisation que nous cherchons à faire émerger de l’anti-mondialisme abusivement supposé de ces mouvements…

Droits, biens et services

L’idée de service public est plus familière chez nous que celle de bien public, très intériorisée. C’est un ensemble d’obligations sociales qui s’imposent à l’ensemble des producteurs, détenteurs, gestionnaires (publics et privés) de certains biens auxquels le droit a conféré un caractère public. Par exemple, si le bien considéré est le logement, les détenteurs de logements vacants sont passibles de réquisition s’il y a des sans-abris ou des mal-logés, en fonction du principe du droit au logement. Ceci peut sembler théorique tant que le mouvement social n’intervient pas. Mais lorsque le DAL (Droit au Logement) a commencé sa pratique de réquisition populaire de logements vacants, le justice ne lui a pas donné tort, l’opinion publique lui a donné raison, et les occupants ont été relogés (pas toujours, et pas très bien le plus souvent, mais c’est une autre histoire…). La poursuite de telles actions a pour effet d’appliquer le droit, mais aussi de l’inventer et de le faire évoluer.

Droit-bien-service, c’est donc le triangle majeur que doit mettre en branle et faire évoluer le mouvement social.

Peut-on transposer ce schéma opérationnel à l’échelle mondiale ? Certainement. Prenons l’exemple de la santé. Les multinationales médico-pharmaceutiques cultivent et protègent leurs marchés, actuels et futurs. A l’intérieur de ces barrières invisibles, 20 millions d’Africains sont en train de mourir du sida, alors que les traitements existent, qui leur permettraient de vivre, sinon encore de guérir [1]. Le droit fondamental à la vie devra permettre de définir la connaissance médicale comme un bien public mondial, et d’imposer aux firmes qui la créent et prétendent la garder une obligation forte, une véritable charte de service public. Partant de là, les moyens publics nécessaires pour " valoriser " humainement cette connaissance là où se situe le besoin seront de ce fait, quoique encore considérables, infiniment moindres que dans le système actuel. Ici encore, l’influence sur l’opinion mondiale de mouvements tels qu’Act-Up et MSF (Médecins Sans Frontières), pour ne citer qu’eux, est le véritable moteur de cette exigence.

Le droit considéré ici est mondial, mais doit s’articuler sur les droits locaux. Il en va de même pour les services, dont la différentiation en fonction des cultures locales est encore plus forte, et doit être respectée : la conception occidentale de l’hôpital ne convient pas dans des pays où il va de soi que le malade reste entouré de sa famille. Le concept de bien public est donc central, parce que permettant à la fois l’expression la plus générale et la plus concrète.

Ce qui peut guider les choix sociétaux mondiaux, ce sont les droits fondamentaux proclamés par la charte des Nations Unies, la Déclaration universelle de 1948, les Pactes de 1966 sur les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. C’est ensuite le droit positif des conventions internationales et celui que génère leur intégration aux droits nationaux ou régionaux (l’Europe). C’est cet ensemble qui édicte ce que tout un chacun doit ou devra avoir, donc qui définit ou précise le bien en question, et la manière dont il peut ou doit être créé, ou sauvegardé, produit, fourni, c’est-à-dire le service public. Les institutions mondiales qui ont cet ensemble pour loi sont celles des Nations Unies, et non celles qui n’ont pour loi que le profit et le partage de la dominance mondiale, G7/8, OMC, OCDE, Davos et autres coteries plus discrètes. Leur faire appliquer cette loi générale, et faire évoluer celle-ci, sont d’autres problèmes, que nous ne pouvons développer ici.

Un brin d’espoir

La démarche " Bien Public Mondial " est l’expression d’un choix sociétal. Sous-tendue par la théorie néo-classique, elle risque de favoriser encore la dangereuse dérive du monde dans une marchandisation incontrôlée. Appuyée sur le système des droits humains et écologiques universels, soutenue et réinventée par les mouvements citoyens, elle se situe au contraire sur des chemins nouveaux, sur lesquels l’exercice illimité du droit de propriété sera nécessairement remis en question. De plus, en différenciant soigneusement le " bien " du " service " elle doit permettre de définir des objectifs humains plus généralisables que l’infinie variété des moyens par lesquels les sociétés et cultures s’efforcent de les fournir.

Elle devrait permettre enfin de mieux formuler des questions transversales, telles que celle de l’énergie, liée au devenir du climat. Mais aussi la paix, que menacent en permanence des " aides " aidant les peuples à se faire la guerre pour le compte des " puissances " économiques ou politiques. Et d’intégrer la question transversale entre toutes des droits de la femme, dont la condition inférieure, Amartya Sen l’a bien démontré, est étroitement corrélée avec la misère, et constitue un obstacle majeur au développement (près de 2 siècles plus tôt, Charles Fourier en avait déjà eu l’intuition fulgurante). Certes, il ne faut pas faire de l’idée de bien public une panacée. Simplement, dans un effort de remise en cause globale des rapports mondiaux, elle constitue à cette échelle une clef qui peut être déterminante pour proposer des directions d’espoir au mouvement social.

Tous droits de reproduction réservés © Hémisphères

[1Et le Sida n’est qu’une des quatre maladies qui déciment actuellement les populations du tiers monde. Les autres, paludisme, diarrhées, tuberculose, intéressent peu la recherche médicale car elles ne sévissent pas dans les pays où se situe la demande solvable.

a lire aussi