A la suite de la publication l’article intitulé « Affaire Total Ouganda : nous faisons appel dans un contexte de justice au ralenti », le directeur juridique de la société TOTAL S.A., Aurélien Hamelle, nous a demandé de publier ce droit de réponse, ce que nous lui accordons. Vous retrouverez en dessous de celui-ci notre décryptage.
« Le 25 mars 2020, vous avez publié un communiqué de presse intitulé « Affaire Total Ouganda : nous faisons appel dans un contexte de justice au ralenti ».
TOTAL réfute catégoriquement l’existence « d’atteintes graves aux droits fondamentaux des populations affectées par le projet » dans le cadre des projets Tilenga et EACOP et considère que, bien au contraire de ce qui est soutenu par les Amis de la Terre, son plan de vigilance est mis en œuvre avec le plus grand sérieux. TOTAL E&P Ouganda a acquis les terrains des personnes affectées par les projets dans le cadre d’une procédure de cession amiable et de relocalisation en conformité avec les standards internationaux établis par les organismes de la Banque Mondiale. Il résulte de la première phase de cession amiable et de relocalisation qui s’est achevée en 2019 que 613 personnes affectées ont reçu une compensation appropriée – établie sur la base de valorisations professionnelles - pour les terres cédées ainsi que pour les cultures affectées. Seules les 9 personnes ayant refusé la valorisation proposée n’ont, à ce jour, pas voulu recevoir l’argent qui a donc été versé par Total E&P Ouganda sur un compte dédié.
Le montant de la compensation a été déterminé dans le cadre d’un processus consultatif avec les représentants des personnes affectées et le gouvernement Ougandais. Les diligences menées par Total E&P Ouganda et son contracteur local ont permis de s’assurer que les personnes affectées ont compris que les barèmes d’indemnisation étaient établis par les autorités ougandaises et ont accepté de recevoir les montants d’indemnisation ainsi calculés sur ces bases, sauf pour les 9 personnes susmentionnées.
TOTAL E&P Ouganda et ses partenaires locaux ont tout mis en œuvre pour que les personnes affectées reçoivent la compensation dans les meilleurs délais. Elles n’ont été invitées à quitter les lieux qu’après avoir reçu celle-ci et ont été encouragées à continuer de cultiver leur terre pendant tout le processus jusqu’à sa réception. TOTAL E&P Ouganda et ses partenaires locaux ont par ailleurs mis en place des mesures pour aider les personnes affectées pendant la transition entre les récoltes.
Depuis septembre 2019, Total E&P Ouganda a interrompu son processus d’acquisition de terrains. La seule action qui était en cours récemment était la remise à des personnes affectées par le projet de leur formulaire de valorisation des terrains et des cultures, en conformité avec le processus agréé par toutes les parties prenantes. Cette distribution s’est interrompue le 19 mars 2020 dans le cadre des mesures sanitaires adoptées par le Gouvernement ougandais.
Les diligences menées par TOTAL E&P Ouganda et ses partenaires dans les projets Tilenga et EACOP se déroulent de manière transparente et en collaboration avec les communautés affectées. Celles-ci sont invitées à exprimer leurs éventuelles questions dans le cadre des nombreuses réunions organisées. Une procédure de recueil des griefs a été mise en place dès le début du processus. Les intimidations prétendument exercées sur des membres des communautés affectées seraient, si elles étaient avérées, totalement incompatibles avec les principes du Code de conduite de TOTAL. Au demeurant, les représentants de Total E&P Ouganda ont eu l’occasion de rappeler, lors de rencontres intervenues les 19, 20 décembre 2019 et 9 janvier 2020, avec différentes autorités ougandaises à Kampala, que toutes les actions entreprises dans le cadre du projet Tilenga doivent s’inscrire dans le plus strict respect des droits humains. »
Total reprend ici une partie de l’argumentaire qu’il nous oppose dans le cadre d’une procédure judiciaire que nous avons initiée en octobre 2019 avec 5 autres organisations, sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance du 27 mars 2017. Cette action en justice concerne le méga projet d’extraction pétrolière en Ouganda ("Tilenga") et d’oléoduc chauffé géant jusqu’en Tanzanie ("EACOP"), dont Total est l’opérateur principal (voir le site dédié). Nous contestons le contenu et la mise en œuvre du plan de vigilance de Total, censé prévenir les risques d’atteintes graves aux droits humains et à l’environnement liés à leurs opérations. Les lecteurs pourront ainsi prendre connaissance de nos accusations détaillées dans notre rapport d’enquête.
Alors que Total affirme que la première phase d’expulsion ne concernerait que 613 personnes, un document interne du groupe évalue à 4773 le nombre de personnes affectées, dans 601 foyers, pour cette seule étape. Or, le projet Tilenga comprend 5 autres phases d’expropriation, et le projet EACOP de nombreuses autres. Ce volet foncier, concernant donc en réalité plusieurs dizaines de milliers de personnes, est justement au cœur de la procédure judiciaire.
Concernant ces "personnes affectées" dont le directeur juridique de Total écrit ici qu’elles reçoivent "une compensation appropriée" "dans les meilleurs délais", et qu’"elles n’ont été invitées à quitter les lieux qu’après avoir reçu celle-ci et ont été encouragées à continuer de cultiver leur terre pendant tout le processus jusqu’à sa réception", on pourra utilement se reporter à des témoignages déjà publics qui les contredisent. De nombreuses personnes affectées parlent de famine : c’est seulement près d’un an et demi après que les familles affectées ont été privées de leurs terres, et à la suite de réclamations de leur part, que Total a commencé à effectuer des distributions de nourriture, jugées insuffisantes par les familles.
La procédure engagée repose sur plus d’une centaine de témoignages, dont certains déjà portés à la connaissance de Total. Voici l’extrait de l’un d’entre eux :
« Atacama a répondu que c’était le taux [d’indemnisation] fixé par le district. En conséquence, on m’a dit de signer. Malheureusement, après la signature, il a fallu beaucoup de temps avant de recevoir l’indemnisation. Nous n’avions pas de terres à cultiver ailleurs car ils nous ont empêchés de retourner sur notre terre et ils ont mis beaucoup de temps à nous indemniser. Le jour de l’évaluation de mes cultures, Atacama nous a empêchés [d’utiliser cette terre] de revenir sur nos terres et j’ai perdu toutes mes récoltes parce que je n’y suis jamais retourné. (…) Le fait de ne pas pouvoir cultiver a conduit ma famille à souffrir de famine. Cela a affecté négativement ma famille car nous n’avions plus où trouver de la nourriture, et la nourriture qu’ils nous apportaient n’était pas suffisante. Pour les 18 membres de ma famille, cette nourriture ne suffisait que pour deux jours, alors qu’elle était prévue pour 7 jours. »
Les intimidations dont ont été victimes des membres des communautés affectées n’ont rien d’hypothétique : en décembre, nous avons fait état de menaces sur deux témoins venus en France, et la FIDH a lancé un appel urgent. Ces derniers sont aujourd’hui protégés dans le cadre d’un programme financé par l’Union européenne. Le journal Libération vient également de se faire l’écho d’intimidations que subit un militant ougandais.
Nous avons donc apparemment un point d’accord avec Total qui considère que de telles intimidations seraient "totalement incompatibles" avec leur Code de conduite, et que "les actions entreprises dans le cadre du projet Tilenga doivent s’inscrire dans le plus strict respect des droits humains." C’est justement tout l’enjeu des poursuites judiciaires que nous avons engagées.