« un pays est d’autant plus aidé par la France qu’il est riche de matières premières, l’aide française ayant tout l’air d’un lubrifiant de leur exploitation. »
FX Verschave, Noir Silence (2000)
En 2009, les deux tiers des français estiment légitime que la France aide les pays en développement. Néanmoins, afin d’en mesurer l’efficacité, 68% d’entre eux réclament davantage d’information sur son utilisation. Ces chiffres, issus du baromètre AFD/IFOP de 2009, confirment la tendance des sondages des années précédentes... et un certain bon sens des français. De fait, si la France passe pour être (en volume) l’un des principaux contributeurs mondiaux à l’aide publique au développement, cette vision d’une France en première ligne dans l’effort de solidarité internationale est largement erronée.
En effet, l’APD est un agrégat comptable surprenant voire choquant lorsque l’on regarde de près sa composition. Les comparaisons internationales sont d’ailleurs peu révélatrices en la matière car les normes de comptabilisation ne sont pas nécessairement les mêmes selon les pays donateurs, et surtout, la composition et la répartition de cette aide, qui détermine son efficacité réelle, sont extrêmement variables d’un pays à l’autre. Essuyant le feu des critiques depuis de nombreuses années, l’APD s’est améliorée sur certains points comme la prise en compte des besoins réels, ou encore le souci de la pérennisation des projets et de l’appropriation par les populations locales.
Cependant, ces évolutions relèvent très largement du discours, et la réalité de l’APD française reste très contestable. Malgré de timides tentatives de réformes (en 1998 notamment), l’APD demeure extrêmement opaque et souvent néfaste ou contre-productive. Les récentes orientations données par le président Sarkozy, loin de ramener « l’aide » vers un effort de solidarité désintéressée, affirment au contraire haut et fort qu’elle doit profiter à l’économie nationale.
On peut situer la « création » de l’aide au développement dans le discours de Truman, Président des États Unis, qui parla en 1949 de la nécessité « d’aider au développement du reste du monde », dans la droite ligne du Plan Marshall (où l’équivalent actuel de 100 Mds $ furent déversés sur l’Europe de 1948 à 1951, dont 85 % de dons). Il s’agissait donc dès l’origine d’intérêt bien compris pour les américains, tant sur le plan économique (vente de produits, exploitation des ressources) que politique (lutte contre l’expansion du communisme, contrôle états-unien sur la politique et l’économie mondiale).
La France emboîte le pas lors de la décolonisation, en instaurant sa politique de coopération, nouvelle légalité internationale venue remplacer se politique coloniale.
Ainsi, bien qu’ayant connu des évolutions et des adaptations, l’aide au développement a toujours été liée aux intérêts politiques et économiques des donateurs, contrairement à l’image de solidarité désintéressée que ceux-ci souhaitent se donner. Sa définition officielle est d’ailleurs donnée par le Comité d’Aide au Développement (créé en 1961) de l’OCDE [1] et non, par exemple, par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD, dans lequel les pays pauvres ont leur mot à dire) : Ensemble des dons et prêts concessionnels publics ayant pour objectif principal de « favoriser le développement économique et l’amélioration du niveau de vie des pays bénéficiaires de l’aide » (avec une part d’éléments dons supérieure à 25% dans le cas des prêts concessionnels). Au fil du temps, ces flux financiers se sont de plus en plus doublés de ce qu’on appelle la coopération technique.
La France s’est engagée dès 1970 à consacrer 0,7% de son Produit Intérieur Brut à l’APD ; objectif renouvelé en 2002, en s’engageant à mobiliser 0,7% de son Revenu National Brut à l’horizon 2012 (repoussé ensuite à 2015 par le nouveau président Sarkozy). Aujourd’hui, la France serait en volume au 3ème rang des « pays donateurs », avec 7,8 Mds d’€ en 2007…mais 10ème en valeur relative, avec 0,42%du RNB en 2007.
Mais surtout, ce sont les composantes et l’efficacité de cette aide qui sont en question. Dès 1992, le PNUD évaluait que seulement 3 à 4% étaient réellement consacrés aux services de base (éducation, santé, accès à l’eau...). Aujourd’hui, la part directement affectée à la lutte contre la pauvreté et la promotion des services de base reste minime !
Ainsi, selon certaines estimations (rendues délicates par l’opacité des chiffres de l’APD), seuls 0,5% de l’APD totale serait directement consacrée au secteur de la santé, et seuls 1,5% à celui de l’éducation de base. Prises ensembles, les dépenses directement affectées à la santé, à l’eau, à l’éducation de base, au renforcement des capacités de l’État et de la société civile et à la maîtrise démographique ne s’élèveraient pas à plus de 12% de l’APD totale !
En effet, il faut savoir que l’aide bilatérale officielle comptabilise pèle-mêle :
Certains types de dépenses, conformes aux standards de l’OCDE, posent également problème :
La question des allègements de dette est particulièrement importante vu leur poids relatif dans l’APD officielle : il s’agit d’annulations partielles de la part publique de la dette extérieure des pays bénéficiaires. Si le principe de telles annulations n’est pas à remettre en cause, leur comptabilisation dans l’APD relève de la malhonnêteté intellectuelle. En effet, l’immense dette publique contractée par les pays en développement provient majoritairement de contrats commerciaux (et non de projets liés au développement socio-économique). Bien pis, elle a souvent été artificiellement gonflée par les détournements successifs et les dérives de l’aide liée (cf. infra), et une partie de celle-ci concerne l’acquisition de « biens à usage dual », c’est à dire à usage à la fois civil et militaire, donc ne pouvant théoriquement pas être comptabilisés dans l’APD.
De plus, cette dette et ses allègements sont parfois utilisés comme les leviers d’une privatisation à marche forcée des pays bénéficiaires, en particulier au travers des opérations de conversion de dette (debt swap) [2] ou en imposant des conditions de libéralisation du marché (par exemple les fameux Programmes d’Ajustement Structurel de la Banque Mondiale). Enfin, ces « annulations » résultent bien souvent d’un chantage stratégique ou de copinages politiques (le Gabon ayant par exemple bénéficié d’importantes annulations de dettes) et/ou de stratégies financières visant à éviter la banqueroute du pays : un allègement partiel permet de le maintenir solvable, et donc d’éviter aux créanciers de perdre beaucoup plus.
La part multilatérale de l’APD française qui représente environ un tiers de l’aide totale, est globalement en hausse. Si cette évolution semble aller dans le bon sens, la répartition de cette aide multilatérale pose en fait question. Ainsi, selon les années, 15 à 40% sont alloués à la Banque Mondiale pour la fourniture de dons et de prêts préférentiels. Avec le Fonds Monétaire International, ces institutions financières créent plus de misère qu’elles n’en soulagent en imposant des conditions de libéralisation à outrance et de réduction drastique des dépenses publiques.
Mais la plus grande part de l’aide multilatérale est allouée via les instances européennes, et en particulier le Fonds Européen de Développement (FED). Si celui-ci se distingue par une bonne consultation des parties concernées (Assemblée paritaire) et la participation des parties non étatiques, il n’en demeure pas moins un instrument de concrétisation des accords de Cotonou [3], qui mêlent eux aussi lutte contre la pauvreté et libéralisation des échanges.
On peut également s’étonner que la part restante pour les organismes d’assistance économique, sociale et culturelle des Nations Unies soit si faible. En effet, PAM, PNUD, Unicef, Unesco, HCR, Cnuced, FAO ou encore OMS doivent se partager moins de 10% de l’aide multilatérale française (contre 20 à 30% en moyenne pour les autres pays de l’OCDE), malgré leur légitimité largement reconnue.
L’aide bilatérale n’est pas non plus exempte de reproches quant à sa répartition. Ainsi, l’APD française bénéficie en priorité aux pays à revenus intermédiaires. La part consacrée aux Pays les Moins Avancés qui s’élevait à 42% en 1990 est aujourd’hui inférieure à 30% alors que dans le même temps, la part consacrée aux pays à revenus intermédiaires a presque doublé.
Outre ces orientations très discutables de l’APD française, il faut également souligner l’importance des détournements qui pèsent sur certains canaux de l’aide, en particulier sur l’aide sectorielle et l’aide budgétaire [4] sur laquelle l’évaporation organisée par des fonctionnaires proches du « clan présidentiel » peut être très importante dans les pays non démocratiques. Pour ce type d’aide, le contrôle de l’utilisation des fonds se heurte en effet au principe de souveraineté nationale. A ce titre, la tendance récente de l’aide française qui vise à remplacer progressivement les aides projets par des aides sectorielles et budgétaires au nom de l’autonomisation des États bénéficiaires est pour le moins préoccupante lorsque l’on connaît le caractère peu démocratique de la plupart des États en question.
Si une timide tentative de réforme de la politique d’aide a été tentée en 1998, sans grand succès, la tendance actuelle n’est pas à la réorientation de la politique d’aide française vers un réel effort de solidarité. C’est pourtant ce que semblait souhaiter le Secrétaire d’état à la coopération Jean-Marie Bockel qui affirmait en janvier 2008 sa « détermination à faire bouger les lignes sur ces sujets » : « Les Français sont solidaires des pays en développement et veulent le rester (...). Encore faut-il que l’aide au développement soit efficace.(…) L’un des premiers freins au développement, c’est la mauvaise gouvernance, le gaspillage des fonds publics, l’incurie de structures administratives défaillantes, la prédation de certains dirigeants. (...) Quand le baril est à plus de 100 dollars, et que d’importants pays producteurs de pétrole ne parviennent pas à se développer, la gouvernance est en question. Quand les indicateurs sociaux de ces pays stagnent ou régressent tandis qu’une minorité mène un train de vie luxueux, la gouvernance est en question. Que deviennent ces revenus pétroliers ? Pourquoi la population n’en bénéficie-t-elle pas ? Est-il légitime que notre aide au développement soit attribuée à des pays qui gaspillent leurs propres ressources ? »
Jean-Marie Bockel posait les bonnes questions... ce qui lui coûta son poste. Se sentant si explicitement visé (parmi bien d’autres), le gabonais Omar Bongo obtint, par l’entremise du très françafricain Robert Bourgi, son remplacement par « l’entrepreneur » Alain Joyandet. Outre son ignorance complète des problématiques de la coopération, et de l’Afrique en particulier, les déclarations de ce dernier annoncent le grand retour de la « coopération business », dans ce qu’elle a de plus cynique et de plus choquant :
Outre ces nombreuses déclarations pour le moins éclairantes, Alain Joyandet a décliné son programme de coopération à travers 8 chantiers qui s’articulent autour de 2 grands piliers : le développement économique et le rayonnement culturel :
Enfin, la dernière trouvaille de notre président consiste à faire de l’APD un instrument de lutte contre l’immigration, ou plutôt un objet de chantage pour obtenir la coopération politique et surtout sécuritaire des pays sources d’immigration. En effet, dans le cadre de la politique de développement solidaire menée par le ministère de l’immigration, des accords de gestion concertée des flux migratoires et de codéveloppement sont conclus entre la France et les pays sources d’immigration, qui prévoient un contrôle accru des flux migratoires et fixent les conditions de réadmission (c’est à dire d’expulsion des ressortissants) en échange de financements visant à saupoudrer des projets dits de codéveloppement.
Pour « aider », la première nécessité est bien sûr de ne pas nuire : quand on sait que pour un euro d’aide au développement (souvent dévoyée), cinq à dix euros quittent ces pays (bénéfices légaux des multinationales, évasion via les paradis fiscaux, remboursement de la dette...), vouloir augmenter l’aide sans mettre fin au pillage revient à augmenter le chauffage sans fermer la fenêtre.
Il est donc nécessaire de :
[1] L’OCDE, Organisation de Coopération pour le Développement Economique, a succédé en 1960 à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) qui a existé de 1948 à 1960 et qui a joué un rôle important dans l’exécution du plan Marshall. Elle regroupe 30 pays « démocratiques et développés », soit principalement les plus riches de la planète, et la Commission Européenne... Ses membres pesaient 76% du PNB mondial en 2007 !
[2] Opération par laquelle un investisseur privé étranger rachète une partie de la dette d’un pays à sa valeur nominale et l’ « échange » contre une partie du capital d’une entreprise locale, privée ou privatisable.
[3] Accords signés en 2000 entre l’Union Européenne et les pays d’Afrique, Caraïbes et Pacifique
[4] A la différence de l’aide-programme, ou aide-projet, cette aide est versée directement à un ministère donné ou au Trésor Public pour pallier aux déficits ou financer un projet donné.