Article paru dans la revue Mouvements de mai-juin 2002
Soit trois pays d’Afrique potentiellement richissimes : l’Angola et les deux Congo. Leurs populations comptent aujourd’hui parmi les plus pauvres et les plus maltraitées au monde. Trois configurations différentes d’alliances et de rivalités, associant acteurs occidentaux et africains, ont glissé de la criminalité économique et politique aux rackets mafieux : d’immenses richesses (pétrole, pierres et métaux précieux, forêt) sont subtilisées, remplacées par des dettes abyssales ; une petite partie des milliards ainsi générés permet d’armer, à jet continu, des dictatures militaires, seigneurs de la guerre ou chefs miliciens qui achèvent d’éreinter les peuples volés, leur ôtant toute capacité de réclamer leur dû.
Le scénario est connu, répétitif [1] . L’énormité de ses effets (plusieurs millions de morts dans cette seule portion d’Afrique) ne peut échapper aux principaux acteurs - dont des dirigeants politiques et des grandes banques apparemment honorables. Leurs conglomérats devraient être accusés de participation à « groupe criminel organisé », au sens où le définit la future Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme [2] . Je vais tenter d’éclairer cette perspective pénale, pas si utopique, à partir de l’"Angolagate" et de l’écrasement du Congo-Brazzaville.
Le scandale des ventes d’armes à l’Angola, où un quart de siècle de guerre civile a fait plus de cinq cents mille morts, est exemplaire à de nombreux titres. L’arrestation, fin 2000, du fils d’un ancien président de la République française en fut le plus médiatique, mais pas le plus significatif.
Les rideaux de fumée se dissipent devant l’action des réseaux franco-africains. Non contents de gaver leurs comptes étrangers des produits d’une prédation inouïe, ils sont capables de vendre à grande échelle des biens et services de guerre (armes et mercenaires) aux deux côtés d’une guerre civile. En Angola, on finançait et approvisionnait à la fois le camp gouvernemental et la rébellion. Chaque réseau gère un segment de stratégie, en prétendant servir « la France ». Ainsi s’affiche le réseau Pasqua, branché sur le pétrole, les armes, un empire africain des jeux, paris et casinos. Jean-Charles Marchiani, qui a ouvert la voie à la vente de plus de 600 millions de dollars d’armements à la dictature prédatrice de Luanda, a bonnement avoué aux enquêteurs : « Nous, c’est-à-dire moi pour le compte de Charles Pasqua, avons négocié publiquement avec le président Dos Santos l’aide politique et économique de l’Angola à l’action de la France dans cette partie de la région, qui s’est concrétisée par l’envoi de troupes dans les deux Congo. »
Ce "deal" global a donc engagé la France dans trois guerres civiles (les deux Congo après l’Angola). Il incluait un « accord de sécurité » franco-angolais, renvoyant à l’officine parapublique Sofremi et à son conseiller : Pierre Falcone. Marchiani a enfoncé le clou dans une interview : « à sa façon, M. Falcone a défendu les intérêts français dans la région. » Certes, l’Angola va devenir le plus gros producteur de pétrole africain. Rappelons cependant qu’au Congo-Brazzaville son intervention militaire est coresponsable d’une série de crimes contre l’humanité (plusieurs dizaines de milliers de viols et de civils massacrés) et qu’au Congo-Kinshasa l’armée angolaise participe au "grand jeu" de dépeçage d’un pays-continent, dont la prolongation ruineuse a fait au moins deux millions de victimes [3] . Où est la « nouvelle politique africaine de la France », avec son dogme de « non ingérence » ?
Repartons des origines de la « Françafrique ». Le terme [4] désigne la face immergée de l’iceberg des relations franco-africaines. En 1960, l’histoire accule De Gaulle à accorder l’indépendance aux colonies d’Afrique noire. Cette nouvelle légalité internationale proclamée fournit la face émergée, immaculée : la France meilleure amie de l’Afrique, du développement et de la démocratie. En même temps, Foccart est chargé de maintenir la dépendance, par des moyens forcément illégaux, occultes, inavouables. Il sélectionne des chefs d’État "amis de la France" par la guerre (plus de 100 000 civils massacrés au Cameroun), l’assassinat ou la fraude électorale. À ces gardiens de l’ordre néocolonial, il propose un partage de la rente des matières premières et de l’aide au développement. Les bases militaires, le franc CFA convertible en Suisse, les services secrets et leurs faux-nez (Elf et de multiples PME, de fournitures ou de "sécurité") complètent le dispositif.
C’est parti pour quarante ans de pillage, de soutien aux dictatures, de coups fourrés, de guerres secrètes - du Biafra aux deux Congo. Le Rwanda, les Comores, la Guinée Bissau, le Liberia, la Sierra Leone, le Tchad, le Togo, etc. en conserveront longtemps les stigmates. Les dictateurs usés, boulimiques, dopés par l’endettement, ne pouvaient plus promettre le développement. Ils ont dégainé l’arme ultime, le bouc émissaire : « Si je prolonge mon pouvoir, avec mon clan et un discours ethnisant, c’est pour empêcher que vos ennemis de l’autre ethnie ne m’y remplacent. Excluons-les préventivement. » On connaît la suite. La criminalité politique est entrée en synergie avec la criminalité économique.
De telles dérives n’ont pas été sans déteindre sur la France : l’argent a totalement corrompu la "raison d’État" foccartienne, elle-même très contestable ; au fonds de commerce foccartien, légué à Jacques Chirac, s’est adjoint une galerie marchande, où ont investi les frères et neveux de Giscard, les fils de Mitterrand et Pasqua... Les milliards dispensés par les Sirven et compagnie ont perdu tout sens de la mesure, bien au-delà du seul financement des partis. Les mécanismes de corruption ont fait tache d’huile en métropole, avec les mêmes entreprises (Bouygues, Dumez), les mêmes hommes (Étienne Leandri, Patrice Pelat, Michel Pacary, Michel Roussin, etc.), les mêmes fiduciaires suisses, banques luxembourgeoises, comptes panaméens. Une partie du racket des marchés publics franciliens était recyclée via la Côte d’Ivoire ou l’Afrique centrale.
Plusieurs pas supplémentaires ont été franchis en Angola. Désormais, les trafiquants d’armes comme Falcone ou les sociétés de mercenaires ont officiellement leur part dans les consortiums pétroliers : la guerre est programmée avec l’exploitation pétrolière. Il est significatif d’ailleurs que nombre de personnages-clefs du pétrole français aient été également vendeurs d’armes, membres ou proches des services secrets : les Étienne Leandri, Alfred Sirven, Pierre Lethier, Jean-Yves Ollivier, Arcadi Gaydamak... La FIBA, banque fétiche du pétrole, abritait encore les comptes de l’empereur des jeux Robert Feliciaggi, éminence du réseau Pasqua. Enfin, plusieurs affaires en cours établissent des connexions entre le recyclage des pétrodollars et le faux-monnayage (faux dinars de Bahreïn) ou le narcotrafic - à commencer par la Birmanie, dont la junte amie de Total a rallié la Françafrique avec enthousiasme.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que datent les liens entre le pétrole, les ventes d’armes et les Services, ni les accointances de ces derniers avec le narcotrafic et les mafias. Les Services estiment généralement que leurs besoins excèdent très largement les budgets qui leur sont votés. Au-delà du renseignement, ils estiment de leur rôle de surveiller, contrôler, infiltrer la criminalité organisée qui tient des régions ou des secteurs entiers, et de négocier avec elle. Ainsi, tout naturellement, les Services US ont pactisé avec la mafia italienne à la fin de la Seconde guerre mondiale, leur homologues français se sont servis de la mafia corse pour financer une bonne partie de la guerre d’Indochine, puis ont suscité la French Connection à partir du Maroc - tandis que la CIA bénissait ou couvrait, tant qu’ils lui servaient, un général Noriega ou une narcobanque comme la BCCI. Pour la constitution et la circulation de leurs cagnottes, ainsi que l’efficacité de leurs alliances, les Services occidentaux ont beaucoup contribué à l’essor des paradis fiscaux [5] . Mais la mondialisation dérégulée des moyens de paiement, l’explosion de l’argent sale et des volumes traités par ces territoires hors-la-loi ont fait céder les digues. Quand "l’honorable correspondant" Sirven, jongleur de milliards, se vantait d’avoir vingt fois de quoi faire sauter la classe politique, il résumait malheureusement l’inversion des pouvoirs : la Françafrique prônait la raison d’État avec des méthodes de voyous, ceux qui les ont appliquées sont devenus des voyous qui font chanter la République.
Autre enseignement angolais : derrière Falcone, se profile Arcadi Gaydamak, proche des Services français (la DST, du moins), russes, israéliens. Cet homme aux quatre passeports est une figure de la mondialisation. Surtout, ce néo-multimilliardaire apparaît branché sur les circuits de vente à vil prix du pétrole, des engrais, des diamants, des armements, des créances de l’ex-URSS. On sait que ces circuits, organisés offshore avant même la chute du mur de Berlin, ont généré une immense et inquiétante nappe de liquidités, de l’ordre de 500 milliards de dollars - planqués dans des paradis fiscaux. Les détenteurs de cet argent se sont littéralement payé la Russie. Mais pas seulement. Ils ont englouti, par milliards de dollars, l’essentiel des prêts du FMI. Ils se servaient des eaux troubles de l’offshore angolais (or noir, dettes gagées sur le pétrole, ventes d’armes multi-facturées) comme d’un bassin de décantation, une grande lessiveuse [6] parmi d’autres . Elle leur aurait permis notamment, en 1999, de circonvenir la plus vieille banque US, la Bank of New York.
Archi-complaisants jusqu’alors, les USA n’ont pas apprécié. Dix ans plus tôt, ils avaient battu l’URSS par jet de l’éponge. Depuis, une nomenklatura mafioso-barbouzarde tenait le haut du pavé dans une Russie exténuée. Il fallait quand même anesthésier cette puissance nucléaire, par une aide financière massive. Chacun savait qu’elle était détournée. Mais qu’elle revienne infiltrer le cœur de la finance new-yorkaise, c’était too much. Deux ans plus tard, le trésorier des financements occultes de la CIA en Afghanistan sera accusé de tourner vers le même genre de cible des vecteurs moins immatériels : il est parfois périlleux d’élargir le cercle des initiés de la méga-fraude internationale. En 1999, donc, les médias américains ont pointé du doigt ces Russes ingrats (en particulier Mikhail Khordokovsky, ami de Gaydamak, et sa banque Menatep), suspectés d’user impudemment d’un prêt de dix milliards de dollars du FMI. Mais sitôt ce coup de semonce médiatique, le FBI a dissuadé le FMI de remonter le fil de l’argent égaré. Pour toute sanction, Khordokovsky a reçu la direction de l’une des deux multinationales pétrolières russes, Yukos, où Elf a investi massivement. Devenu dixième fortune mondiale selon Forbes, il a créé la Fondation pour une Russie ouverte, qui a accueilli Henry Kissinger et lord Rothschild dans son conseil d’administration...
Il était difficile d’envoyer un signal occidental plus explicite. La face cachée de l’iceberg financier russe - dont Khordokovsky, sa Menatep et Gaydamak - adorait l’offshore angolais. Bush et ses proches, au cœur du lobby pétrolier US, y sont aussi profondément investis. Les gisements de pétrole les plus mirifiques sont partagés pour l’essentiel entre les majors anglo-saxonnes et TotalFinaElf, avec un pourcentage non négligeable pour les vendeurs d’armes déguisés en pétroliers (Falcon Oil & Gas !) ou les sociétés de mercenaires. Depuis son ranch en Arizona, Pierre Falcone se pose en familier de George W. Bush. Il fut l’un des plus gros contributeurs financiers à sa campagne - à égalité avec le PDG d’Enron. Deux journalistes américains qui souhaitaient enquêter sur les liens Falcone-Bush en ont été poliment dissuadés.
Depuis quatre décennies, sous la houlette des Services français, une République souterraine à dominante néogaulliste a ponctionné sur les ventes d’armes et le pétrole africain, entre autres, des sommes faramineuses. Le même genre de ponctions a été ordonnancé outre-Atlantique, à une autre échelle et sur plusieurs continents. Par bien des côtés, la Françafrique fut d’abord sous-traitante de la guerre froide : ses réseaux furent plus connectés que je ne l’ai cru au dispositif anticommuniste américain [7] . La proximité entre Falcone, le Pasquaïen, et Bush Jr, fils d’un directeur de la CIA, ou entre les compagnies Elf et Chevron, relativise les litanies du souverainisme anti-yankee : il s’est agi souvent d’une propagande à usage subalterne. Observant alors le tandem Falcone-Gaydamak, la place éminente du second, ses liens gros comme des câbles avec la DST, l’ex-KGB, le Mossad, l’on assiste presque en direct à la mondialisation des nappes financières non déclarées - entre trésors barbouzards et butins mafieux. L’on pourrait ajouter que Pierre Falcone est branché aussi sur des capitaux latino-américains, que les Services brésiliens, britanniques, sud-africains et portugais butinent également la confiture angolaise. L’on pourrait encore remarquer que Gaydamak s’était associé à une sommité du commerce diamantaire proche de Poutine, Lev Leviev, a qui a été confié le monopole de la commercialisation des diamants angolais.
Les liens sont innombrables entre le pillage des matières premières (la corruption des dirigeants locaux ne laisse que des aumônes aux pays concernés), les services secrets et les dirigeants politiques des grandes puissances. Les flux financiers qui les relient passent par les paradis fiscaux, la Suisse mais aussi le Luxembourg, où la chambre de compensation mondiale Clearstream a brassé des sommes ahurissantes sur ses comptes non déclarés, sans parler des soupçons de comptabilité truquée, comme l’a exposé Denis Robert [8] . Le vol multiforme du pétrole, la multiplication indéfinie de la dette, moussée comme œufs en neige par une nuée d’intermédiaires, ne peuvent se faire qu’avec la complicité des grandes banques, qui ont elles-mêmes multiplié les filiales dans les paradis fiscaux. Paribas, aujourd’hui absorbée par la BNP, a été en pointe depuis plus d’une décennie dans les montages financiers dette-hydrocarbures. Elle ne pouvait pas ne pas savoir qu’ils escroquaient les peuples détenteurs du pétrole ou du gaz. En Angola et au Congo-Brazzaville, le Crédit agricole et la Société générale marchent sur ses traces [9] . Le premier a acquis à cet effet une série d’établissements à la réputation sulfureuse : l’argent n’a pas d’odeur, c’est le cas de le dire.
Si l’Angola fait l’objet d’un pacte international mafioso-barbouzard, consolidé par la mort du "rebelle" Jonas Savimbi, le Congo-Kinshasa n’en "bénéficie" plus depuis la chute de Mobutu : dans l’attente d’un nouveau gentleman’s agreement, si j’ose dire, entre les puissances régionales et leurs parrains occidentaux, il subit une guerre effroyable, interminable, financée par le bradage clandestin de ses richesses. Se dénonçant les uns les autres, les parrains ont demandé à l’ONU des rapports sur les filières de ce pillage. Ils n’ont pointé que des échelons intermédiaires, tel l’ex-kégébiste Victor Bout, qui bénéficia de complicités belges. Mais l’organigramme de ces soutiens occultes, militaires et financiers, depuis Washington, Londres et Paris, reste à établir. Or c’est bien là que se situent le nerf de la guerre et les clefs de la paix - à condition d’inclure les annexes offshore, tels les comptes non déclarés de Clearstream : le multimilliardaire irako-britannique Nadhmi Auchi, proche du réseau Pasqua et éminence de la finance luxembourgeoise, a manifesté un intérêt précoce pour l’Afrique centrale.
Le cas du Congo-Brazzaville est plus simple. Sous contrôle d’Elf depuis un quart de siècle, considéré comme une simple plate-forme pétrolière, sa gestion a été clairement abandonnée aux réseaux françafricains. Lors des horreurs récentes, Washington n’a cessé de s’aligner discrètement derrière les prises de position françaises - en échange, sûrement, de discrétions réciproques. Effroyablement compliquée dans le détail, l’histoire du sort subi depuis douze ans par ce pays a dû obéir à une logique simple : ramener au pouvoir, tel un rouleau compresseur le dictateur Denis Sassou Nguesso.
C’est l’un des Africains qui, depuis Houphouët, a "séduit" le plus large éventail de la classe politique française. Extrêmes compris. Seul son gendre Omar Bongo, l’émir d’Elf-Gabon, le surpasse peut-être en ce domaine. Sassou a un grand mérite : il ne réclame pour son État que 17% de redevance sur la production pétrolière déclarée, et se montre très compréhensif sur les cargaisons non déclarées. Il dépense du coup beaucoup plus que son pays ne perçoit. Sous sa première dictature (1979-1991), la dette du Congo avait déjà crû démesurément.
Les Congolais finirent par se fâcher avec ce régime en faillite, auquel ils imputaient plusieurs milliers d’assassinats. Après la chute du mur de Berlin, ils lui imposèrent en 1991 une Conférence nationale souveraine (CNS). Cent jours fondateurs. Une nouvelle République est proclamée, une nouvelle Constitution est adoptée par un référendum presque unanime. Le dictateur est formellement condamné pour ses turpitudes, ses crimes et ses détournements, mais comme il les assume publiquement, il est laissé en place jusqu’à l’élection présidentielle.
Le gouvernement provisoire a la maladresse de s’interroger sur les très faibles revenus du pétrole. Dans le coffre-fort d’Elf, les juges Joly et Vichnievsky ont trouvé la preuve d’un coup d’État, préparé par le chiraquien Maurice Robert avec un duo pasquaïen, Jean-Charles Marchiani et Daniel Leandri. Plus quelques mercenaires corses. La tentative de putsch échoue. Sassou est laminé à la présidentielle : il obtient 17 % des voix. Ce pourcentage colle désormais à son image : il est "Monsieur 17 %" - du suffrage populaire et du pétrole congolais.
Élu au second tour, Pascal Lissouba sera très loin d’un Président modèle. Son entourage encore plus. Elf, les banques et les intermédiaires les entraîneront peu à peu, comme Sassou Nguesso, dans un carrousel de prêts gagés sur le pétrole, avec essorage garanti de l’argent des Congolais à chaque tour de manège. Mais pour le « groupe criminel organisé » qui met le Congo en coupe réglée, ce régime issu de la libre volonté des Congolais était mal né, et il restait indocile. La majorité de la Françafrique continuait de préférer le dictateur désavoué. Elf continue de le financer. Des conteneurs d’armes sont largués dans son fief nordiste d’Oyo. Replié à Paris, Sassou se voit doté dès 1995 d’une cellule politique foccarto-chiraquienne : il s’agit de préparer son retour au pouvoir au terme du mandat de Lissouba, en juillet 1997. À Brazzaville, les armes affluent dans sa résidence-caserne de Mpila, qui se remplit de miliciens "Cobras". La guerre civile peut se déclencher, le 5 juin 1997.
Je n’en décrirai pas ici, à nouveau, les deux phases - la conquête du pouvoir (juin-octobre 1997), l’atroce répression du sud de Brazzaville et du pays, de décembre 1998 à décembre 1999 -, ni n’entrerai dans le détail des soutiens français à cet écrasement du Congo, supervisé depuis l’état-major de l’Élysée [10] . Je rappellerai seulement la coalition opposée en 1997 à un Président démocratiquement élu : les militaires restés solidaires de Sassou (par un réflexe ethnique, pour la plupart) et les milices Cobras ; des restes de l’armée génocidaire rwandaise, échoués à Brazzaville ; une partie de la Division spéciale présidentielle de Mobutu, qui venait de traverser le fleuve Congo après la prise de Kinshasa par la coalition pro-Kabila ; un contingent tchadien, amené par des avions français ; des mercenaires français et marocains ; et finalement, pour emporter la décision, l’armée angolaise. Jacques Chirac s’en est félicité un an plus tard à Luanda. Il assumait ainsi ce qui relevait de l’évidence : une telle coalition ne pouvait avoir été réunie que par le chef des Armées françaises, patron de la DGSE.
C’est la même coalition qui, à partir de décembre 1998, enchaînera une série de crimes contre l’humanité [11] : nettoyage ethnique du sud de la capitale, massacres et politique de la terre brûlée dans tout le Sud du pays, plusieurs dizaines de milliers de viols, extermination de centaines de jeunes réfugiés rentrés de Kinshasa à l’invitation du HCR (Haut commissariat aux réfugiés). Le bilan est incommensurable : 50 000 morts au minimum, sans doute beaucoup plus. L’occupation angolaise se prolonge en 2002, avec le même consensus international qui bénit l’escamotage du pétrole et des diamants angolais. Un consensus, on l’a vu, qui relève davantage de l’entente criminelle que du droit élémentaire.
Le même consensus, incluant l’Union européenne et les Nations unies, cautionne une mascarade de légitimation démocratique : l’adoption, avec des listes électorales truquées, d’une Constitution quasi monarchique, l’élection ubuesque de Denis Sassou Nguesso, après condamnation ou dissuasion de tous les opposants - avant l’"élection" d’une Assemblée-croupion. Le scandale ne vient pas tant de ces pratiques que de leur bénédiction quasi universelle, alors que se multiplient les sanctions contre le dictateur zimbabwéen Robert Mugabe (qui vieillit certes très mal, mais dont le bilan criminel récent est infiniment moins lourd que celui de Sassou). Les médias français et internationaux, qui cachèrent les massacres au Congo tandis qu’ils couvraient abondamment ceux du Kosovo, de Timor-Est et de la Tchétchénie, dépêchent des envoyés spéciaux pour le scrutin présidentiel de Harare (combien de Français savent que c’est la capitale du Zimbabwe ?), mais assurent, sans se déplacer, que le scrutin truqué de Brazzaville, le même jour, « est considéré comme une étape importante vers le retour à la paix ».
Cette sérénité médiatique autorise Elf et les banques françaises à continuer au Congo un échange paradoxal : pomper le pétrole du Congo contre une augmentation de sa dette ! Un coup double assez juteux, y compris pour les trafiquants d’armes chargés de rendre les dégâts un peu plus irréparables. La triple compétence pétrole-dette-armes d’un Jack Sigolet [12] , ex-adjoint du "Monsieur Afrique" d’Elf, André Tarallo, a quelque chose d’hallucinant.
Comment généraliser les guerres sales après avoir mondialisé l’argent sale ? À sa manière, la Françafrique rejoint l’attrait croissant des Anglo-Saxons pour le recours aux mercenaires. Au Congo-Brazzaville, tandis que Sassou et ses alliés perpétraient une série d’ignominies, les opposants et les organisations de la société civile dénonçaient « les légionnaires français » qui « procèdent à des fouilles systématiques sur les populations civiles [14] » dans les quartiers sud de la capitale. Comme aux barrières de Kigali, avant le génocide rwandais. Mais était-ce bien des légionnaires ? Au Congo-B, avouait le ministre de la Coopération Charles Josselin [15] , « de nombreux mercenaires, parmi lesquels des Français, [...] suscitent la confusion en portant parfois un uniforme qui ressemble à celui qu’ils ont porté hier. » C’est tout le problème : qui étaient vraiment ces dizaines de "coopérants militaires", instructeurs, conseillers ou barbouzes français qui n’ont cessé d’opérer en appui de la coalition pro-Sassou, et d’accompagner ses crimes ? Un rescapé des chambres de torture à Brazzaville y a d’ailleurs observé un conseiller français.
Il faudrait distinguer (mais le peut-on ?) les "vrais" mercenaires des "vrais-faux" mercenaires. Commençons par les seconds. Après la chute du mur de Berlin et la fin officielle de la "guerre froide", il devenait difficile pour la France d’opérer ouvertement des interventions militaires en Afrique. Sous François Mitterrand, l’état-major élyséen a donc résolu de multiplier par trois le millier d’hommes capables d’intervenir « en profondeur », éventuellement sans uniforme. Ainsi a-t-on adjoint aux commandos du "Service Action" de la DGSE [16] au moins 1 500 soldats d’élite, légionnaires ou parachutistes de l’infanterie de marine (RPIMa). Le tout compose le COS, Commandement des opérations spéciales, rattaché directement à l’Élysée, hors hiérarchie [17] . Une sorte de garde présidentielle.
En 1995, Jacques Chirac a volontiers repris à son compte cette invention monarchique offerte à son prédécesseur. C’est ainsi que des hommes du COS ont pu intervenir au Congo-Brazzaville : ils étaient déguisés en mercenaires, habillés en « anciens paras », avec l’uniforme « qu’ils ont porté hier »... et qu’ils porteront sans doute demain. Cela permet à Jacques Chirac d’énoncer le 30 juin 1998, entre deux interventions barbouzardes à Brazzaville : « Le temps des interventions militaires [est] dépassé. [...] La France n’interviendra pas là où elle n’est pas liée. Il n’y aura pas d’ingérence. » C’était lors d’une visite officielle en Angola, dont les troupes occupent le Congo en pleine intelligence avec les Services français.
Spécialiste du mercenariat, le journaliste Philippe Chapleau suggère un calcul plus élaboré encore. Selon lui, le Congo-B a servi de terrain d’expérimentation grandeur nature pour un nouveau type de guerre : « Tout est parti d’un kriegsspiel [...], un exercice d’état-major par des officiers français [...] : il s’agissait de monter une opération en faisant appel aux techniques utilisées par les Anglo-Saxons. Elle s’était passée sans problème côté recrutement et obtention de matériels. Les principales difficultés avaient plutôt concerné les aspects médicaux et sanitaires. L’opération s’était si bien déroulée que les officiers ont décidé de déployer les hommes et le matériel sur un théâtre d’opérations réel. Le Congo-Brazzaville était le seul point disponible à l’époque. Problème : les responsables du montage de cette opération n’avaient pas de signaux politiques définissant le camp dans lequel ils devaient déployer leurs renforts. Après une période de latence, un signal est parvenu et l’opération a eu lieu. Ce sont sans doute ces groupes qui ont été repérés puisqu’ils y sont restés quelques mois et que le recrutement était effectivement français. [18] »
Le politologue Richard Banégas précise la stratégie avalisée à l’Élysée par le chef des Armées : « Je confirme qu’il y a bien eu une opération privée sous le nom de "Hadès", aux côtés des forces de Sassou Nguesso. Elle a impliqué des mercenaires français, pour l’essentiel issus de l’ancienne filière de Bob Denard. Mais la privatisation du conflit congolais ne doit pas faire oublier un autre fait marquant. Il est intéressant de relever que, dans le cas du Congo-Brazzaville, la France, rétive à toute intervention, a indirectement agi dans la guerre selon une double stratégie de "décharge" ou de délégation. La stratégie française de délégation s’est en effet effectuée à deux niveaux : délégation au privé, par le biais de mercenaires qui auraient été en partie rétribués grâce à l’argent d’Elf, mais aussi "sous-traitance" à un acteur étatique en passe de devenir une véritable puissance militaro-pétrolière régionale, à savoir l’Angola, qui est aujourd’hui un point d’appui important sur la façade Atlantique. [19] »
Les mercenaires enrôlés dans "Hadès" ou d’autres descentes aux enfers, ont deux origines : d’un côté les vrais-faux mercenaires, militaires d’élite déguisés reliés aux Services ; de l’autre une dizaine d’officines spécialisées, bénéficiant en France de « la liberté du commerce [20] », qui perpétuent ou renouvellent la tradition denardienne [21] . Elles recrutent principalement dans un vivier d’extrême-droite, le DPS (Département protection sécurité), cette "garde présidentielle" de Jean-Marie Le Pen dont une moitié est partie former le DPA (Département protection assistance), rattaché au MNR (Mouvement national républicain) du scissionniste Bruno Mégret : plus de mille hommes au total, pour la plupart anciens parachutistes, gendarmes ou policiers. Jacques Chirac n’est pas l’initiateur de ce dispositif, conçu sous le premier septennat de François Mitterrand, mais il l’a pleinement repris à son compte à partir de 1995.
Il est utile à ce stade de résumer et compléter l’histoire de Bernard Courcelle, narrée par le Réseau Voltaire [22] . C’est au départ un officier de la DPSD (Direction de la protection et de la sécurité de la Défense), l’ancienne Sécurité militaire. Rattachée au ministère de la Défense, la DPSD est dotée d’environ 1 600 hommes. « Il s’agit du service le plus secret et le plus puissant de l’appareil d’État, puisqu’il dispose de pouvoirs d’investigation illimités. » Elle est notamment « en charge du signalement des trafics d’armes et des recrutements de mercenaires [23] », c’est-à-dire qu’en fait elle les supervise, les canalise ou les manœuvre.
Bernard Courcelle a fait ses armes dans la "coloniale", au 6e Régiment parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa). Passé à la DPSD, il y côtoie Bruno Gollnish, futur n° 2 du Front national. S’occupant « de la surveillance des trafics d’armes et des mercenaires [24] », il est en fait très proche d’une "société de sécurité", le Groupe 11, fort active en Afrique. Entre autres aventures ultérieures, Bernard Courcelle a été chargé de la sécurité à l’entreprise Luchaire qui, durant la guerre Irak-Iran, fournissait en munitions les deux adversaires (leur affaiblissement réciproque était une stratégie de l’Otan) ; de 1990 à 1993, il est le responsable de la sécurité du musée d’Orsay, dont Anne Pingeot, la maîtresse de François Mitterrand, est la conservatrice. La liaison était alors gardée comme un secret d’État. Difficile, pour Courcelle, d’être plus proche du cœur du pouvoir...
En 1994, sans transition, l’officier de la DPSD est "détaché" pour assurer la direction du DPS de Jean-Marie Le Pen [25] , sur le conseil du commissaire Pellegrini, de la cellule élyséenne. Ce jusqu’en 1999 : à cette date, le DPS, objet d’une inopportune commission d’enquête parlementaire, est contraint de se scinder [26] . Bernard Courcelle est alors officiellement embauché pour diriger la garde présidentielle de Denis Sassou Nguesso, dont le régime débonde une criminalité sans limites. Selon l’un de ses hommes [27] , Courcelle aurait surtout été chargé de monter un "plastron", un coup fourré : un faux putsch, destiné à faire condamner les principaux opposants de Sassou. Puis il s’en va assurer la sécurité des installations pétrolières du Gabon - encore un poste "marginal".
Entre-temps, les frères Courcelle et leur beau-frère Christian Bègue, mercenaire de Denard, sont allés démarcher, en 1996, la dissidence tchétchène. Ils ont servi d’intermédiaire pour un contrat d’armement que devait honorer le trafiquant otanien Jacques Monsieur. Changement de programme ? Les armes ne sont jamais livrées.
Achevons, avec le Réseau Voltaire, de boucler le triangle Services-FN-mercenaires, qui, nous venons de le voir, s’est rodé au Congo-Brazzaville, en plein nettoyage ethnique : « En février 1998, la police saisit au domicile de Frédéric Jamet, fondateur du FN-Police, un chèque de 1 050 000 deutsche marks émis par une banque croate. Il semble correspondre au versement des Tchétchènes [...]. Les enquêteurs reçoivent instruction de ne pas perquisitionner le bureau de Frédéric Jamet au siège du Front national (c’est-à-dire dans les mêmes locaux que [...] Bernard Courcelle. Lors d’une audience publique au TGI de Paris, Frédéric Jamet [...] invoque le secret Défense. Il déclare être officier des services de renseignements français. [28] »
À ce stade, il est impossible de ne pas citer quelques extraits de l’incroyable confession de Claude Hermant, membre repenti de la bande à Courcelle, publiée par Libération le 6 juin 2001 [29] :
« J’ai commencé à travailler pour le DPS en 1994. [...]. En 1997, j’ai été contacté par Bernard Courcelle pour faire partie d’une structure spéciale. C’était un groupe composé de 30 à 60 personnes, chargé d’opérations clandestines en France ou à l’étranger, à la demande de pays alliés. Les membres de ce groupe spécial sont appelés les "fantômes". Ils ont tous une formation militaire ou paramilitaire. [...]
J’ai suivi une formation de 90 jours au siège du Front national. Ces cours, très techniques, nous étaient donnés par d’anciens fonctionnaires du renseignement. Ils portaient notamment sur l’infiltration et la manipulation de foule. Après cette formation, il m’a été demandé d’infiltrer des organisations telles que Ras l’Front [...]. Ras l’Front, SOS Racisme et Act Up étaient nos priorités. [...] Le second type de mission demandé aux "fantômes" consiste à organiser la déstabilisation de certains quartiers ou des villes qui ne sont pas acquises aux idées du Front. Là encore, il faut infiltrer. Prendre contact avec des bandes. Inciter à la violence ou à la rébellion. [...] Dans un quartier, si vous mettez le feu à une voiture, dans l’heure qui suit, neuf fois sur dix, vous en avez quinze autres qui brûlent. [...] En faisant avancer l’insécurité, vous faites progresser l’électorat du Front. [...]
Nous prenons nos ordres directement de Bernard Courcelle. C’est une structure à part. Entièrement autofinancée par Courcelle. Les "fantômes" [...] reçoivent un salaire en liquide, des faux papiers et tous les moyens nécessaires à leurs opérations [...]. Pour payer un jeune pour mettre le bordel dans les quartiers [etc.] [...] Lors de certaines réunions, j’ai entendu parler [...] de surveillances demandées par des autorités étrangères amies, comme le Congo. [...]
Le DPS a été très présent en Afrique, ces quatre dernières années. En 1997, [...en] soutien à Mobutu au Zaïre. Au Congo, quand Denis Sassou Nguesso a repris le pouvoir, il a été proposé à Bernard Courcelle d’ouvrir une entreprise de sécurité à Pointe-Noire pour récupérer les "Cobras" revenant du front et les former au renseignement et aux combats de ville. Les instructeurs étaient membres du DPS. En 1999, [...] j’ai recruté moi-même [... une] équipe, au sein du DPS. Nous avons effectué des missions d’encadrement militaire sur Pointe-Noire et Brazzaville, jusqu’au mois de mai. [...] Pendant trois semaines, j’ai formé des Saspen (Service d’actions spéciales de la police nationale) aux combats de ville [...].
Fin 1998, [... le ministre congolais] Pierre Oba a demandé à Courcelle de surveiller l’ancien ministre Moungounga Nguila [...] dans la région parisienne. [...] Je me suis [...] aperçu que la surveillance avait pour but la préparation d’un attentat. »
A priori, la valeur de ces accusations n’excède pas celle d’un témoignage, que récuse Bernard Courcelle. Le lecteur tiendra compte de ce démenti. Mais la longue accointance de Courcelle avec Jean-Marie Le Pen l’a trop éloigné des valeurs républicaines pour que nous ne nous inquiétions pas du parcours et du rôle de ce personnage, très proche des Services français (il se dit « en réserve » de la DPSD et garde le contact avec le patron des Renseignements généraux, Yves Bertrand). Courcelle ou pas Courcelle, je dois dire, à observer depuis neuf ans la Françafrique, qu’il n’y a rien d’invraisemblable, au contraire, à ce que des mercenaires d’extrême-droite disposent d’autorisations stupéfiantes et de moyens surabondants, qu’ils participent à des coups d’État en Afrique ou à la surveillance d’opposants africains en France. Voire à un "contrat" sur l’un de ces derniers : remember Dulcie September. Entre barbouzerie et mercenariat, l’hyperactivité franco-africaine de ce milieu est incontestable. Elle est impossible sans un feu vert ou orange des Services, et le Congo-Brazzaville est un pays trop stratégique pour que l’Élysée n’ait pas été informé de la présence, elle aussi non contestée, de mercenaires français d’extrême-droite aux côtés de Denis Sassou Nguesso. Charles Pasqua a par ailleurs confirmé le 21 janvier 2002 qu’il avait organisé une rencontre Chirac-Le Pen entre les deux tours de l’élection présidentielle de 1988.
Les députés ont été acculés par le Réseau Voltaire à mettre en place une commission d’enquête sur le DPS. Elle n’a pu éviter d’en constater les agissements. Mais, dans un bel élan transpartisan, elle a refusé d’en prononcer la dissolution. C’était en 1999. Le rapporteur Bernard Grasset, ancien directeur général de la police nationale [30] , a conclu benoîtement : « Le DPS n’est jamais loin de la ligne jaune mais il ne l’a franchie qu’une seule fois » (en 1996, en s’en prenant à des militants anti-FN). Le député se garde bien de dire qu’en tant que pépinière de mercenaires, le DPS franchit en permanence la ligne rouge.
L’Angola, les Congo... c’est bien loin, diront certains. Pas si sûr. La France est duelle. Le cynisme françafricain s’inspire des slogans anti-dreyfusards : la grandeur, l’honneur, l’intérêt "supérieur" de la nation. Mais beaucoup de Français se sentent davantage héritiers de ceux qui placèrent plus haut la vérité et la justice. S’il est des Africains qui aiment la France, c’est aussi pour cela. Nous sommes également les héritiers de deux cents ans de mouvement social. Nos ancêtres ont bâti un socle de biens publics, de biens de civilisation surplombant la logique marchande : l’éducation, la santé, la retraite, les congés payés, etc. Seuls quelques idéologues bornés contestent leur efficacité économique : un peuple éduqué et en bonne santé est plus efficace qu’un peuple maltraité. Jusqu’à un certain pourcentage de prélèvements obligatoires, l’élargissement des biens publics est un jeu à somme positive. Il élargit aussi la richesse privée. Tout le monde y gagne.
C’est ce que nous ont écrit prophétiquement les deux jeunes Guinéens qui, durant l’été 1999, sont morts de froid dans une soute d’avion, demandant en tant qu’êtres humains le droit à l’éducation. Leur questionnement désigne un champ immense de mondialisation positive, prenant aussi en compte d’autres défis planétaires (effet de serre, sida, pollution des mers, accès à l’information, justice pénale, droits économiques et sociaux... ). Survie a ouvert un chantier scientifique et militant pour accélérer la conquête collective de ces biens publics mondiaux [31]. Une formidable perspective pour un nouvel élan de la solidarité internationale.
Les paradis fiscaux ne sont pas seulement les réceptacles de la criminalité, les sièges des sociétés de mercenaires, les coffres-forts des pilleurs de l’Afrique. Si même un Jean-Christophe Mitterrand, qui se présente au juge comme un grand naïf [32] , a été capable de cacher au fisc 13 millions de francs de revenus, il n’y aura bientôt plus que les pauvres et les imbéciles pour payer les impôts ! Nous aurons perdu deux cents ans de conquêtes sociales, gâché le combat collectif pour la dignité. Adieu l’école gratuite et la couverture maladie universelle ! Ainsi pouvons nous avoir, au Sud et au Nord, la même boussole : les biens publics en pôle positif, et en négatif la criminalité financière qui les détruit.
François-Xavier Verschave, président de Survie de 1995 à 2005, auteur de Noir silence et Noir Chirac, Les arènes, 2000 et 2002.
[1] S’agissant du Congo-Brazzaville et de l’Angola, ce scénario est explicité dans le Dossier noir n° 16 que j’ai rédigé pour Agir ici et Survie : L’envers de la dette, Agone, 2001. Nombre de passages du présent article s’inspirent de ce Dossier, dont j’avais exposé le fil conducteur dans un "Rebond" publié par Libération (19/01/2001)
[2] « L’expression "groupe criminel organisé" désigne un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves [...] pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel ». « L’expression "groupe structuré" désigne un groupe qui ne s’est pas constitué par hasard pour commettre immédiatement une infraction et qui n’a pas nécessairement de rôles formellement établis pour ses membres, de continuité dans sa composition ou de structure élaborée » (Article 2). Voler les richesses d’un pays et son Trésor public, lui imputer des dettes injustifiées ou y nourrir une guerre civile sont pour le moins des « infractions graves »...
[3] Du fait, pour l’essentiel, de la surmortalité induite par la misère
[4] Que j’ai exhumé en 1994 des antiques discours d’Houphouët-Boigny pour tenter de comprendre comment la France avait pu se rendre complice du génocide rwandais. À peine Survie avait-elle réussi, fin 2000, à rendre ce concept incontournable, qu’était déclenché un concert d’interventions dans les médias, sur le thème : « La Françafrique, oui, ça a existé, mais c’est fini depuis 1997 (ou 1994, ou 1990). » Le même genre de refrain est seriné à propos du financement occulte des partis politiques. Les deux phénomènes sont en partie liés, et le premier n’a pas plus disparu que le second. Nous vérifions tous les jours que la France et ses réseaux continuent de s’ingérer dans les manœuvres politiques ou militaires visant à garder ou (re)conquérir les pactoles africains, ou les nœuds de trafics
[5] Sur les liens entre les stratégies secrètes de la guerre froide - militaires, barbouzardes, mafieuses et financières - cf. les premiers chapitres de mon dernier ouvrage, Noir Chirac, Les arènes, 2002
[6] Cf. Pedro Rosa Mendes, avec Jose Milhazes : Ligaçoes perigosas de Luanda a Russia e ao "Kremlingate" (Liaisons dangereuses de Luanda à la Russie et au "Kremlingate"), in Publico du 14/01/2000. Cette enquête exceptionnelle est longuement citée dans L’envers de la dette, op. cit., p. 128s
[7] Cf. Noir Chirac, op. cit., ch. 2-4
[8] La boîte noire, Les arènes, 2002, après Révélation$, Les arènes, 2001 (avec Ernest Backes)
[9] Cf. L’envers de la dette, op. cit., p. 98-108
[10] Cf. François-Xavier Verschave, Noir silence, Les arènes, 2000, ch. 1 et Noir Chirac, op. cit., ch. 15
[11] Attestés par une série de témoins lors du procès pour offense à chef d’État que m’a intenté Denis Sassou Nguesso (Noir procès, Les arènes, 2001). Cf. aussi Noir Chirac, op. cit., ch. 15
[12] Détaillée dans L’envers de la dette, op. cit., p. 80-85
[13] Les passages sur les mercenaires empruntent à Noir Chirac, op. cit., p. 215-221
[14] Communiqué de la représentation de l’ERDDUN, 10/06/1999
[15] Cité par Jeune Afrique du 07/12/1999
[16] Ils se sont rendus célèbres par un haut fait d’armes en Nouvelle-Zélande, le plasticage du Rainbow Warrior de Greenpeace. Mais il ne faudrait pas oublier qu’ils ont été longtemps dirigés par le tortionnaire Paul Aussaresses, alias "O", dont les méthodes ont fait école non seulement en Afrique francophone, mais dans les deux Amériques (cf. entre autres Pierre Abramovici, "Argentine. L’autre sale guerre d’Aussaresses", in Le Point du 15/06/2001). Le général "O" demeure une figure de référence pour la haute barbouzerie tricolore : « Il y a deux ans, lorsqu’il a fêté ses 80 ans, tout le gratin des services secrets français lui a organisé une réception dans un restaurant de la rue Saint-Benoît à Paris. Ce fut un des plus beaux rassemblements de barbouzes qu’on ait jamais vus » (Louis-Marie Horeau, "La vilaine histoire d’O", in Le Canard enchaîné du 09/07/2001)
[17] Au printemps 1994, l’officier des Services Pierre-Henri Bunel relayait le renseignement à l’état-major des armées, au sous-sol du ministère de la Défense (la "fosse"), durant l’opération Turquoise. Il s’est aperçu que ce QG officiel, comme l’état-major de Turquoise au Rwanda, étaient littéralement court-circuités par le dispositif de renseignement et de communication du COS - directement branché sur l’Élysée et son état-major particulier : « nous n’étions que des marionnettes » (Mes services secrets : souvenirs d’un agent de l’ombre, Flammarion, 2001, p. 351). Cf. aussi Jacques Isnard, "La France a mené une opération secrète, avant 1994, auprès des Forces armées rwandaises", in Le Monde du 21/05/1998
[18] Survie, Le boom du mercenariat : défi ou fatalité ? Actes du colloque du 30 novembre 2000, Les documents de Damoclès, 2001, p. 39
[19] Ibidem, p. 40
[20] Revendiquée pour elles par le Quai d’Orsay
[21] Cf. Noir silence, op. cit., p. 324-327
[22] Cf. notamment Les frères Courcelle : des barbouzes au cœur des réseaux Mitterrand, in Notes d’information du Réseau Voltaire (NIRV) du 26/03/2001 et Noir silence, op. cit., p. 300-301
[23] La DPSD, in NIRV du 01/03/1999
[24] Michaël Darmon et Romain Rosso, L’après-Le Pen, Seuil, 1998
[25] En 1995, dans la foulée, il est élu conseiller municipal de Stains (93) sur la liste du Front national
[26] Bernard Courcelle a surveillé personnellement cette scission, la mise en place du nouveau DPS lepéniste et du DPA mégrétiste
[27] Claude Hermant, ancien parachutiste. Interview à Libération du 06/06/2001
[28] NIRV, 26/03/2001
[29] Précisons que Bernard Courcelle en conteste vigoureusement les termes, en justice et dans la presse. Il a répliqué en dénonçant un trafic d’armes en Croatie, dans lequel aurait été mêlé Hermant. Ce dernier a rétorqué en donnant toutes sortes de détails sur ce trafic (cf. France-Soir du 14/01/2001 et l’émission 90 minutes sur Canal+, le lendemain). Les fournitures d’armes s’opéraient dans la mouvance de l’Otan, avec entre autres le mercenaire belge Marty Cappiau. Celui-ci avait une antenne à Roubaix, chez un membre du Front national, Jean-Michel Timahieu
[30] Député socialiste, il a brièvement appartenu en 1974 au cabinet ministériel du chiraquissime Joseph Comiti. Jacques Chirac était à Matignon
[31] Via l’association Biens publics à l’échelle mondiale
[32] Il considère cependant, dans Mémoire meurtrie (Plon, 2001), que « Roger-Patrice Pelat, aventurier flamboyant », a été pour lui « un second père ». Avant de passer à un autre parrain interlope : « Avec Falcone, nous faisons très régulièrement le point ensemble à Paris, Londres ou Phœnix »