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Nouveau rapport : « Rwanda, les mercenaires invisibles. Les archives de la DGSE délaissées par la commission Duclert »

Publié le 27 mars 2022 (rédigé le 24 mars 2022) - Survie

L’association Survie publie des notes inédites des services secrets français confirmant que l’État était pleinement informé de l’activité des mercenaires Bob Denard, Paul Barril et de leurs hommes. Ces informations, que la commission présidée par Vincent Duclert a délaissées, confirment les accusations portées par l’association et renforcent les soupçons vis-à-vis des « réseaux Pasqua », que la justice française se refuse pourtant à explorer.

Nous avons reçu un droit de réponse de Vincent Duclert le 24/03 auquel nous avons répondu. Vous trouverez ces deux textes en dessous de l’article.

Il y a un an, la commission « Duclert », remettait à l’Elysée un rapport sur le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994. Fruit de deux ans de travail fondé exclusivement sur les archives françaises, ce rapport concluait à une « responsabilité accablante » tout en écartant une possible « complicité » des autorités politiques et militaires françaises. L’association Survie, qui lutte contre la Françafrique et qui enquête depuis longtemps sur le rôle de la France au Rwanda, publie aujourd’hui un rapport montrant que des informations contenues dans les archives des services secrets français, la DGSE, ont été délaissées par la commission. Celle-ci a ainsi occulté le rôle qu’ont joué les équipes de deux célèbres mercenaires « françafricains » : Paul Barril et Bob Denard.

Ces notes de la DGSE, que la commission Duclert dit avoir étudiées, montrent en effet que ces deux « corsaires de la République » se sont coordonnés pour mener des opérations médiatiques et militaires depuis Paris en soutien au gouvernement génocidaire, même après l’embargo de l’ONU, et ce, vraisemblablement en lien avec les plus hautes sphères de l’État français.

Pour Patrice Garesio, coprésident de l’association Survie, « cette révélation sème le doute sur la pertinence du rapport Duclert, qui occulte plusieurs aspects majeurs de la complicité multiforme de l’État français avec les génocidaires. Surtout, elle apporte une brique de plus, essentielle, à la reconstruction du lien entre l’Élysée, les réseaux Pasqua et les génocidaires. Les juges chargés de l’instruction des plaintes déposées il y a plusieurs années par Survie et d’autres associations refusent toujours d’explorer ce point. »

Télécharger le rapport :

[Annexe] Télécharger l’intégralité des 7 notes de la DGSE citées dans le rapport :

Nous avons reçu le droit de réponse de l’historien Vincent Duclert suite à la parution de notre rapport :

Bonjour Survie,

Votre compte Twitter dès le 23 mars, puis le rapport de 17 pages de l’association, intitulé " Rwanda, les mercenaires invisibles. Les archives de la DGSE délaissées par la commission Duclert", paru ce 24 mars 2022 sur votre site internet, attribuent à la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi des actions contraires à la vérité. Je vous prie de bien vouloir publier dès que possible sur votre site, au regard de la publication de ce rapport, ce communiqué (et ce courrier) qui rétablit les faits et les documente.

Cordialement.

Vincent Duclert, président de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994)

Communiqué de Vincent Duclert :

"La Commission de recherche (2019-2021) a centré ses recherches sur les autorités décidant de la politique de la France au Rwanda durant la période pré-génocidaire et le génocide des Tutsi (lettre de mission du 5 avril 2019). Paul Barril, Bob Denard, sont des mercenaires qui n’agissent pas au nom de la France. La Commission n’a pour autant masqué les archives qu’elle a exhumées sur le sujet et qui mentionnent les activités présumées de ces mercenaires aux côtés des génocidaires (voir les pages 501, 1099, 1102, 1196 du rapport). Si l’association Survie, qui n’a cessé d’attaquer la Commission de recherche, accède aujourd’hui aux notes de la DGSE, c’est bien en raison de l’effort considérable auquel cette équipe de chercheurs est parvenue en termes d’ouverture d’archives, en accord avec l’exécutif et les institutions versantes dont la DGSE qui a réalisé là de très nombreuses déclassifications de documents

Ces notes de la DGSE, la Commission en a mesuré toute l’importance. Mais travailler en chercheur et historien implique de ne pas se contenter d’une source unique, même émanant de la DGSE, d’interroger d’autres fonds d’archives, de croiser les documents. La Commission a souhaité à l’époque de son travail approfondir ce dossier et notamment les liens éventuels entre ces mercenaires identifiés et certaines autorités. Mais, faute de temps, elle n’a pu obtenir les archives demandées permettant de faire un travail de chercheur, d’attester d’un savoir vérifié. Tout cela est précisément expliqué en page 36 de l’Exposé méthodologique rendu public par la Commission le 6 avril 2021*, en même temps qu’était publiée la première dérogation générale d’archives portant justement sur les notes de la DGSE.

Survie n’a pas dû lire cette mise au point précise avant de réaliser son rapport de 17 pages (qui ne la mentionne pas). Il ne suffit pas comme ici d’exhiber quelques documents, de dénoncer les méfaits de la Commission Duclert et d’en négliger les mises au point méthodologiques pour faire œuvre d’historien. Si le constat par la Commission de recherche de « responsabilités, lourdes et accablantes » des autorités françaises dans le processus ayant conduit au génocide des Tutsi a pu être établi, et si elle a écarté la thèse de la complicité intentionnelle, c’est bien en raison de l’application des règles de la recherche scientifique.

Vincent Duclert, président de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994)"

*page 36 de l’exposé méthodologique rendu public par la Commission le 6 avril 2021 (site vie-publique.fr ; : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapports/fichiers_joints/279186_expose_methodologique.pdf)

Les pages qui précèdent, comme l’introduction[1] et la conclusion[2] du Rapport remis le 26 mars 2021, soulignent les limites du travail de recherche. Elles tiennent essentiellement dans l’unicité des sources mobilisées, les archives publiques françaises telles qu’elles sont précisément exposées dans la section suivante. Toutefois, la première section de l’exposé méthodologique a pu montrer la richesse et la diversité des documents d’archives, ainsi que le caractère aussi bien inédit que nécessaire d’une telle recherche afin de fixer des éléments de vérité et de transmettre un savoir consolidé, propre à imposer sa rigueur et son sérieux. Le calendrier contraint de la Commission –dix-huit mois si l’on inclut les phases de confinement et de fermeture des centres d’archives – ne lui a pas permis de mener à bien toutes les enquêtes qu’elle jugeait nécessaires, en particulier celles concernant les liens de personnes physiques ou morales privées avec les acteurs et les institutions publics.

Pour les premières, le nom de Paul Barril, ancien membre de la cellule antiterroriste de la présidence de la République (comme officier de gendarmerie), apparaît deux fois dans le Rapport, l’une dans un rapport du chef du COS mentionnant, le 25 juin 1994, sa rencontre avec le ministre de la Défense et le ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire. Aux assurances du colonel Rosier leur déclarant qu’il lui paraissait illusoire d’espérer une aide de la France, les extrémistes hutu répondent « qu’ils comptaient avoir recours à des mercenaires (capitaine Barril contacté) [3] ». La seconde occurrence porte en particulier sur une fiche diffusion de la DGSE du 29 juillet 1994 relative aux « Projets du capitaine Barril » [4]. La connaissance des liens précis que le capitaine Barril et sa société SECRETS auraient pu nouer avec des acteurs ou des institutions publics n’a pu être établie, faute de temps. La Commission de recherche avait envisagé de poursuivre ses recherches et avait lancé les premières pistes en direction de services producteurs d’archives. Concernant les entreprises privées, la Commission de recherche a croisé à plusieurs reprises les activités des sociétés d’armement DYL Invest et Sofremas. Faute également du temps nécessaire pour mettre en œuvre de telles enquêtes, la Commission n’a pas été en mesure de les réaliser.

[1]La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), Rapport de la de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994), mars 2021, vie-publique.fr, p. 21-22. [2]Ibid., p. 966-967. [3]Ibid., p. 501. [4]Ibid., p. 1196 (tome II).

Réponse de Survie, le 27/03/2022 :

Pour la bonne information des lecteurs et lectrices, cette réponse appelle à son tour quelques commentaires de la part de Survie

La Commission Duclert a en effet consulté une masse considérable d’archives dans le temps limité qui lui était imparti, ce qui, du reste, ne lui a pas donné les conditions sereines qu’exige une recherche rigoureuse. Cet énorme travail a contribué à faire avancer le débat public, à lutter contre le négationnisme et à permettre aux chercheurs d’accéder à beaucoup d’archives inédites. Cela nourrit d’ailleurs le travail de fond que Survie accomplit dans la durée, en référençant précisément et en recoupant les archives, les témoignages, les ouvrages parus, les interviews d’acteurs de l’époque – bref, en croisant méthodiquement les sources pour ne pas dépendre des seules archives officielles.

La mention du titre des notes de la DGSE parmi les sources archivistiques de la Commission (p. 1099, 1102, 1196 du rapport Duclert) est rappelée dans le rapport publié par Survie, qui regrette en revanche que leur contenu soit passé sous silence et que le nom de Barril n’apparaisse que dans une citation du colonel Rosier (p. 501), tandis que celui de Denard n’apparait nulle part en dehors de ces sources. Vincent Duclert a raison de rappeler que le seul passage où la Commission s’interroge sur le rôle de Paul Barril est hélas dans une note méthodologique publiée à part, faisant état de difficultés à obtenir des archives. Ainsi la Commission referme la porte qu’elle n’est pas parvenue à ouvrir, alors même que des éléments antérieurement publiés par Survie (qui avait proposé en vain à la Commission de l’alimenter en documentation) établissaient déjà l’intervention de Bob Denard et les liens possibles entre son équipe, celle de Paul Barril et l’état-major particulier du Président (y compris dans un domaine stratégique comme la fourniture d’armement). « Faire œuvre d’historien » suggère pourtant d’inviter à approfondir des axes de travail identifiés comme insuffisamment documentés, et non de conclure à l’absence de lien que l’on reconnaît ne pas avoir été soi-même en mesure de prouver.

Le président de la Commission évoque l’absence de « complicité intentionnelle », c’est une évidence pour l’association Survie, qui rappelle régulièrement que, selon les sources disponibles, "l’intention" exterminatrice n’a pas été partagée à l’Élysée ou au gouvernement français. Mais depuis 1994, Survie porte en public et en justice, une solide accusation de complicité de responsables français, reposant sur la fourniture d’une assistance matérielle et morale aux Rwandais qui préparent puis exécutent un crime : soutien actif, en connaissance de cause, et avec un effet sur le crime commis. La Commission, a d’ailleurs largement confirmé, par ses travaux, une partie de ces accusations ; elle en a éludé d’autres, mais ne les a pas infirmées.

Cette polémique serait presque secondaire si elle ne risquait pas de masquer l’essentiel : la critique de fond de Survie qui porte sur la politique française au Rwanda, le rôle qu’y ont joué des mercenaires en lien avec l’État français et l’impunité qui domine depuis un quart de siècle.

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