Survie

Complicité de génocide à Bisesero

Publié le 28 mai 2024 - Raphaël Doridant

À la fin du mois de juin 1994, deux mille Tutsis en train d’être exterminés à Bisesero sont abandonnés à leurs tueurs pendant trois jours par les militaires français de l’opération Turquoise. La cour d’appel de Paris devait examiner le 29 mai 2024 le non-lieu ordonné par les juges d’instruction, qui refusent de qualifier de complicité de génocide cet abandon et l’absence d’intervention pendant trois jours. Audience renvoyée au 19 septembre.

Fin juin 1994, les soldats français de l’opération Turquoise (22 juin – 22 août 1994) pénètrent dans le sud-ouest du Rwanda, dans la région de Kibuye. Le 27 juin, le détachement du capitaine de frégate Marin Gillier arrive à Gishyita, à quelques kilomètres à vol d’oiseau de Bisesero. En fin de matinée, Gillier observe le départ d’une centaine d’hommes armés encadrés par des militaires et l’attaque qu’ils mènent ensuite à Bisesero. Dans son compte rendu à son supérieur, le colonel Rosier, chef des forces spéciales de Turquoise, Gillier parle de combats et non de massacres, malgré les informations qu’il a reçues la veille de la part de journalistes selon lesquels le génocide se poursuivait à Bisesero.

Au début de l’après-midi du 27 juin, une patrouille commandée par le lieutenant-colonel Duval se rend à Bisesero, apparemment sans en informer Gillier. Un survivant tutsi, Éric Nzabihimana, force les Français à s’arrêter. Une centaine de Tutsis dans un état de dénuement extrême, certains blessés, le rejoignent. Bien qu’ils disent être au total deux mille, attaqués chaque jour, Duval les abandonne sans protection, en leur conseillant de retourner se cacher dans l’attente du retour des Français, « dans deux ou trois jours ». Le soir, Duval rend compte au colonel Rosier. Plus tard, ce même 27 juin, le général Lafourcade, commandant l’opération Turquoise, envoie un fax à l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, dans lequel il décrit les Tutsis de Bisesero non comme des « éléments FPR infiltrés » mais comme des « Tutsis ayant fui les massacres d’avril et cherchant à se défendre sur place ». Lafourcade mentionne le risque de « ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos [1] ». Pourtant, durant trois jours, rien n’est fait pour secourir ces Tutsis dont la situation est rapportée de manière répétée dans les documents militaires français [2] et dans la presse (RFI le 28 juin [3], Le Figaro [4] et Libération le 29 juin [5]).

Le 30 juin, les commandos de marine de Gillier traversent Bisesero pour se rendre 20 km au-delà, sans instructions de porter secours aux Tutsis. C’est l’élément de queue de ce détachement, formé de militaires du 13ème Régiment de Dragons Parachutistes et de gendarmes du GIGN, qui, averti par des journalistes, prend l’initiative d’aller à leur rencontre. Cette fois, les militaires français restent avec les survivants et préviennent Gillier. Celui-ci revient sur les lieux et avertit le colonel Rosier, qui déclenche les secours.

Dernier appel pour Bisesero

Ouverte en 2005, l’information judiciaire que les juges d’instruction veulent définitivement clore par un non lieu vise à déterminer si des militaires français se sont rendus coupables de complicité de génocide. En effet, mandatés par l’Organisation des Nations Unies pour mettre fin aux massacres, si besoin en utilisant la force, et informés à partir du 27 juin 1994 sans discontinuer de la poursuite du génocide à Bisesero, les militaires français n’ont pourtant pas porté secours aux Tutsis.

Une première ordonnance de non lieu rendue le 1er septembre 2022 a été annulée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris le 21 juin 2023, pour des raisons de forme. Pressés par certaines parties civiles [6], les magistrats instructeurs avaient fini par admettre le versement à la procédure du rapport Duclert, mais sans en permettre l’examen contradictoire. La cour d’appel a estimé que les juges ne pouvaient pas clore leur enquête sans permettre aux parties de s’exprimer sur le rapport Duclert, ce non respect de l’article 175 du code de procédure pénale ayant pour conséquence la nullité de leur ordonnance et la réouverture du dossier. Un dossier renvoyé aux juges d’instruction… qui l’ont refermé deux semaines plus tard, le 6 juillet 2023, dans les formes prévues par la loi cette fois, c’est-à-dire en donnant aux parties civiles la possibilité de demander ou redemander des actes d’enquête justifiés par le rapport Duclert. Mais les actes d’instruction demandés ont été refusés par les juges, qui ont rendu le 17 octobre 2023 une nouvelle ordonnance de non lieu, frappée d’appel à son tour.

L’audience du 29 mai 2024 devant la cour d’appel de Paris concerne, d’une part, le refus des magistrats instructeurs de tenir compte des apports de la commission Duclert quant au rôle éventuel de l’état-major des armées et de l’état-major particulier du président Mitterrand dans la décision de ne pas intervenir à Bisesero ; d’autre part leur refus de renvoyer quatre officiers français devant la cour d’assises pour complicité de génocide du fait de leur abstention d’intervenir alors qu’ils en avaient le pouvoir légal et la capacité opérationnelle.

Des responsabilités à Paris

Selon les magistrats instructeurs, l’exploitation du rapport Duclert n’a pas produit de résultat significatif. Or la commission d’historiens confirme au contraire deux faits majeurs, déjà établis par le dossier d’instruction, qui montrent que des responsabilités pénales sont à rechercher à Paris. Tout d’abord, le rapport Duclert établit clairement que le général Lafourcade ne bénéficiait pas de l’autonomie de décision opérationnelle dont les juges le créditent, mais suivait au contraire les instructions précises du chef d’état-major des armées, l’amiral Lanxade, et de son adjoint, le général Germanos. L’audition de ces deux officiers généraux, demandée en 2017, avait été refusée par les juges au motif que les ordres concernant Bisesero ne remontaient pas au-delà du commandant de la Force Turquoise. Le général Germanos est depuis décédé.

Le rapport Duclert souligne ensuite le rôle majeur de l’état-major particulier du président Mitterrand tout au long de la crise rwandaise. Ce service a, selon la commission d’historiens, endossé « des responsabilités non seulement de conseil du président, mais aussi opérationnelles ». Tout laisse penser que le général Quesnot, chef de l’état-major particulier en 1994, est intervenu au moment de Bisesero. Le général Lafourcade a en effet déclaré aux magistrats instructeurs que, le 29 juin 1994, le chef des forces spéciales de Turquoise, le colonel « Rosier a une lourde responsabilité politico-diplomatique et militaire. Il a le président de la République sur le dos », en l’occurrence son état-major particulier.

Cette responsabilité de « Paris » est soulignée par l’un des acteurs de l’époque. Le général Patrice Sartre, ancien second de l’opération Turquoise, « mesure les pressions auxquelles le commandant de Turquoise a dû faire face : le 27 juin au soir, le général Lafourcade identifie les réfugiés de Bisesero comme des Tutsi menacés. Leur protection immédiate n’est pas ordonnée. Pour le général Sartre, Paris a tranché malgré les informations de terrain et l’analyse du général Lafourcade, obligeant les militaires à endosser les dramatiques conséquences de décisions dont ils ne sont pas responsables.  [7] »

Reste à savoir qui, à Paris, a tranché. Les charges que la poursuite de l’instruction, si elle est ordonnée par la cour d’appel, retiendra éventuellement contre Jacques Lanxade, Christian Quesnot, et peut-être certains responsables politiques, ne manqueront pas de nuancer celles pesant sur quatre militaires de terrain pour qui la complicité de génocide par abstention apparait déjà établie, et dont les parties civiles demandent le renvoi devant la cour d’assises.

Renvoi devant la cour d’assises

Il apparaît en effet démontré, au vu du dossier d’instruction, que Jean-Rémi Duval a, le 27 juin 1994, abandonné une centaine de Tutsis qui lui demandaient de les protéger ou de les emmener avec lui, en leur disant de se cacher « pendant deux ou trois jours » en attendant le retour des Français. Pourquoi cette phrase ? Pourquoi Duval n’a-t-il pas, alors qu’il était sur place à Bisesero, informé par radio son adjoint resté à Kibuye ou tenté de joindre un autre groupe COS – celui de Gillier - afin de déclencher l’opération de sauvetage ? Pourquoi n’a-t-il pas conduit les Tutsis à Gishyita où le détachement Gillier était cantonné ? Ces questions font partie des zones d’ombre du dossier. Même si, de retour à Kibuye, Duval, manifestement très touché par ce qu’il avait vu, a alerté son supérieur le colonel Rosier, son abstention initiale de porter secours a eu des conséquences tragiques.

Marin Gillier, pour sa part, observait sans intervenir les attaques sur Bisesero depuis Gishyita, à quelques kilomètres à vol d’oiseau. Selon des témoins rwandais, les tueurs qui partaient de Gishyita pour Bisesero passaient sans encombre les points de contrôle des militaires français, pendant que Gillier expliquait à la presse que les massacres en cours à Bisesero étaient des combats entre des éléments FPR infiltrés, d’une part, les forces gouvernementales et les milices, d’autre part.

Jacques Rosier, supérieur de Duval et Gillier, a lui aussi alimenté cette désinformation à destination des journalistes dès le soir du 27 juin, parlant de 1 000 à 2 000 hommes du FPR présents sur les hauteurs de Bisesero. En outre, bien qu’informé dès le 27 juin de l’extermination en cours à Bisesero, une information réitérée le lendemain, il n’a donné aucun ordre de secourir les survivants tutsis avant le 30 juin.

Quant à Jean-Claude Lafourcade, commandant la Force Turquoise, s’il a indiqué à l’amiral Lanxade dès le 27 juin dans la soirée que s’étaient, selon lui, réfugiés à Bisesero des Tutsis ayant fui les tueries, il n’a pas pour autant donné l’ordre de leur venir en aide, et ce alors qu’il était conscient du risque de laisser se perpétrer des massacres dans le dos des Français.

Selon les juges d’instruction et le parquet, ces quatre officiers ne pourraient pas être poursuivis pour complicité de génocide parce que la preuve n’a pas été établie qu’ils ont eu, par leur abstention, l’intention d’aider et d’assister les auteurs du génocide à Bisesero entre le 27 et le 30 juin 1994. S’appuyant sur la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation et sur celle des juridictions internationales, les parties civiles contestent la nécessité de cette démonstration. Dans sa décision du 23 janvier 1997 (Affaire Papon), la chambre criminelle de la Cour de cassation retient en effet que « le dernier alinéa de l’article 6 du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg n’exige pas que le complice de crimes contre l’humanité ait adhéré à la politique d’hégémonie idéologique des auteurs principaux ». Cette jurisprudence a récemment été confirmée par la Cour de cassation dans son arrêt « Lafarge » du 7 septembre 2021.

Dire enfin la vérité

Si le dossier contient, aux yeux des parties civiles, des charges suffisantes pour renvoyer ces quatre officiers devant la cour d’assises, leurs responsabilités individuelles doivent néanmoins être précisées, notamment au regard de leur capacité d’analyser la situation dans laquelle ils devaient intervenir. Or Jean-Rémi Duval et Marin Gillier ont tous deux déclaré aux magistrats ne pas avoir reçu d’informations claires sur le génocide en cours contre les Tutsis. L’ordre d’opération n° 1 du général Lafourcade, daté du 25 juin 1994, ne leur a pas été transmis par leur supérieur le colonel Rosier, alors que ce document mentionne noir sur blanc « un génocide perpétré par certaines unités militaires rwandaises et par des milices hutu à l’encontre de la minorité Tutsi ». Milices hutues dont Rosier dit le lendemain, 26 juin, à la presse : « Les miliciens font la guerre. Par souci de neutralité, nous n’avons pas à intervenir. Sinon, demain, s’il y a des infiltrations du FPR, on nous fera porter le chapeau.  [8] » Dans les propos de Rosier, le génocide disparaît, recouvert par la guerre contre le FPR, une guerre dans laquelle l’État français a choisi de soutenir le gouvernement qui perpètre le génocide des Tutsis. L’opération militaro-humanitaire Turquoise a d’abord pour but de sanctuariser un « pays hutu » car, à la mi-juin 1994, Paris est encore convaincu que le FPR n’a pas les moyens militaires de contrôler l’ensemble du pays et que la reprise des négociations politiques est inévitable. Jacques Rosier connaissait et partageait l’objectif réel de Turquoise, lui qui avait combattu le FPR en 1992. Mais Jean-Rémi Duval et Marin Gillier ? Que savaient ces deux officiers, qu’avaient-ils compris de la situation rwandaise dans les premiers jours de l’opération Turquoise ?

Au-delà de la définition des responsabilités individuelles se pose un autre problème. Pourquoi aucun de ces quatre officiers n’a-t-il à ce jour dit tout ce qu’il sait sur ce qui s’est passé à Bisesero ? Duval n’a pas donné d’explications convaincantes sur le fait qu’il n’a pas alerté par radio depuis Bisesero, le 27 juin, pas plus que sur la raison pour laquelle il n’a pas conduit les Tutsis à Gishyita où se trouvait Gillier. Gillier n’a jamais mentionné avoir reçu un appel téléphonique de l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées [9]. Rosier a tu devant les magistrats le fait qu’il avait sur le dos l’état-major particulier du président de la République entre le 27 et le 30 juin. Et Lafourcade n’a jamais fait état des ordres reçus de Paris concernant Bisesero. Pourquoi ces mensonges par omission ?

La vérité, toute la vérité, les rescapés de Bisesero et les familles des centaines de victimes tutsies mortes entre le 27 et le 30 juin y ont droit, tout comme les citoyens français.

[1Le général Lafourcade écrit dans son fax à l’amiral Lanxade : « Il se confirme, à la suite de l’accrochage de ce matin, qu’il y aurait un nombre assez élevé d’hommes en armes (1000 ?) dans le triangle Gishyita – Mont Karongi 2995 mètres) – Gisovu. Les milices Hutu et les militaires FAR de la région ouest semblent s’intéresser de très près à ce problème et annoncent l’arrivée du FPR. Il pourrait s’agir : - soit d’éléments FPR infiltrés de nuit à partir de Gitarama qui pourraient chercher à couper la zone en deux ; - soit de Tutsi ayant fui les massacres d’avril et cherchant à se défendre sur place. Je penche pour la seconde hypothèse. Dans ce cas, les risques sont les suivants : - effectuer des reconnaissances avec des « guides » hutu et être taxés de collaboration avec les FAR ; - effectuer des reconnaissances seuls, avec le risque de tomber sur le FPR ; - ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos. Mon intention, pour les deux jours qui viennent, est d’essayer de préciser par ailleurs ce renseignement sans m’aventurer dans la zone (visite Ministre Mercredi). » Le ministre de la défense, François Léotard, était en effet attendu au Rwanda deux jours plus tard, le mercredi 29 juin 1994.

[2Cf. Benoît Collombat, « Rwanda : les documents qui accusent la France », France Inter, 30 novembre 2015. https://www.franceinter.fr/monde/rwanda-les-documents-qui-accusent-la-france

[6Les plaignants rwandais, la Ligue de Droits de l’Homme (LDH), la Fédération Internationale des Droits Humains (FIDH) et Survie. Deux autres associations sont parties civiles : Ibuka et la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA).

[7Vincent Duclert, La France face au génocide des Tutsi, Paris, Tallandier, 2024, p. 473.

[9Cf. Jacques lanxade, Quand le monde a basculé, Nil éditions, 2001, p. 337 : « Je m’entretiens ainsi quelques jours plus tard [après le 25 juin 1994] avec un capitaine de frégate qui commande un des groupements des forces spéciales. »

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