Ce vendredi 10 avril 2015, commentant la déclassification des archives de l’Élysée sur le Rwanda pour la période de 1990 à 1995, Alain Juppé a déclaré : « J’ai déjà dit à plusieurs reprises que l’idée que la France ait pu participer, organiser ou avoir une responsabilité, quelle qu’elle soit, dans le génocide était une falsification historique » reprenant en effet les mêmes termes qu’il tenait l’an dernier, à la même époque : « La campagne de falsification historique dont la France est régulièrement la cible depuis vingt ans suscite incompréhension et indignation. » En nous reportant au rapport de la Mission d’Information Parlementaire (MIP) [1]] française de 1998, et plus particulièrement à son analyse de l’action de la diplomatie française menée par Alain Juppé en 1994, nous présentons ici les éléments principaux qui interrogent grandement quant à ses responsabilités de Ministre des Affaires Étrangères durant le génocide des Tutsi.
Chacun peut y lire que la Mission d’Information Parlementaire estime que la diplomatie française n’a pas tenu compte des informations dont elle disposait sur la préméditation du génocide, qu’elle a « commis une erreur » dans son soutien au Gouvernement Intérimaire Rwandais, et que la ligne qu’elle a tenu tout au long de l’année 1994, désignée par les parlementaires comme « l’obsession du cessez-le-feu », a fini par « placer la France dans une situation intenable. »
Ces éléments qui constituent une responsabilité de la France dans le génocide des Tutsi relèveraient donc, selon Alain Juppé, de la falsification historique.
À ces éléments soulevés par la MIP il y a 17 ans, des chercheurs, des historiens, des journalistes, ainsi que l’association Survie, en ont ajouté de très nombreux autres qui accusent les autorités françaises d’une complicité [2] dans le génocide des Tutsi.
Pour Survie Gironde, si les responsabilités d’Alain Juppé en tant que Ministre des Affaires Étrangères ne sont plus à démontrer, le discours inamovible qu’il maintient depuis 21 ans visant à dédouaner la France de toute implication dans ce crime, au mépris de l’ensemble de ces travaux et recherches, relève d’un aveuglement incompréhensible.
Si, pour Alain Juppé, avant le génocide, et ce jusqu’en mars 1994, « le processus de paix semblait bien engagé… jusqu’à l’attentat du 6 avril 1994 qui a évidemment ruiné les efforts de la diplomatie française », la MIP ne faisait pas du tout le même constat en rendant ses conclusions en 1998 :
« Compte tenu des faibles progrès enregistrés sur la voie de la démocratisation, la France aurait pu s’interroger davantage sur la cohérence de sa politique consistant à inciter le Président Habyarimana à démocratiser un régime qui pratiquait des atteintes répétées aux droits de l’homme, tout en l’assurant de notre indéfectible soutien militaire et diplomatique. »
Dans son travail sur la Mission d’Information Parlementaire, Marc Le Pape, chercheur au CNRS, écrivait en 1999 : « l’enquête parlementaire montre [que] la France n’a pas réagi de manière adaptée à la gravité d’une évolution caractérisée, de 1990 à 1994, par le développement de massacres puis d’attentats politiques, l’apparition de milices, la distribution d’armes dans la population, la force publique et clandestine prise par des hommes de pouvoir préconisant le massacre des Tutsis, les manoeuvres du président Habyarimana contre le partage du pouvoir, les initiatives et succès militaires du Front patriotique rwandais (FPR). » [3]
Enfin, comme cela était rappelé à Alain Juppé dans une lettre ouverte en avril 2014, les autorités françaises ne pouvaient pas ignorer que « le génocide était prévisible dès [1990] » [4], mais ont pourtant continué de soutenir militairement, et financièrement, un régime dont la politique raciste affichait clairement son projet génocidaire. Connaissant la menace de génocide pesant sur les Tutsi, pourquoi la France n’a-t-elle pas conditionné sa coopération à la suppression des mentions hutu, tutsi et twa sur les cartes d’identités rwandaises ?
Ce qui ressort des déclarations d’Alain Juppé c’est que depuis 1994, époque à laquelle il déclarait que le génocide était une « folie […] déclenchée » suite à l’assassinat du Président Habyarimana, sa position n’a pas changé. Ce constat interroge sur sa reconnaissance du caractère planifié du génocide des Tutsi, des années auparavant [5].
Le 8 avril 1994, l’ordre d’opération Amaryllis [6] mentionnait explicitement que la garde présidentielle procédait, dans la capitale, depuis le 7 avril au matin, à « [l’] arrestation et [l’] élimination des opposants et des Tutsi ». Les autorités françaises avaient donc, dès les premières heures du génocide, une vision claire de la situation.
Lors de son audition devant la MIP en 1998, Jean-Michel Marlaud, ambassadeur de France au Rwanda de mai 1993 à avril 1994, a indiqué que « la situation s’était dégradée assez vite au cours de cette journée du 7 avril et que, vers dix heures, Paris était informé par télégramme d’une escalade dans la violence : la garde présidentielle exécutait un certain nombre de personnalités. »
En effet, ce 7 avril, le premier Ministre Agathe Uwilinglyimana, démocrate favorable aux accords d’Arusha, est assassinée, ainsi que plusieurs des ministres et les chefs des partis modérés, sans oublier le Président de la Cour Constitutionnelle, Joseph Kavaruganda, qui devait assurer la prestation de serment suite au décès du Président de la République.
Pour les journalistes Benoît Collombat et David Servenay, « les autorités françaises sont informées quasiment en temps réel de l’enchaînement de ces événements. L’ambassadeur de France, Jean Michel Marlaud, suit heure par heure l’évolution de la crise » [7].
Or, comment ont réagi les autorités françaises devant ce coup d’état meurtrier ? Pour B. Collombat et D. Servenay « la France continue de soutenir ses alliés. Le lendemain, 8 avril, Jean Michel Marlaud accueille à l’Ambassade de France une réunion de plusieurs politiques pour travailler à la formation du gouvernement intérimaire rwandais (le GIR) ».
Et en effet, devant la MIP, Jean-Michel Marlaud déclarait : « La matinée du 8 avril avait été marquée par [...] l’arrivée à l’ambassade de France de plusieurs ministres. Ces derniers ont alors tenu une réunion au cours de laquelle ils ont fixé trois orientations [...] : remplacer les ministres ou les responsables morts ou disparus, tenter de reprendre en main la garde présidentielle en vue d’arrêter les massacres et, enfin, réaffirmer leur attachement aux accords d’Arusha. Ils se sont néanmoins refusé à nommer M. Faustin Twagiramungu Premier Ministre en remplacement de Mme Agathe Uwilingiyimana. »
Le prétendu « attachement aux accords d’Arusha » n’avait aucune valeur dans la mesure où Faustin Twagiramungu était justement le Premier Ministre prévu par ces accords.
Le 27 avril 1994, Bruno Delaye, conseiller de François Mitterrand aux Affaires africaines, Edouard Balladur, Premier ministre, et Alain Juppé, Ministre des Affaires Étrangères, reçoivent à Paris Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires Étrangères du Gouvernement Intérimaire Rwandais (GIR), lequel est en train d’exécuter le génocide, accompagné de l’idéologue extrémiste Jean-Bosco Barayagwiza. La réception de ces personnes « rendait le génocide respectable », selon l’historienne Alison Des Forges. La MIP relève que la France fut le seul pays occidental à traiter avec eux (la Belgique leur avait refusé les visas). Ses conclusions sur cette réception sont sans équivoque :
« La France, en revanche, multiplie au cours de la période allant du 13 avril (départ d’Amaryllis) au 19 juin (présentation de l’opération Turquoise à l’ONU) les rencontres avec les différents acteurs et parmi eux les membres du Gouvernement intérimaire reçu le 27 avril à Paris par M. Bruno Delaye. Dans cet objectif, la France était effectivement la seule à être restée en contact avec toutes les parties, dont le Gouvernement intérimaire. Sur ce point, compte tenu du déroulement du génocide commandité par le Gouvernement intérimaire, la France a commis une erreur en considérant qu’elle pouvait accorder autant de crédit et autant de poids à tous les représentants des acteurs du conflit. » (Souligné par nous).
À l’Assemblée nationale, le 18 mai 1994, Alain Juppé dénonçait sans ambiguïté le génocide : « Génocide : destruction systématique d’un groupe ethnique. Telle est la définition. C’est la raison pour laquelle, [...] j’ai moi-même utilisé ce terme il y a quelques jours puisque c’est bien de cela qu’il s’agit au Rwanda. Face à l’offensive du Front patriotique rwandais, les troupes gouvernementales rwandaises se sont livrées à l’élimination systématique de la population tutsie, ce qui a entraîné la généralisation des massacres. »
Pourtant, début juillet 1994, Alain Juppé exposait, lors d’une conférence de presse, les différents principes qui avaient guidé la politique française : « Premier principe : nous avons dès le début exprimé une condamnation claire du génocide qui a été perpétré par les milices hutues au lendemain de l’assassinat du président Habyarimana. [...] Nous avons demandé que les auteurs de ce génocide soient identifiés, jugés et punis. […] Deuxième principe : nous avons exclu à tout moment de nous interposer entre les belligérants. Pour nous il n’est pas question de prendre parti. »
Ainsi, la politique défendue par le Ministre français des Affaires Étrangères consistait à ne pas « prendre parti » entre des « belligérants », après avoir pourtant défini ces derniers comme d’un côté les victimes et d’un autre les auteurs d’un génocide !
De plus, alors qu’en mai il attribuait clairement la réalisation du génocide aux « troupes gouvernementales rwandaises », nous constatons que début juillet un glissement des responsabilités vers « les milices hutues » s’est produit dans son discours.
Pour la Mission d’Information Parlementaire, tout au long de la réalisation du génocide, la voie diplomatique choisie par la France sera « l’obsession du cessez-le-feu ».
Sur France 2, début juillet 1994, soit trois mois après le début du génocide, Alain Juppé n’en démordait toujours pas : « L’objectif, c’est le cessez-le-feu, c’est la reprise du processus d’Arusha » !
Là encore, les conclusions de la MIP sont sans appel : « La recherche d’un cessez-le-feu à tout prix, qui ne viendra jamais officiellement, [...] aura fini par placer la France dans une situation intenable. »
Nous ne nous étendrons pas ici sur des éléments déjà relevés ailleurs. Nous renvoyons le lecteur à la lettre ouverte adressée à Alain Juppé l’an dernier, dans laquelle sont mentionnées plusieurs livraisons d’armes par la France au Rwanda, malgré l’interdiction posée par les accords d’Arusha puis l’embargo de l’ONU. Signalons juste deux éléments récents :
Alain Juppé est l’un des derniers à continuer de prétendre que l’opération militaire française Turquoise était strictement « humanitaire » : « Son mandat n’était en aucune manière de faire la guerre, mais de mener une opération humanitaire », écrivait-il sur son blog en 2010, ajoutant : « tout cela, je l’ai déclaré en détail devant la mission parlementaire sur le génocide du Rwanda qu’a présidée en 1998 M. Paul Quilès. On peut se référer à ses conclusions »
Alors lisons ces conclusions : « le caractère neutre et humanitaire de l’opération Turquoise ne fait pas de doute ». En effet, la neutralité, on l’a vu, consistait à ne pas s’interposer entre des « belligérants », pourtant auparavant définis comme les victimes et les auteurs d’un génocide...
Humanitaire, l’opération Turquoise le fut en effet par endroits où elle sauva quelques milliers de Tutsis et protégea des réfugiés. Mais la conclusion de la MIP ne s’arrête pas là : « Il n’apparaît pas pour autant possible d’affirmer que Turquoise ne poursuit qu’un objectif exclusivement humanitaire », puis plus loin : « la France n’a sans doute pas fixé initialement à l’opération Turquoise un objectif exclusivement humanitaire ».
C’est bien ce qu’est venu confirmer le témoignage de l’ex-capitaine Guillaume Ancel, qui a participé à l’opération Turquoise, interviewé en 2014 sur France Culture. Il affirme en effet avoir reçu deux ordres de combattre le FPR. Le premier, transmis le 22 juin 1994, était de réaliser un raid sur Kigali, lors duquel le rôle d’Ancel était d’aller près du front pour désigner aux avions leurs cibles. Le second, le 30 juin, était d’aller stopper par la force le FPR à l’est de la forêt de Nyungwe. Une opération annulée in extremis, le 1er juillet.
Parce que la France est signataire de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, et parce que l’opération Turquoise, placée dans le cadre du chapitre VII de la charte de l’ONU, pouvait recourir à « tous les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs humanitaires énoncés », les forces françaises avaient le devoir d’interrompre le génocide et d’arrêter les coupables, notamment à partir du 28 juin, date de sa reconnaissance par l’ONU.
Non seulement elles ne le feront pas, mais elles permettront aux génocidaires de s’enfuir au Zaïre.
Deux documents démontrent que la diplomatie française est consciente des devoirs de la France.
Une note du 15 juillet du Quai d’Orsay indique que les membres du Gouvernement Intérimaire Rwandais en fuite ont été averties que « leur présence dans la zone n’était pas souhaitée » et amènerait les Français « à les mettre en résidence surveillée jusqu’à remise aux Nations Unies ».
Une dépêche Reuters où le quai d’Orsay indique que les ministres rwandais responsables du génocide doivent être internés. Mais on lit une annotation de la main d’Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Elysée : « Lecture du Président. Ce n’est pas ce qui a été dit chez le Premier Ministre ».
De fait, alors qu’ils sont très nombreux à passer dans la zone contrôlée par la France, aucun responsable du génocide des Tutsi ne sera arrêté. En revanche, le mensuel de la Légion étrangère, Képi Blanc, d’octobre 1994 confirme que : « Battue sur le terrain, l’armée ruandaise se replie, en désordre, vers la « zone humanitaire sûre ». L’E.M.T. [l’état-major tactique français] provoque et organise l’évacuation du gouvernement de transition ruandais vers le Zaïre. Le 17 juillet, le gouvernement ruandais passe au Zaïre. »
Marc Le Pape conclut son travail en ces termes : « une autre alternative n’a jamais été envisagée par le rapport et les auditions : ne pas intervenir au Rwanda en octobre 1990, un pays avec lequel la France n’avait pas d’accord de défense […]. Rien ne permet de dire que la non-intervention aurait eu les conséquences catastrophiques qu’on lui prête. En fait de conséquences catastrophiques, c’est la voie choisie qu’il faut mettre en cause ».
Alain Juppé espère que les archives de l’Élysée sur le Rwanda déclassifiées montreront que « l’idée que la France ait pu participer, organiser ou avoir une responsabilité, quelle qu’elle soit, dans le génocide [est] une falsification historique ». Cela est peu probable. En revanche, les documents militaires et diplomatiques français, les travaux des parlementaires, de chercheurs, d’historiens, les témoignages, démontrant la complicité de la France dans le génocide des Tutsi débordent des tiroirs, et sont déjà disponibles aux citoyens français. Mais encore faut-il ouvrir les yeux pour les voir.
Survie Gironde, le 13 avril 2015.
Survie Gironde est un des groupes locaux de l’association Survie qui mène depuis 30 ans des campagnes d’information et d’interpellation des citoyens et des élus pour une réforme de la politique de la France en Afrique.
Pour aller plus loin :
[1] Paul Quilès, Pierre Brana et Bernard Cazeneuve, [Enquête sur la tragédie rwandaise [1990-1994], assemblée nationale, Paris, 1998.->http://www.assemblee-nationale.fr/11/dossiers/rwanda.asp
[2] La complicité est un crime défini par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda : "Un accusé est complice de génocide s’il a sciemment et volontairement aidé ou assisté ou provoqué une ou d’autres personnes à commettre le génocide, sachant que cette ou ces personnes commettaient le génocide, même si l’accusé n’avait pas lui-même l’intention spécifique de détruire en tout ou en partie le groupe national, ethnique, racial et religieux, visé comme tel."
[3] Marc Le Pape, Le Rwanda au Parlement, une enquête sur la tragédie rwandaise, dans Esprit n°5, Mai 1999
[4] Propos de Georges Martres, ambassadeur de France au Rwanda de 1989 à 1993, devant la MIP.
[5] Rappelons que la préméditation, la planification, le caractère systématique et la mise en oeuvre par un État des crimes commis caractérisent la qualification de génocide.
[6] Opération militaire française d’évacuation des Français et des Européens.
[7] Benoît Collombat et David Servenay : Au nom de la France, guerres secrètes au Rwanda. La découverte, avril 2014