Il y a 20 ans se déroulaient en Côte d’Ivoire une succession d’événements parmi les plus dramatiques et les plus édifiants concernant la présence militaire française dans une de ses anciennes colonie africaine. L’occasion de rappeler les faits et de rendre compte de deux nouveaux ouvrages qui paraissent à cette occasion, et qui illustrent deux pratiques journalistiques assez distinctes. En toile de fond du dossier, l’examen des différentes thèses qui s’affrontent pour rendre compte d’événements qui restent particulièrement troubles.
Novembre 2004. Depuis 2 ans, l’opération militaire française Licorne, couverte a posteriori par un mandat onusien, coupe la Côte d’Ivoire en deux. Elle est censée prêter main forte à l’Opération de maintien de la paix des Nations unies dans le pays (ONUCI). Au nord, les rebelles de Guillaume Soro, qui ont échoué à prendre le pouvoir en septembre 2002, malgré le soutien militaire discret du régime de Blaise Compaoré (dictateur « ami de la France ») au Burkina Faso. Au Sud, les forces loyalistes et le gouvernement du président Laurent Gbagbo, élu dans des conditions qu’il a lui-même qualifiées de « calamiteuses ». Début 2003, la France parraine, pour ne pas dire impose, les accords dits de Marcoussis. Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères, en est l’artisan. Il estime qu’il faut « tordre le bras [1] » de Laurent Gbagbo pour lui faire avaliser un gouvernement de « réconciliation nationale » qui le priverait de ses prérogatives présidentielles au profit d’un Premier ministre « de consensus », tandis que les rebelles récupéreraient les ministères de la Défense et de l’Intérieur. La nouvelle enflamme les rues d’Abidjan et l’accord ne sera jamais mis en œuvre.
Un bombardement inexpliqué
Début novembre 2004, après avoir tenté de donner des gages à la France, en favorisant notamment certains intérêts économiques, Gbagbo, sous pression de ses militaires, décide de lancer une opération de reconquête du nord du pays et de bombarder les positions rebelles. Il rencontre préalablement le général Poncet, qui commande l’opération Licorne, et Gildas Le Lidec, l’ambassadeur de France. Il leur assure qu’aucune position française ne sera visée et s’estime prémuni contre une intervention. Le lendemain pourtant, le président Chirac tente de dissuader son homologue ivoirien, au cours d’un entretien téléphonique paternaliste, humiliant pour ce dernier et sans effet : l’opération César, ultérieurement rebaptisée « Dignité » est déclenchée. Les 4 et 5 novembre, les bombardements se succèdent et les troupes ivoiriennes s’apprêtent à reprendre Bouaké, place forte des rebelles. Mais le 6, un des deux avions Sukhoi ivoirien bombarde un camp militaire français à Bouaké, tuant neuf soldats français, un civil américain et occasionnant une quarantaine de blessés. Chaque Sukhoi est piloté par le même tandem : un mercenaire biélorusse et un co-pilote ivoirien. A ce jour, les motivations et les commanditaires de ce bombardement restent incertains.
La thèse de l’accident paraît exclue par la quasi-totalité des acteur·ice·s et des observateur·ice·s du dossier. Celle d’une responsabilité directe de Gbagbo, mise en avant par les autorités françaises au moment des faits, n’est plus soutenue par personne. Certains évoquent une provocation à l’initiative de son entourage et de certains officiers ivoiriens pour obtenir le départ de l’armée française, voire pour camoufler un échec militaire (qui n’existe pas en réalité). D’autres enfin, concluent à un coup tordu de l’Élysée qui a mal tourné. Les militaires ivoiriens auraient été intoxiqués, pensant bombarder une réunion des chefs rebelles pour mettre un terme définitif au conflit. Le bâtiment bombardé, fermé pour inventaire la veille, n’aurait pas dû abriter de personnels, mais des militaires se sont malheureusement réfugiés à proximité. Cette attaque aurait servi de prétexte à la France pour mettre un terme à l’offensive ivoirienne et tenter de neutraliser le président Gbagbo par un coup d’État. Cette hypothèse est notamment défendue par le principal avocat des familles de militaires français décédés, maître Balan [2], qui a suivi au plus près toute la procédure judiciaire, mais également par certains militaires, tels que le général Malaussène, numéro 2 de la force Licorne. Au-delà des témoignages et des coïncidences troublantes, aucune preuve matérielle connue ne permet à ce jour de trancher définitivement entre les différents scénarios reconstitués.
Des représailles sanglantes
Sans attendre d’explication officielle – s’agit-il d’une erreur ou d’un acte délibéré ? –, le général Poncet ordonne la neutralisation immédiate des avions incriminés. La décision est ensuite avalisée par Paris, qui autorise par ailleurs la destruction de l’ensemble des moyens aériens ivoiriens, y compris les hélicoptères positionnés dans l’enceinte de la présidence à Yamoussoukro, pulvérisant au passage le bureau – vide à cette heure - du chef d’état-major de l’opération Dignité [3]. L’armée française prend également possession de l’aéroport d’Abidjan par la force pour permettre l’arrivée de renforts. Ces actions de représailles provoquent une mobilisation massive des Ivoirien·ne·s à l’appel des « Jeunes patriotes », partisans du président Gbagbo, et une campagne d’intimidation à l’encontre des ressortissant·e·s français·e·s, dont l’évacuation est rapidement décidée par les autorités françaises. Les manifestant·e·s qui tentent de franchir les ponts conduisant à la base militaire française et à l’aéroport sont bombardé·e·s depuis des hélicoptères. Simultanément, des colonnes de plusieurs dizaines de blindés français partent de Bouaké, Korhogo et Man pour rejoindre Abidjan, avec l’ordre de tirer à vue sur tous les barrages qui tentent d’entraver leur progression. Des villageois·e·s voient également leur logement criblé de balles [4].
Dans la nuit du 7 au 8 novembre, la colonne venant de Bouaké se positionne dans la rue qui abrite la résidence du président Gbagbo, canon braqué vers sa résidence, avant de finalement repartir à la base militaire française. Le lendemain, elle revient à l’Hôtel Ivoire, distant de quelques centaines de mètres de la résidence présidentielle. Une foule de manifestant·e·s hostiles mais désarmé·e·s se presse autour des militaires français. Avant de se retirer, ces derniers font usage de leurs armes. Alors que les morts ne sont à déplorer que parmi la population civile ivoirienne, les médias français s’intéressent surtout aux Français·e·s rapatrié·e·s, et relaient la propagande des militaires. A la Une du Monde, on évoque « des scènes de terreur et d’horreur. Des blessés, des disparus, des corps blancs décapités à la machette, des femmes violées [5] ». Ces dernières se compteraient par « dizaines », selon les sources militaires (trois plaintes seront finalement enregistrées). Les autorités politiques et militaires françaises multiplient ensuite les versions mensongères et contradictoires concernant cette succession d’événements tragiques, pour nier, minimiser ou excuser la mort des civil·e·s ivoiren·ne·s, jusqu’à ce que des images des bombardements aériens au-dessus des ponts, puis de la fusillade à l’Hôtel Ivoire soient diffusées par l’émission 90 minutes, sur Canal plus [6] et qu’un premier rapport indépendant d’Amnesty International soit publié [7].
Un procès sans justice
Plus tard, on apprendra que les mercenaires biélorusses impliqués dans le bombardement, ont été arrêtés et retenus à deux occasions sans être livrés à la justice française. Par les forces spéciales françaises d’abord, à Abidjan, avant d’être exfiltrés dans un minibus à destination du Togo, pour être réceptionnés par la secrétaire de Robert Montoya. C’est en effet cet ex-gendarme de la cellule antiterroriste de l’Elysée, reconverti dans la sécurité privée, qui a fourni au président Gbagbo avions de combat et mercenaires. Manque de chance, ces derniers sont ensuite bloqués à la frontière togolaise et le ministre de l’Intérieur togolais propose, par différents canaux, aux autorités françaises de les leur remettre. Retenus pendant une quinzaine de jours, ils sont finalement relâchés faute d’une réaction officielle française, alors que les éléments en possession des services de renseignement permettent de les identifier. Au terme d’une longue instruction, la quatrième juge française en charge du dossier, Sabine Khéris, signe en février 2016 une ordonnance de renvoi devant la Cour de justice de la République pour trois ministres : Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier, respectivement en charge de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères au moment des faits. « La décision de ne rien faire » concernant les pilotes arrêtés « a été prise à l’identique » par les trois ministères, « ce qui permet de penser à l’existence d’une concertation à un haut niveau de l’État », écrit la juge qui demande un procès pour « recel de malfaiteurs », « entrave à la manifestation de la vérité » et « non-dénonciation de crime ». La Commission des requêtes de la Cour de justice refuse la tenue d’un procès. Sa décision est justifiée par des faits erronés, paraît juridiquement contestable, mais s’avère conforme à l’avis publiquement exprimé par le procureur général près la Cour de cassation, François Molins, par ailleurs ancien directeur de cabinet de… Michèle Alliot-Marie.
En 2021, les trois ministres ne témoignent finalement que comme témoins lors du procès par contumace des pilotes désormais évaporés. Les autorités se renvoient la patate chaude : Villepin n’aurait été tenu informé de rien. Barnier décline également toute responsabilité : dès sa prise de fonction, l’Élysée lui aurait intimé l’ordre de laisser le dossier « Côte d’Ivoire » aux mains des militaires. Alliot-Marie certifie qu’aucune base juridique n’existait pour appréhender les mercenaires selon les conseillers juridiques du ministère. Ces derniers assurent qu’ils n’ont jamais été saisis et qu’ils auraient donné l’avis inverse. Tous les ministres renvoient au pouvoir décisionnaire de l’Élysée, mais Michel de Bonnecorse, ex-« Monsieur Afrique » de Chirac, assure que l’information n’est pas remontée à ce niveau et qu’il a tout appris par la presse. Version hautement improbable. Les questions gênantes concernant le rôle des militaires français sont par ailleurs restées à la porte du tribunal.
A l’occasion des 20 ans des événements de novembre 2004, deux ouvrages paraissent simultanément en France : Bouaké, le dernier cold case de la Françafrique, de Thomas Hofnung et Bouaké, hautes trahisons d’État, d’Emmanuel Leclere. Le premier est aujourd’hui responsable du service Monde au journal La Croix et il a longtemps couvert l’Afrique pour le journal Libération. Il a déjà publié un livre sur La crise en Côte d’Ivoire en 2005, actualisé en 2011 sous le titre La Crise ivoirienne. Emmanuel Leclere est grand reporter au service Police et Justice de la rédaction de France Inter, pour lequel il a suivi le déroulement du procès.
Un livre pour quoi ?
Le premier livre, de Thomas Hofnung, n’apporte guère d’éléments factuels originaux au regard de ses précédents livres et articles sur le sujet, et le titre paraît singulièrement mal choisi, puisqu’il n’y a sous sa plume, ni véritable « affaire » ni Françafrique. La seule nouveauté semble être de récuser plus catégoriquement que par le passé l’hypothèse d’un coup tordu des autorités françaises, propos anonymes invérifiables à l’appui. Pour le reste, l’auteur s’efforce toujours de présenter une version minimisant ce qu’il faut bien qualifier de crimes de guerres commis par les militaires français en Côte d’Ivoire. Il charge le général Poncet, pour sa gestion expéditive des représailles françaises, mais disculpe son adjoint, le colonel Destremau.
Une fusillade imaginaire
Concernant l’épisode de l’Hôtel Ivoire, Hofnung s’abstient de faire l’inventaire des différentes versions officielles qui se sont succédé à l’époque : l’état-major français commence par affirmer que les manifestants ont tiré les premiers coups de feu, tandis que la ministre de la Défense parle d’échanges de tirs entre les gendarmes ivoiriens et les civil·e·s. Le 13 novembre, le général Poncet ne reconnaît que des tirs de sommation en riposte à des tirs venant de la foule et du haut de l’Hôtel Ivoire (pourtant occupé par les forces françaises). Lorsqu’il n’est plus possible de nier les tirs, le chef d’état-major des armées, le général Bentégeat assure que les soldats ont été contraints de tirer, après des tirs de sommation, pour empêcher que des soldats français soient envoyés dans la foule. La ministre de la Défense certifie que les soldats n’ont agi qu’en « état de totale légitime défense face à une foule qui aurait été « armée, armée de kalachnikov, armée de fusils à pompe, armée de pistolets [8] ». Le 10 décembre 2004 enfin, dans un article d’Hofnung, le colonel Destremau, qui commandait la colonne ce jour-là, affirme que ses hommes n’ont fait que des tirs d’intimidation et que « seuls les hommes des COS [forces spéciales françaises], et non les tireurs d’élite du 6e [étage], auraient visé certains manifestants avec leurs armes non-létales ». C’est cette version que défend depuis Hofnung, expurgé de certains mensonges qu’il omet de rappeler, comme le fait que Destremau assure avoir vu des manifestant·e·s armé·e·s. Hofnung ne semble plus considérer, comme par le passé, que « des tireurs d’élite des forces spéciales sont entrés en action pour empêcher le lynchage de plusieurs marsouins [9] », mais il continue de défendre une version compatible avec la thèse de la « légitime défense ». Celle-ci inclut désormais la prise de possession d’une mitrailleuse par un manifestant. Hofnung ne le dit pas, mais il s’agit ici du témoignage que le colonel Destremau avait mis en avant en décembre 2004 [10]. (Ce dernier affirmait toutefois à l’époque que l’homme n’avait pas été tué). En fait, il s’agit vraisemblablement d’un épisode antérieur de quelques heures : en fin de matinée, un Ivoirien qui était monté sur un blindé a été abattu (la scène a été filmée).
Concernant la fusillade qui précède le départ des blindés, vers 16 heures, Hofnung donne aussi crédit à la version de « cet homme meurtri » qu’est le colonel Destremau, selon qui ses soldats n’auraient procédé qu’à des tirs d’intimidation. La version contraire d’un autre militaire, le sergent Yohann Douady, n’est rappelée qu’en note de bas de page. Dès lors, Hofnung qualifie de « rumeur » l’accusation de « massacre ». Les images diffusées par le journaliste Paul Moreira sur Canal + ne permettraient pas de déterminer si les soldats tirent sur la foule (elles sont visibles ici). Selon Hofnung, en l’absence d’images alternatives fournies par l’armée française, la question de savoir si les marsouins ont « tiré à balles réelles sur des Ivoiriens désarmés. (…) reste ouverte. Parole française contre parole ivoirienne [11]. » En 2010, Hofnung n’utilisait que le conditionnel : « au moins deux Ivoiriens auraient été tués [12] ». Dans son précédent livre, il considérait, reprenant l’expression du porte-parole de l’état-major [13], que l’armée française avait « indéniablement fait preuve de retenue » [14].
Ni massacre, ni carnage
L’accusation de « massacre » est selon lui invalidée par les chiffres avancés par les autorités ivoiriennes elles-mêmes en décembre 2004 : on ne dénombre en effet “que” « cinquante-sept morts et plus de deux mille blessés, dont la plupart par armes blanches ou par étouffement, et non sous des balles françaises [15] » pour toute la durée des événements. D’une part, Hofnung considère donc que les personnes piétinées dans les bousculades provoquées par les tirs français ne sont pas imputables aux militaires français. D’autre part, il omet de mentionner des estimations plus récentes (90 morts et 2 500 blessés [16]). Enfin, s’il est exact que ce n’est pas l’épisode de l’Hôtel Ivoire le plus meurtrier, le centre hospitalier universitaire de Cocody comptabilisait néanmoins douze morts et 638 blessés, dont 76 par arme à feu [17]. Trop peu selon Hofnung pour justifier le terme de « carnage », dont il regrette la généralisation dans les articles de ses confrères et consœurs. Lui-même n’avait pourtant pas hésité à l’utiliser à l’occasion du 10e anniversaire des événements, en novembre 2014… [18] mais il s’agissait de qualifier le bilan du bombardement du camp militaire français de Bouaké (10 morts et une quarantaine de blessés). Un double standard qui, de manière plus anecdotique, se retrouve également à l’œuvre dans les procédés d’écriture et qui rend la lecture malaisante : le récit des événements, sous forme partiellement romancée, use volontiers de la focalisation interne, nous faisant partager le point de vue, les pensées et les tourments des officiers français, dans ce qui apparaît comme une forme particulière de journalisme embedded différé. Les victimes ivoiriennes sont en revanche systématiquement laissées dans l’ombre [19].
Une « incroyable erreur » d’orientation
Hofnung donne également crédit à la version du colonel Destremau sur un autre point resté controversé : l’arrivée de ses blindés dans la petite rue qui abritait la résidence du président ivoirien dans la nuit du 7 au 8 novembre, alors que l’hypothèse d’un coup d’État orchestré par les Français circule déjà à Abidjan. L’officier français affirme qu’il tentait de rejoindre l’Hôtel Ivoire, situé non loin de là pour y sécuriser un lieu de regroupement des expatrié·e·s français·e·s. Cet épisode avait alors provoqué la stupéfaction de l’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, Gildas Le Lidec, peu convaincu par l’explication des militaires : celle d’une « incroyable erreur [20] » d’orientation, alors que la tour de l’Hôtel est visible de loin. Celle-ci serait imputable aux détours réalisés pour esquiver les manifestants et à la panique qui a saisi l’un des deux guides de la colonne, soudain désorienté. L’identité du ou des guides (selon les versions) n’a jamais été révélée. Dans son précédent ouvrage, Hofnung estimait encore que « deux autres hypothèses restent plausibles. La première : les militaires français auraient reçu pour instruction d’intimider le pouvoir d’Abidjan pour l’obliger à calmer le jeu. (…) La deuxième : la France avait bien l’intention de déposer Laurent Gbagbo, mais au dernier moment, le haut responsable ivoirien qui devait prendre les rênes du pouvoir se serait “dégonflé” [21]. » Hofnung ne précise pas ce qui l’a amené à écarter définitivement ces scénarios. Le haut responsable dont il était alors question est Mathias Doué, chef d’état-major de Gbagbo, ancien camarade de promotion du général Poncet. Il sera limogé quelques jours plus tard, s’enfuira en France et appellera à renverser Gbagbo. Aujourd’hui, Hofnung ne nie pas que « certains opposants appelaient en sous-main l’armée française à « aller jusqu’au bout » et que des militaires ivoiriens dissidents proposaient de leur propre chef d’intervenir aux côtés des soldats de Licorne ». Mais il note curieusement que « l’absence de Mathias Doué s’est fait cruellement sentir », tout en le disculpant de toute activité parallèle. Hofnung rapporte aussi ce propos de Poncet concernant l’éventualité d’un coup d’État contre Gbagbo, et censé le disculper : « Pas question de faire le boulot à la place des Ivoiriens eux-mêmes ! [22] ».
Le bombardement de Bouaké
Comme la plupart des protagonistes et des observateurs, Hofnung juge vraisemblable que le bombardement de Bouaké ne visait pas des militaires français, mais bien des rebelles. Il n’exclut pas complètement la thèse de l’accident, mais juge plus probable que les militaires ivoiriens ont été intoxiqués : ils auraient cru bombarder une réunion des chefs rebelles. Scénario tout à fait plausible au regard des témoignages disponibles. Reste la question essentielle : d’où pouvait venir l’intoxication ? Un mercenaire français alors au service de Gbagbo, Jean-Jacques Fuentès, que plusieurs militaires français considèrent comme bien informé, accuse à partir de 2010 la cellule Afrique de l’Elysée. Celle-ci aurait contacté directement des responsables de l’aviation ivoirienne, leur faisant miroiter la décapitation de la rébellion. La frappe devait permettre à l’armée française de réagir sans mandat de l’ONU et de mettre Gbagbo sur la touche. Très bon connaisseur du dossier judiciaire qu’il a accompagné pendant plus de dix ans, l’avocat des familles des militaires décédés, maître Jean Balan, souscrit à cette interprétation, de même que certains militaires français ou l’ancien président Gbagbo. Elle a le mérite d’expliquer une série de mystères, en particulier les obstacles mis par les responsables politiques et militaires français eux-mêmes à la révélation de la vérité, ainsi que l’exfiltration des mercenaires qui auraient pu témoigner sur l’identité des commanditaires de la frappe. « Tout se passe comme si Paris avait quelque chose à se reprocher, donc à cacher [23] », écrivait Hofnung en 2014 lorsqu’il évoquait les différentes thèses en présence. « Mais "l’hypothèse Balan" ne résiste pas à l’examen des faits [24] », assure le même aujourd’hui. En réalité, c’est moins l’examen des faits que les conjectures sur les motivations des acteurs politiques qui l’amène à justifier cette conclusion. Mais ces dernières paraissent particulièrement fragiles et pour le moins angéliques.
Une vision angélique de la politique chiraquienne
Ainsi selon l’auteur, « le président Chirac, son gouvernement et son état-major » n’auraient eu comme objectif depuis 2002 que « de favoriser le retour à la paix [25] ». La France « a cru pouvoir régler la crise dans son ancienne colonie. Faire le bien des Ivoiriens à leur place [26]. » En réalité, les anecdotes ne manquent pas concernant les petits coups de mains apportés par l’armée ou les services français aux rebelles dans les deux premières années du conflit, pour éviter que celle-ci ne vole en éclat sur fond de pratiques maffieuses [27]. De toute évidence, loin d’une position impartiale, il s’agissait de maintenir une épée de Damoclès au-dessus du régime Gbagbo pour le faire céder. Mais Hofnung estime qu’en 2004, « la France a décidé de donner carte blanche au régime d’Abidjan [28] » pour reconquérir le nord du pays, ce qui invalide l’hypothèse de la manipulation. Pour accréditer cette version, il construit un scénario selon lequel Chirac n’aurait pas été informé, mais « mis devant le fait accompli, en quelque sorte, par les diplomates et les militaires en première ligne dans ce dossier [29] ». Le président français, aurait même donné « l’ordre aux chefs militaires de tout faire pour stopper l’offensive [30] » et de « clouer au sol l’aviation ivoirienne [31] » dès le début de l’offensive. Mais le chef des armées françaises n’aurait pas été écouté et ses ordres n’auraient pas été suivis. Un scénario pour le moins étonnant, qui colle mal avec les prérogatives présidentielles en usage sous la Ve République, et qui par ailleurs, comme le rappelle le journaliste Théophile Kouamouo, est contredit par les documents déclassifiés disponibles [32]. La préoccupation commune de Chirac, de son conseiller Afrique et de son chef d’état-major particulier est bien d’entraver l’offensive décidée par Gbagbo. Le problème est que la France ne peut officiellement agir qu’à la demande et en soutien de la mission de l’ONU. Or le Conseil de sécurité de l’ONU est sur ce sujet divisé et la France pour le moins isolée.
Une auto-intoxication ?
Concernant les mercenaires responsables du bombardement, leur exfiltration et la longue kyrielle de mensonges et de manœuvres pour dissimuler la vérité n’aurait servi, côté français, qu’à ne pas froisser la Russie et à invisibiliser le rôle de Montoya, et donc le fait que les avions et les mercenaires avaient été fournis par un barbouze français. Hofnung estime même que si leur fuite n’avait pas été organisée, l’enquête « aurait permis de balayer les futurs soupçons de coup fourré franco-français[[Cold case, p206]] ». Pour quelle raison ? Mystère… Selon La Lettre du continent (devenue Africa Intelligence), Montoya aurait pourtant bénéficié de la promesse de l’Élysée de ne pas être inquiété par la justice pour « vente illégale de matériel militaire soumis à autorisation [33] » en contrepartie de son silence dans cette affaire. Selon Hofnung, si la thèse de maître Balan trouve des partisans même parmi les militaires français, c’est que « tout fait sens, tout est surinterprété [34] », là où lui ne trouve que « désinvolture [35] » dans l’affaire des mercenaires et « des décisions hâtives, approximatives, impulsives, voire irraisonnées [qui] s’enchaînent » pour le reste des événements. « Et si l’affaire de Bouaké était, finalement, l’histoire d’un événement imprévu, impensable, qui aurait échappé à tout le monde, du côté ivoirien comme du côté français ? [36] ». Les accusations de maître Balan sont ainsi ravalées au rang des « théories du complot les plus fantaisistes [37] », une « hypothèse qui paraît totalement farfelue [38] ». L’intéressé, qui connaît bien mieux le dossier que notre journaliste, appréciera. Hofnung récuse l’hypothèse selon laquelle le « “mauvais” renseignement sur la réunion des chefs rebelles [39] » aurait été fourni par la force Licorne, ce dont personne ne l’accuse pourtant, puisque les accusations visent plutôt la cellule africaine de l’Elysée ou les services secrets français. Les explications alternatives paraissent pourtant aussi fragiles et peu étayées que la réfutation est catégorique : « nul besoin d’aller chercher une explication aussi machiavélique. Et si, en définitive, les Ivoiriens s’étaient auto-intoxiqués ? [40] ». Dans un « climat de suspicion généralisée voire de paranoïa aiguë, entretenu depuis des mois par le régime de Gbagbo à l’égard des Français », « Les Ivoiriens se sont autopersuadés que les anciens colons jouaient double jeu [41]. » « Ont-elles mal interprété un renseignement qui leur est parvenu sur cette possible réunion clandestine ? Ou ont-elles été manipulées par un « agent double », à la solde des rebelles ? [42] ». Aucun élément matériel ni aucun témoignage ne vient à l’appui de ces hypothèses.
La France n’a qu’un tord : s’être « elle-même piégée en Côte d’Ivoire [43] ». La suite de l’histoire franco-ivoirienne relève du même genre de contresens : Paris se serait « mis en retrait dans son ancienne colonie, tétanisé à l’idée que ses ressortissants puissent à nouveau être pris à partie [44]. » En réalité, durant la fin de son mandat, Chirac tentera en vain de faire placer la Côte d’Ivoire sous tutelle des Nations unies et de relancer certaines dispositions de Marcoussis via un « groupe international de travail » piloté par Brigitte Girardin, ministre française déléguée à la Coopération. On connaît la fin de l’histoire sous Nicolas Sarkozy.
Une véritable enquête
Le livre d’Emmanuel Leclere est quant à lui centré sur l’énigme de l’exfiltration des mercenaires impliqués dans le bombardement du camp militaire français de Bouaké. Comment et pourquoi les suspects dans l’assassinat de 9 militaires français, identifiés par les services de renseignement, mis à la disposition des autorités françaises par un pays ami, n’ont-ils pas été interpellés et livrés à la justice ? Le journaliste tente de reconstituer le rôle des différent·e·s acteur·ice·s. à chaque échelon des hiérarchies militaires, diplomatiques ou judiciaires dans ce qui s’apparente à un véritable labyrinthe. Il relate également les différentes étapes de l’instruction menée en France, celle-ci étant désormais close, et publie le compte-rendu de nombreuses auditions ainsi que certains documents déclassifiés à la demande de la justice. Il rapporte ainsi les versions des différents protagonistes – politiques, militaires, responsables des services de renseignement (DRM et DGSE), magistrats, barbouzes – et les confronte minutieusement entre elles et aux faits établis, ainsi qu’à de nouveaux témoignages recueillis par ses soins. Il détaille ainsi et complète la liste déjà connue des contradictions, des omissions, des mensonges de divers responsables jusqu’au plus haut niveau, et fait l’inventaire des « dysfonctionnements », anomalies, retards, lenteur et obstacles dans l’ouverture puis le déroulé de l’enquête et de l’instruction qui conduisent à une absence de procès devant la Haute Cour de Justice pour les ministres déjà cités, et au procès par contumace des mercenaires. Leclere fait notamment, pour la première fois, la liste des acteur·ice·s du dossier qui auraient dû être interrogé·e·s ou ré-interrogé·e·s par la justice française après certaines révélations et qui ne l’ont jamais été. Il regrette l’absence de confrontation entre le conseiller Afrique de l’Elysée, Michel de Bonnecorse et la conseillère Afrique du ministère des Affaires étrangères, Nathalie Delapalme, le plus vraisemblable étant selon lui que la décision de relâcher les mercenaires relève de l’Elysée. Au vu des éléments rassemblés, et compte tenu des nombreux documents militaires qui restent classifiés confidentiel défense, il ne propose pas d’interprétation définitive quant aux motivations qui ont présidé à la raison d’État et se contente de constater les « hautes trahisons d’Etat » et l’incroyable impunité qui ont prévalu.
Même si ce n’est pas le cœur de l’ouvrage, l’enquête l’amène également à rappeler le contexte politique et militaire du bombardement de Bouaké et la violence de la riposte française qui s’en est suivie. Là encore, l’auteur reste au plus près des faits et ne se satisfait pas a priori des discours explicatifs quels qu’ils soient. Il montre les zones d’ombres et critique sans œillères les différentes thèses en présence. On comprend que celle d’une machination de l’Elysée ne lui semble pas la plus convaincante, même s’il se garde bien de l’exclure de manière catégorique, et à plus forte raison de la tourner en ridicule. La passivité du gouvernement Gbagbo à l’égard de la France, une fois passée la tempête, le fait plutôt pencher vers la version qui incrimine son entourage, que le président ivoirien aurait ensuite voulu couvrir. L’incroyable omerta politico-militaro-judiciaire côté français relèverait uniquement de la realpolitik, l’Elysée faisant le choix de composer avec Gbagbo qui s’est maintenu au pouvoir.. Comme on l’a dit, c’est évidemment un scénario possible. Mais l’absence de poursuite judiciaire ou même de simple dénonciation sur la scène internationale de la part de Gbagbo (pour une tentative de coup d’État ou pour les civil·e·s tué·e·s par l’armée française), peut également s’expliquer par la volonté de garder un moyen de pression et une monnaie d’échange dans le rapport de force qui l’oppose à l’ancienne puissance coloniale.
Signalons pour finir que cet ouvrage n’épuise pas la recension de tous les mystères qui planent sur le dossier. On sait par exemple que Patrick Imbert était un associé de Robert Montoya [45]. Or sa sœur, Anne Imbert, a vécu dans l’entourage des chefs rebelles Guillaume Soro [46] et Chérif Ousmane, et assure avoir servi de conseillère au premier jusqu’à son accession à la Primature [47]...
Quoi qu’il en soit, à la différence du livre précédent, celui d’Emmanuel Leclere rend compte d’une véritable enquête, menée avec une précision chirurgicale (mais sans doute difficile à suivre pour qui ne connaît pas le dossier), sur une page de la politique africaine de la France qui reste particulièrement opaque. Il faut espérer qu’il suscitera de nouveaux témoignages et, pourquoi pas, comme le demande son auteur, l’organisation – enfin – d’une commission d’enquête parlementaire sur le sujet, toujours refusée jusqu’à présent.
[2] Jean Balan, Crimes sans châtiment : Affaire Bouaké, l’un des plus grands scandales de la Ve république, Max Milo, 2020.
[3] Leclere, Hautes trahisons, p. 87
[4] Leclere, p 92 et 94
[5] https://www.lemonde.fr/archives/article/2004/11/12/p-cote-d-ivoire-evacuations-et-terreur-p_4303614_1819218.html
[6] Haumant, J. Pin et L. Cassoulet, « Côte d’Ivoire : le crépuscule des Français », reportage diffusé le 30 novembre 2004 sur Canal + dans l’émission 90 minutes, puis censuré et Haumant S., Pin J. et Cissé H., « Côte d’Ivoire : le mardi noir de l’Armée française », reportage diffusé le 8 février 2005 dans l’émission 90 minutes de Canal +
[7] Amnesty International, « Côte d’Ivoire : affrontements entre forces de maintien de la paix et civils : leçons à tirer », 19 septembre 2006.
[8] France 3, 1/12/2004
[11] Dernier Cold case p. 190
[14] La crise ivoirienne p. 124
[15] Hofnung, page 196
[16] https://www.mediapart.fr/journal/international/170824/ils-ont-gache-notre-vie-l-heure-des-reparations
[17] https://www.mediapart.fr/journal/international/150824/les-militaires-francais-ont-carrement-tire-sur-nous
[18] https://www.liberation.fr/societe/2014/11/05/attaque-de-la-force-licorne-en-2004-silence-dans-les-rangs_1137137/
[19] https://www.mediapart.fr/journal/dossier/international/abidjan-2004-retour-sur-un-carnage-francais
[20] Cold case, p. 99
[21] La crise ivoirienne, p122-123
[22] Cold case, p 114
[23] https://www.liberation.fr/societe/2014/11/05/attaque-de-la-force-licorne-en-2004-silence-dans-les-rangs_1137137/
[24] Cold case, p 276
[25] Cold case, p.11
[26] Cold case p. 299
[27] Cf. Raphaël Granvaud et David Mauger, Un pompier pyromane, L’ingérence française en Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny à Ouattara, chapitre VII « Opération Licorne : l’envers du décor », éditions Agone, août 2018
[28] Cold case, p21
[29] Cold case, p276
[30] Cold case, p301
[31] Cold case p40
[32] https://neemamedia.com/novembre-2004-en-cote-divoire-les-preuves-du-mensonge-de-hofnung-sur-le-feu-orange-de-paris-par-theophile-kouamouo/
[33] https://www.africaintelligence.fr/afrique-ouest/2006/08/31/bombardement-de-bouake--un-deal-montoya_elysee,21974448-art
[34] Cold case, p287
[35] Cold case, p.207
[36] Cold case, p276
[37] Cold case, p207
[38] Cold case, p285
[39] Cold case, p285
[40] Cold case, p286
[41] Cold case, p287
[42] Cold case, p286
[43] Cold case, p298
[44] Cold case, p295
[45] Hautes trahisons, p. 219
[46] https://www.africaintelligence.fr/afrique-ouest/2007/06/07/anne-imbert-l-egerie-des-ex-rebelles,29299753-blg ; https://www.africaintelligence.fr/afrique-ouest/2007/07/19/gbagbo-soro-a-la-vie-a-la-mort,31180855-eve
[47] L’Intelligent d’Abidjan, 14/5/2007