Le 2 Avril 2014, un collectif de Bordelais-es et de quelques personnalités [1] publiait une lettre ouverte adressée à Alain Juppé à propos de ses responsabilités de ministre des Affaires étrangères durant le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994.
Initialement diffusée sur les sites africultures.com et bastamag.net, cette lettre faisait le lendemain l’objet d’un article sur le site rue89bordeaux.com, puis d’une dépêche AFP reprise par un grand nombre de médias nationaux. Une page Facebook a été créée. Le 5 avril, le quotidien régional Sud-Ouest la publiait en ligne, en même temps que la réponse d’Alain Juppé [2]. Parlant de l’action de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, Alain Juppé avance invariablement quatre arguments : il fut le premier responsable politique français à parler de génocide le 15 mai 1994 ; le gouvernement français aurait tout fait pour réconcilier le pouvoir rwandais et l’opposition armée du Front Patriotique Rwandais (FPR) en soutenant activement les accords d’Arusha sur le partage du pouvoir ; la France aurait été la seule nation à réagir devant « la passivité » et « l’aveuglement scandaleux » de la communauté internationale ; l’opération Turquoise aurait été une opération humanitaire, et non militaire, qui aurait strictement respecté le mandat formulé par les Nations-Unies.
Si la première affirmation est indiscutable, il est toutefois important de rappeler que cette déclaration a lieu cinq semaines après le début des premiers massacres, alors que des rapports internationaux et des notes diplomatiques et militaires françaises signalaient la mise en place d’un projet génocidaire par les autorités rwandaises depuis 1990 ! Quant aux trois autres assertions d’Alain Juppé, elles sont, à la lumière des faits et de documents que chacune peut consulter librement, tout à fait contestables (voir Génocide des Tutsi au Rwanda : 20 documents pour comprendre le rôle de l’Etat français, téléchargeable sur le site de Survie).
Mais, si cette lettre invitait Alain Juppé à une analyse rigoureuse des faits, elle l’interrogeait aussi sur des points précis et alarmants sur lesquels il est resté jusqu’ici silencieux. Il ne s’est ainsi jamais prononcé sur la réception au quai d’Orsay le 27 avril 1994 d’un ministre du gouvernement intérimaire rwandais, lequel était en train de commettre le génocide, accompagné du leader du parti extrémiste CDR. Jamais il n’a commenté le fait que ce gouvernement génocidaire s’est en partie constitué à l’ambassade de France à Kigali, donc sous sa propre responsabilité. Jamais il n’est revenu sur sa déclaration du 18 mai 1994 dans laquelle il suggérait que le génocide était la conséquence d’une offensive du FPR, ni sur sa tribune signée dans le journal Libération le 16 juin 1994 et dans laquelle il écrivait qu’il y avait au Rwanda « [d]es génocides ».
Cette lettre ouverte rappelait également à Alain Juppé qu’il avait personnellement défendu le 13 avril 1994 la suspension de la mission militaire de l’ONU, la MINUAR, proposition qui recueillera le vote de la France au Conseil de sécurité. Comment, dès lors, accuser la communauté internationale « d’une passivité, voire d’un aveuglement scandaleux » ?
Enfin, restent deux derniers points, essentiels, sur lesquels Alain Juppé ne s’est jamais exprimé : le devoir de la France d’arrêter les génocidaires (dans la Zone Humanitaire Sûre qu’elle avait créée) en application de la convention de l’ONU de 1948 dont elle est signataire, et la livraison d’armes par l’État français aux autorités rwandaises responsables du génocide pendant la préparation et l’exécution de celui-ci.
Alain Juppé a réagi, plus qu’il n’a répondu, à cette lettre ouverte.. Il reprend les quatre arguments déjà évoqués sans nullement tenir compte des nombreux faits incontestables, rappelés dans la lettre ouverte, qui les contredisent. Il n’apporte aucun éclaircissement sur les décisions prises qui le mettent en cause en tant que ministre des Affaires étrangères. En guise d’unique réponse, ses administrés doivent se satisfaire des trois phrases qui concluent son courrier : « La campagne de falsification historique dont la France est régulièrement la cible depuis vingt ans suscite incompréhension et indignation. Pour ma part […] j’éprouve admiration et reconnaissance envers les soldats et les diplomates français qui ont permis à la France de sauver l’honneur. Il est juste que les tribunaux français poursuivent et condamnent les auteurs de ce génocide ». De quelle falsification historique s’agit-il ? Si cela concerne des éléments de la lettre ouverte qui lui a été adressée, quels sont-ils ?
Quant à ces soldats et diplomates français qui auraient sauvé l’honneur de la France, s’agit-il de ceux qui ont, en connaissance de cause, soutenu les génocidaires ou bien de ceux qui ont désobéi aux ordres et ainsi permis de sauver des vies, comme à Bisesero [3] ? Car Alain Juppé choisit de fermer les yeux sur les témoignages d’officiers français et les documents militaires français démontrant que les objectifs de l’opération Turquoise étaient tout autres que ceux définis par l’ONU (cf. Billets n°237, juillet-août 2014).
Enfin, si le maire de Bordeaux termine son propos par un truisme, ajoutons qu’il est du devoir de nos tribunaux de s’intéresser à ceux de nos responsables politiques, diplomatiques et militaires qui ont soutenu les auteurs du génocide, alors que ceux-ci préparaient leur crime, puis pendant qu’ils le réalisaient (la complicité de génocide est établie dès lors que l’on a fourni en toute connaissance, et même sans intention génocidaire, une aide à ceux qui massacraient).
Sous prétexte de « défendre l’honneur de la France », Alain Juppé appelle sur son blog l’ensemble des Français, à commencer par le Président de la République, à un élan patriotique, dans le seul but véritable de dissimuler des responsabilités individuelles. Pierre Brana, co-rapporteur de la Mission d’information parlementaire de 1998 présidée par Paul Quilès, répète depuis, comme dans le Nouvel Obs en avril dernier, que « le rapport fait état de "fautes d’appréciations". Il y a des erreurs telles qu’il n’est pas impensable de les qualifier de fautes ». En janvier, il prévenait, dans la revue L’Histoire : « Je crois qu’un pays se grandit quand il reconnaît ses fautes. Et que rechercher la vérité et la dire constitue une obligation pour le pays qui se veut celui des droits de l’Homme ».
L’honneur d’Alain Juppé serait de prendre sa part de cette recherche de la vérité en révélant ce qu’il tait depuis 20 ans.
[1] Parmi lesquels : Patrick de Saint-Exupéry, Alain Gauthier, Boubacar Boris Diop, Vénuste Kayimahe, Géraud de la Pradelle, Olivier Le cour Grandmaison, Mireille Fanon Mendes France, Tryo, Les Ogres de Barback, Fabrice Tarrit, Sharon Courtoux, Odile Tobner, etc.
[2] Survie Gironde a réalisé un dossier (téléchargeable sur surviegironde.blogspot.fr) regroupant la lettre et la réponse d’Alain Juppé.
[3] Du nom des collines où survivaient encore 2000 Tutsi, que l’armée française laissa se faire massacrer du 27 au 30 juin 1994, avant que des gendarmes du GIGN et des soldats décident finalement de s’y rendre, contre les ordres qu’ils avaient reçus.