Survie

Alain Juppé, de l’« honneur » à la falsification

rédigé le 3 octobre 2014 (mis en ligne le 4 mars 2015) - Survie Gironde

Le 2 Avril 2014, un collectif de Bordelais-es et de quelques personnalités [1] publiait une
lettre ouverte adressée à Alain Juppé à propos de ses responsabilités de ministre des
Affaires étrangères durant le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994.

Initialement diffusée sur les sites
africultures.com et bastamag.net, cette
lettre faisait le lendemain l’objet d’un
article sur le site rue89bordeaux.com,
puis d’une dépêche AFP reprise par un
grand nombre de médias nationaux. Une
page Facebook a été créée. Le 5 avril, le
quotidien régional Sud-Ouest
la publiait
en ligne, en même temps que la réponse
d’Alain Juppé [2]. Parlant de l’action de la
France au Rwanda entre 1990 et 1994,
Alain Juppé avance invariablement quatre
arguments : il fut le premier responsable
politique français à parler de génocide le
15 mai 1994 ; le gouvernement français
aurait tout fait pour réconcilier le pouvoir
rwandais et l’opposition armée du Front
Patriotique Rwandais (FPR) en soutenant
activement les accords d’Arusha sur le
partage du pouvoir ; la France aurait été
la seule nation à réagir devant « la
passivité
 » et «  l’aveuglement
scandaleux
 » de la communauté
internationale ; l’opération Turquoise
aurait été une opération humanitaire, et
non militaire, qui aurait strictement
respecté le mandat formulé par les
Nations-Unies.

Si la première affirmation est
indiscutable, il est toutefois important de
rappeler que cette déclaration a lieu cinq
semaines après le début des premiers
massacres, alors que des rapports
internationaux et des notes diplomatiques
et militaires françaises signalaient la mise
en place d’un projet génocidaire par les
autorités rwandaises depuis 1990 ! Quant
aux trois autres assertions d’Alain Juppé,
elles sont, à la lumière des faits et de
documents que chacune
peut consulter
librement, tout à fait contestables (voir
Génocide des Tutsi au Rwanda : 20
documents pour comprendre le rôle de
l’Etat français, téléchargeable sur le site
de Survie
).

Accueil de génocidaires

Mais, si cette lettre invitait Alain Juppé à
une analyse rigoureuse des faits, elle
l’interrogeait aussi sur des points précis et
alarmants sur lesquels il est resté jusqu’ici
silencieux. Il ne s’est ainsi jamais
prononcé sur la réception au quai d’Orsay
le 27 avril 1994 d’un ministre du
gouvernement intérimaire rwandais,
lequel était en train de commettre le
génocide, accompagné du leader du parti
extrémiste CDR. Jamais il n’a commenté
le fait que ce gouvernement génocidaire
s’est en partie constitué à l’ambassade de
France à Kigali, donc sous sa propre
responsabilité. Jamais il n’est revenu sur
sa déclaration du 18 mai 1994 dans
laquelle il suggérait que le génocide était
la conséquence d’une offensive du FPR,
ni sur sa tribune signée dans le journal
Libération le 16 juin 1994 et dans
laquelle il écrivait qu’il y avait au
Rwanda « [d]es génocides ».

Cette lettre ouverte rappelait également à
Alain Juppé qu’il avait personnellement
défendu le 13 avril 1994 la suspension de
la mission militaire de l’ONU, la
MINUAR, proposition qui recueillera le
vote de la France au Conseil de sécurité.
Comment, dès lors, accuser la
communauté internationale « d’une
passivité, voire d’un aveuglement
scandaleux
 » ?

Enfin, restent deux derniers points,
essentiels, sur lesquels Alain Juppé ne
s’est jamais exprimé : le devoir de la
France d’arrêter les génocidaires (dans la
Zone Humanitaire Sûre qu’elle avait
créée) en application de la convention de
l’ONU de 1948 dont elle est signataire, et
la livraison d’armes par l’État français aux
autorités rwandaises responsables du
génocide pendant la préparation et
l’exécution de celui-ci.

Un silence assourdissant

Alain Juppé a réagi, plus qu’il n’a
répondu, à cette lettre ouverte.. Il
reprend les quatre arguments déjà
évoqués sans nullement tenir compte des
nombreux faits incontestables, rappelés
dans la lettre ouverte, qui les
contredisent. Il n’apporte aucun
éclaircissement sur les décisions prises
qui le mettent en cause en tant que
ministre des Affaires étrangères. En
guise d’unique réponse, ses administrés
doivent se satisfaire des trois phrases qui
concluent son courrier : « La campagne
de falsification historique dont la France
est régulièrement la cible depuis vingt
ans suscite incompréhension et
indignation. Pour ma part […] j’éprouve
admiration et reconnaissance envers les
soldats et les diplomates français qui ont
permis à la France de sauver l’honneur. Il
est juste que les tribunaux français
poursuivent et condamnent les auteurs de
ce génocide
 ». De quelle falsification
historique s’agit-il ? Si cela concerne des
éléments de la lettre ouverte qui lui a été
adressée, quels sont-ils ?

Quant à ces soldats et diplomates français qui auraient sauvé l’honneur de la France, s’agit-il de ceux qui ont, en connaissance
de cause, soutenu les génocidaires ou
bien de ceux qui ont désobéi aux ordres et
ainsi permis de sauver des vies, comme à
Bisesero [3] ? Car Alain Juppé choisit de
fermer les yeux sur les témoignages
d’officiers français et les documents
militaires français démontrant que les
objectifs de l’opération Turquoise étaient
tout autres que ceux définis par l’ONU
(cf. Billets n°237, juillet-août
2014
).

Enfin, si le maire de Bordeaux termine
son propos par un truisme, ajoutons qu’il
est du devoir de nos tribunaux de
s’intéresser à ceux de nos responsables
politiques, diplomatiques et militaires qui
ont soutenu les auteurs du génocide, alors
que ceux-ci
préparaient leur crime, puis
pendant qu’ils le réalisaient (la complicité
de génocide est établie dès lors que l’on a
fourni en toute connaissance, et même
sans intention génocidaire, une aide à
ceux qui massacraient).

L’honneur d’Alain Juppé

Sous prétexte de « défendre l’honneur de
la France
 », Alain Juppé appelle sur son
blog l’ensemble des Français, à
commencer par le Président de la
République, à un élan patriotique, dans le
seul but véritable de dissimuler des
responsabilités individuelles. Pierre
Brana, co-rapporteur
de la Mission
d’information parlementaire de 1998
présidée par Paul Quilès, répète depuis,
comme dans le Nouvel Obs en avril
dernier, que « le rapport fait état de
"fautes d’appréciations". Il y a des
erreurs telles qu’il n’est pas impensable
de les qualifier de fautes
 ». En janvier, il
prévenait, dans la revue L’Histoire : « Je
crois qu’un pays se grandit quand il
reconnaît ses fautes. Et que rechercher la
vérité et la dire constitue une obligation
pour le pays qui se veut celui des droits
de l’Homme
 ».

L’honneur d’Alain Juppé serait de prendre
sa part de cette recherche de la vérité en
révélant ce qu’il tait depuis 20 ans.

[1Parmi lesquels : Patrick de Saint-Exupéry,
Alain Gauthier, Boubacar Boris Diop, Vénuste
Kayimahe, Géraud de la Pradelle, Olivier Le
cour Grandmaison, Mireille Fanon Mendes
France, Tryo, Les Ogres de Barback, Fabrice
Tarrit, Sharon Courtoux, Odile Tobner, etc.

[2Survie Gironde a réalisé un dossier
(téléchargeable sur surviegironde.blogspot.fr)
regroupant la lettre et la réponse d’Alain
Juppé.

[3Du nom des collines où survivaient encore
2000 Tutsi, que l’armée française laissa se
faire massacrer du 27 au 30 juin 1994, avant
que des gendarmes du GIGN et des soldats
décident finalement de s’y rendre, contre les
ordres qu’ils avaient reçus.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 239 - octobre 2014
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