Vantant à l’envi la « Responsabilité Sociale des Entreprises » (RSE) lorsque celle-ci se fait sur une base volontaire, les multinationales font tout pour bloquer la moindre évolution réglementaire, même bien peu exigeante.
Depuis 2013, les lobbies du secteur privé sont vent debout contre la proposition de loi (PPL) relative au devoir de vigilance des sociétés-mères et des entreprises donneuses d’ordres, qui cherche à combler une faille du droit : une société, en tant qu’entité juridique, n’est pas attaquable devant les tribunaux français des violations des droits commises par ses filiales à l’étranger, même si elle en récupère les bénéfices pour ses actionnaires. Après avoir réussi à faire rejeter par les députés socialistes la première version de la loi (à laquelle s’opposait le gouvernement PS pro-entreprises) [1], les multinationales françaises ne sont pas loin de réussir à bloquer cette 2ème PPL dont le vote au Sénat, initialement prévu le 21 octobre, a été reporté au 18 novembre [2]. Celle-ci a d’ailleurs failli être définitivement enterrée « grâce » aux efforts du rapporteur de la loi, le Sénateur des Français de l’étranger Christophe André Frassa (Les Républicains) qui se fait le meilleur relais des entreprises françaises au Sénat. Cet ancien consultant juridique, Président délégué du groupe France-Afrique Centrale et désigné pour représenter le Sénat au sein d’Expertise France (organisme public actif au sein de la fameuse « diplomatie économique »), a en effet tenté un véritable coup de force en cherchant à faire passer une motion préjudicielle en commission des lois le 14 octobre dernier.
Cette motion de censure, extrêmement
rare (elle n’avait été utilisée qu’une seule
fois depuis la seconde guerre mondiale),
permet de bloquer tout débat dans les
deux chambres parlementaires, et ce
jusqu’à ce que soit remplies les
conditions inscrites dans la motion : ici,
jusqu’à l’adoption d’un cadre juridique
européen sur ce sujet… Bien que cette
motion ait été retirée au dernier moment
suite à une importante mobilisation de la
société civile [3] mais
aussi de certains
sénateurs, cela
montre bien que cette loi
ne tient qu’à un fil, et que les acteurs
opposés à ce texte sont prêts à tout pour
empêcher toute réglementation potentielle
cherchant à obliger les entreprises à
respecter les droits de l’Homme … et tout
cela au nom de la « compétitivité » des
entreprises françaises (Cf. Billets n°242,
janvier 2015).
C’est ainsi que les multinationales
françaises, qui se cachent habituellement
sur ce sujet derrière le Medef et l’AFEP [4], ceci
afin de ne pas ternir ouvertement leur
belle image d’entreprise respectueuse des
droits humains et de l’environnement, n’ont
pas hésité à faire venir une
représentante de la chambre du commerce
des États-Unis
(l’un des plus puissants
lobbies des entreprises américaines).
Cette dernière a ainsi pu expliquer, dans
une tribune publiée par le journal Les
Échos (28/09), qu’une telle loi coûterait
sûrement « des centaines de millions
d’euros par an » aux entreprises
françaises… Quitte à inventer des
chiffres, autant viser toujours plus haut !
Pourtant les impacts de la version actuelle de la loi seront plus que limités, tant celle-ci a déjà été rabotée de toute part par rapport à son objectif premier de protection des droits humains par les entreprises françaises ainsi que leurs filiales et sous-traitants. C’est ainsi que dans la version actuelle, moins de 200 entreprises françaises sont concernées par cette loi, mettant notamment de côté de nombreuses entreprises à risque, comme certaines liées au secteur extractif (comme Perenco ou Morel & Prom qui ont été vivement critiquées dans un rapport publié par le CCFD-Terre Solidaire et le Secours Catholique-Caritas France début septembre [5]), ou encore à celui du textile… De plus, différents contrats commerciaux potentiels, entre les maisons mères de multinationales françaises et d’autres entreprises, ne sont pas concernés, diminuant encore le champ d’application de cette loi (comme les « contrats d’importation » qu’utilisait par exemple le groupe Auchan avec des entreprises présentes dans l’immeuble du Rana Plaza, effondré en 2013 au Bangladesh). Enfin, les quelques entreprises qui seront concernées par ce devoir de vigilance ne risqueront quasiment rien, dans l’état actuel du texte, vis-à-vis des futures potentielles victimes. En effet, il reviendra à ces dernières d’apporter la preuve du manquement au devoir de vigilance et du lien de causalité entre ce manquement et les dommages causés… ce qui est quasiment impossible dans l’état actuel du droit.
[1] Alors que ce groupe avait pourtant lui-même co-rédigé cette première proposition de loi (Cf. Billets n°243, février 2015).
[2] Cette deuxième PPL est passée de justesse en première lecture à l’Assemblée nationale le 30 mars dernier.
[3] Notamment Amnesty International, Les Amis de la Terre, CCFD-Terre Solidaire, Collectif Éthique sur l’Étiquette, Sherpa (Membres du Forum citoyen pour la RSE)
[4] Association française des entreprises privées, qui regroupe les plus grandes firmes françaises.
[5] « Le baril ou la vie ? » CCFD-Terre Solidaire et Secours Catholique-Caritas France, en partenariat avec deux associations péruviennes, le CAAAP et Cooper-Acción