Survie

Les multinationales contre leur devoir de vigilance

rédigé le 1er novembre 2015 (mis en ligne le 16 novembre 2015) - Thomas Bart

Vantant à l’envi la « Responsabilité Sociale des Entreprises » (RSE) lorsque celle-ci se fait sur une base volontaire, les multinationales font tout pour bloquer la moindre évolution réglementaire, même bien peu exigeante.

Depuis 2013, les lobbies du secteur
privé sont vent debout contre la
proposition de loi (PPL) relative
au devoir de vigilance des sociétés-mères
et des entreprises donneuses d’ordres, qui
cherche à combler une faille du droit :
une société, en tant qu’entité juridique,
n’est pas attaquable devant les tribunaux
français des violations des droits
commises par ses filiales à l’étranger,
même si elle en récupère les bénéfices
pour ses actionnaires. Après avoir réussi à
faire rejeter par les députés socialistes la
première version de la loi (à laquelle
s’opposait le gouvernement PS pro-entreprises)
 [1], les multinationales
françaises ne sont pas loin de réussir à
bloquer cette 2ème PPL dont le vote au
Sénat, initialement prévu le 21 octobre, a
été reporté au 18 novembre [2].
Celle-ci
a d’ailleurs failli être
définitivement enterrée « grâce » aux
efforts du rapporteur de la loi, le Sénateur
des Français de l’étranger Christophe André
Frassa (Les Républicains) qui se
fait le meilleur relais des entreprises
françaises au Sénat. Cet ancien consultant
juridique, Président délégué du groupe
France-Afrique
Centrale et désigné pour
représenter le Sénat au sein d’Expertise
France (organisme public actif au sein de
la fameuse « diplomatie économique »), a
en effet tenté un véritable coup de force
en cherchant à faire passer une motion
préjudicielle en commission des lois le
14 octobre dernier.

Préjudice démocratique

Cette motion de censure, extrêmement
rare (elle n’avait été utilisée qu’une seule
fois depuis la seconde guerre mondiale),
permet de bloquer tout débat dans les
deux chambres parlementaires, et ce
jusqu’à ce que soit remplies les
conditions inscrites dans la motion : ici,
jusqu’à l’adoption d’un cadre juridique
européen sur ce sujet… Bien que cette
motion ait été retirée au dernier moment
suite à une importante mobilisation de la
société civile [3] mais
aussi de certains
sénateurs, cela
montre bien que cette loi
ne tient qu’à un fil, et que les acteurs
opposés à ce texte sont prêts à tout pour
empêcher toute réglementation potentielle
cherchant à obliger les entreprises à
respecter les droits de l’Homme … et tout
cela au nom de la « compétitivité » des
entreprises françaises (Cf. Billets n°242,
janvier 2015
).

C’est ainsi que les multinationales
françaises, qui se cachent habituellement
sur ce sujet derrière le Medef et l’AFEP [4], ceci
afin de ne pas ternir ouvertement leur
belle image d’entreprise respectueuse des
droits humains et de l’environnement, n’ont
pas hésité à faire venir une
représentante de la chambre du commerce
des États-Unis
(l’un des plus puissants
lobbies des entreprises américaines).
Cette dernière a ainsi pu expliquer, dans
une tribune publiée par le journal Les
Échos
(28/09)
, qu’une telle loi coûterait
sûrement « des centaines de millions
d’euros par an »
aux entreprises
françaises… Quitte à inventer des
chiffres, autant viser toujours plus haut !

David contre Goliath

Pourtant les impacts de la version actuelle
de la loi seront plus que limités, tant
celle-ci
a déjà été rabotée de toute part
par rapport à son objectif premier de
protection des droits humains par les
entreprises françaises ainsi que leurs
filiales et sous-traitants.
C’est ainsi que
dans la version actuelle, moins de
200 entreprises françaises sont
concernées par cette loi, mettant
notamment de côté de nombreuses
entreprises à risque, comme certaines
liées au secteur extractif (comme Perenco
ou Morel & Prom qui ont été vivement
critiquées dans un rapport publié par le
CCFD-Terre
Solidaire et le Secours
Catholique-Caritas
France début
septembre [5]), ou encore à celui du
textile… De plus, différents contrats
commerciaux potentiels, entre les
maisons mères de multinationales
françaises et d’autres entreprises, ne sont
pas concernés, diminuant encore le
champ d’application de cette loi (comme
les « contrats d’importation » qu’utilisait
par exemple le groupe Auchan avec des
entreprises présentes dans l’immeuble du
Rana Plaza, effondré en 2013 au
Bangladesh).
Enfin, les quelques entreprises qui seront
concernées par ce devoir de vigilance ne
risqueront quasiment rien, dans l’état
actuel du texte, vis-à-vis
des futures
potentielles victimes. En effet, il
reviendra à ces dernières d’apporter la
preuve du manquement au devoir de
vigilance et du lien de causalité entre ce
manquement et les dommages causés…
ce qui est quasiment impossible dans
l’état actuel du droit.

[1Alors que ce groupe avait pourtant lui-même
co-rédigé
cette première proposition de
loi (Cf. Billets n°243, février 2015).

[3Notamment Amnesty International, Les
Amis de la Terre, CCFD-Terre
Solidaire,
Collectif Éthique sur l’Étiquette, Sherpa
(Membres du Forum citoyen pour la RSE)

[4Association française des entreprises privées,
qui regroupe les plus grandes firmes françaises.

[5« Le baril ou la vie ? » CCFD-Terre
Solidaire et Secours Catholique-Caritas
France, en partenariat avec deux associations
péruviennes, le CAAAP et Cooper-Acción

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 251 - novembre 2015
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