Survie

Libye : le retour des apprentis-sorciers

rédigé le 1er janvier 2016 (mis en ligne le 16 janvier 2016) - Raphaël Granvaud

Tandis qu’un accord fragile a été imposé sous l’égide de l’ONU, une coalition internationale se met en
place pour combattre l’organisation État islamique en Libye.

Il y a un peu plus d’un an, le ministère de
la Défense commençait à préparer les
esprits à une nouvelle intervention
militaire en Libye, avec comme point d’orgue
les appels en ce sens de quelques chefs d’État
africains au sommet de Dakar sur la sécurité
(cf. Billets n°242, janvier 2015). Mais « les
Affaires étrangères étaient, jusqu’à présent,
parvenues à freiner les ardeurs guerrières de
l’Hôtel de Brienne »
, selon le journaliste Jean-Dominique
Merchet (L’Opinion, 17/12). Et de
fait, les postures martiales avaient été
provisoirement remisées pour laisser la place
à l’action diplomatique. Pendant neuf mois, un
émissaire de l’ONU, Bernardino León, a mené
une médiation entre les différents
protagonistes des deux parlements rivaux qui
se disputent la légitimité populaire, celui de
Tobrouk (reconnu par la « communauté
internationale ») et celui de Tripoli. Mais
l’impartialité de sa démarche a été entachée
par la révélation d’un conflit d’intérêt, compte-tenu
de ses liens mercantiles avec les Émirats
arabes unis, qui, comme l’Egypte, soutiennent
militairement le général Khalifa Haftar, bras
armé du parlement de Tobrouk [1]. Certains
reprochent également au diplomate onusien
sa méthode, privilégiant les relations
bilatérales au détriment d’un dialogue direct
entre les protagonistes libyens. En octobre
dernier, faute de consensus autour de son
dernier projet d’accord sur un gouvernement
d’union, León tentera de passer outre
l’opposition des deux parlements avant de
céder la place à un nouveau représentant de
l’ONU, l’Allemand Martin Kobler.

Un accord au forceps

Si les médiations inter-libyennes
sont
officiellement conduites sous l’égide de l’ONU
depuis janvier 2015, il faut également compter
avec l’ingérence de nombreux autres acteurs
étrangers : chancelleries occidentales, pays
voisins d’Afrique du Nord, monarchies
pétrolières de la Péninsule arabique… mais
aussi avec les dynamiques internes : ainsi le
6 décembre, était annoncée à Tunis la
signature d’un autre accord, négocié
secrètement par des délégations issues des
deux camps, « sans ingérence étrangère et
sans conditions préalables »
selon les termes
de ces dernières. Il a été immédiatement
dénoncé dans un communiqué commun par
les ambassadeurs pour la Libye de France, de
Grande-Bretagne,
d’Espagne, d’Allemagne, des
Etats-Unis,
ainsi que par la délégation de
l’Union européenne comme une « tentative de
dernière minute de faire dérailler le
processus des Nations unies » (LeMonde.fr,
9/12). Martin Kobler a donc repris les
négociations où son prédécesseur les avait
laissées, aboutissant le 17 décembre à la
signature d’un accord dit de Skhirat, au Maroc.
Le 23, une résolution de l’ONU (n°2259)
validait l’accord et appelait toutes les parties
libyennes à s’associer au processus et à
reconnaître comme seul légitime le
« Gouvernement d’entente nationale » qui
doit être formé dans un délai de 30 jours, les
États occidentaux agitant la menace de
sanctions éventuelles contre les personnalités
qui s’y opposeraient.

Trois gouvernements pour le prix de deux

S’il faut espérer que cette démarche
aboutisse à terme à une réunification politique
du pays et mette fin à la guerre civile, rien
n’est moins sûr. Comme l’ont noté des
chercheuses auditionnées par les
parlementaires français, « il ne faut pas
s’illusionner sur la représentativité, la
légitimité et le poids politiques des
négociateurs de l’accord »
 [2]. Ainsi le
« gouvernement d’union » est venu s’ajouter,
et non se substituer, aux deux autres déjà
existants, et certains observateurs pointent le
risque de voir apparaître une nouvelle ligne de
fracture entre partisans et opposants de
l’accord de Skhirat, qui, loin de les résoudre,
se superposerait aux clivages actuels
(idéologiques, géographiques,
communautaires, militaires ou religieux), dans
un paysage politique marqué par une extrême
fragmentation, avec de multiples groupes
d’intérêt eux-mêmes
adossés à des milices. Par
ailleurs, les perspectives d’un large ralliement
à l’accord de Skhirat sont d’autant plus fragiles
que ce dernier heurte le nationalisme libyen,
largement partagé en dépit des multiples
divisions que connaît le pays, le futur
gouvernement d’union apparaissant déjà, non
sans raison, instrumentalisé et sous influence
des puissances occidentales.

Légitimer « l’aide » occidentale

Les Américains et les Européens n’ont en
effet pas caché que leur regain d’intérêt pour
la Libye tient uniquement à la présence de
l’État islamique d’une part, qui menace (sans
en avoir les moyens pour le moment) de
s’étendre dans le reste du pays depuis la région de Syrte qu’il contrôle, et d’autre part à
l’inquiétude que suscite l’absence de contrôle
sur l’immigration clandestine à destination de
l’Europe depuis la chute du dictateur. « Dès
que ce gouvernement sera opérationnel,
soulignent des diplomates, il pourra
demander de l’aide pour combattre les
jihadistes de l’EI, qui ont pris pied en Libye, et
pour juguler l’émigration vers l’Europe à
partir de ce pays. »
(AFP, 23/12). Comme l’a
indiqué la députée Nicole Ameline (Rfi, 4/12),
coauteure
d’un rapport d’information
parlementaire sur la Libye [3], il s’agit d’ « un
accord qui donnera lieu à une feuille de
route qui est déjà programmée »
.
Une nouvelle coalition
Selon l’Opinion (17/12), « le
ministère de la Défense et l’État-major
des armées poussent à la roue pour
une nouvelle intervention militaire
avec les alliés occidentaux et arabes. »

Après les attentats de novembre,
Hollande, Valls et Le Drian ont en effet
multiplié les déclarations indiquant
qu’après l’Irak et la Syrie, c’était la Libye
qui était dans la ligne de mire. Si l’on en
croit une enquête du Figaro (23/12)
corroborée par Le Canard Enchaîné
du même jour, « Paris prépare les plans
d’une intervention et tente de mettre
sur pied une coalition
internationale »
. Il s’agirait d’une force
de 6000 hommes, destinée à appuyer les
forces libyennes, à aider à leur restructuration
mais aussi à sécuriser les institutions du futur
gouvernement d’union. L’Italie, dont la
compagnie pétrolière ENI tire 17 % de sa
production d’hydrocarbure de Libye (Total
continue également de produire, mais à
moindre échelle) et qui s’est fortement
impliquée pour la signature de l’accord final,
s’est déclarée prête à « un rôle guide pour la
stabilisation de la Libye »
. Quant à la Grande-
Bretagne, elle contribuerait pour
1000 hommes, plus des commandos des
forces spéciales « pour cibler les positions de
Daech dans le pays »
.

Réticences libyennes

Officiellement, il ne s’agira que de
répondre à l’appel du futur gouvernement
d’union et de n’intervenir qu’en soutien des
forces libyennes plus ou moins réunifiées.
Mais même dans ce cas de figure, l’ingérence
militaire étrangère sera mal vécue. « Même les
Libyens les moins mal disposés à l’égard des
Occidentaux sont persuadés que le but
ultime de tout cela est de bombarder encore
leur pays »
, relevait P. Haimzadeh (Le Point
Afrique
, 7/12). Ainsi par exemple le député
Abderrahman Swehli, proposé par l’ONU pour
diriger le Conseil d’État en cas d’application
de l’accord du 17 décembre, qualifiait de
« stupides » les partisans d’une intervention
étrangère : « je pense qu’il y a un certain
nombre de personnes qui sont à la limite : en
cas d’incursion, ils rejoindraient l’EI contre
les Occidentaux. Il faut que ce soit les Libyens
qui les combattent pour les contenir »
(Le
Figaro
, 23/12). L’efficacité de la « feuille de
route » occidentale, pour peu qu’elle se mette
en place, paraît donc incertaine. Et rien ne dit
pour l’heure que le gouvernement d’union va
réussir à s’imposer en Libye. Or même dans
cette hypothèse, il semble bien que
l’intervention étrangère resterait d’actualité.

La guerre a commencé

Le Drian a exclu officiellement une
nouvelle opération en Libye (RTL, 14/12),
estimant que les Libyens avaient « les moyens
militaires entre eux pour enrayer la
progression de Daech »
. Mais, selon Le Figaro
(23/12), « faute d’un accord politique (…)
entre Libyens, la France "poursuivrait son
travail" pour mettre sur pied une coalition
militaire. L’Italie serait partante, la Grande-Bretagne
également, et l’opération
bénéficierait du soutien américain.
 »
L’intervention « est jugée indispensable à
l’horizon de six mois, voire avant le
printemps, entend-on
à la Défense »
. Un
calendrier apparemment dicté par des
considérations très pragmatiques : « une
fenêtre existe, l’an prochain, pour utiliser le
Charles-de-Gaulle.
L’unique porte-avions
français sera ensuite indisponible, fin 2016,
pendant dix-huit
mois afin de subir une
grande révision. »
En réalité, les opérations
militaires ont déjà commencé : les États-Unis,
qui ont ouvert une base militaire dans le sud
de l’Espagne placée sous le commandement
des forces américaines en Afrique (Africom),
ont déjà bombardé l’État Islamique en Libye le
14 novembre dernier, affirmant avoir tué l’un
de ses chefs, l’Irakien Abu Nabil. La France a
quant à elle procédé à des vols de
reconnaissance les 20 et 21 novembre. Selon
l’Opinion (17/12) « une intervention militaire
prendrait la forme de frappes aériennes
contre les positions de Daech (…). Des
opérations spéciales, avec des raids de
commandos, peuvent également avoir lieu,
en particulier dans le sud libyen, à partir de
la base française de Madama dans le nord
du Niger »
. Des opérations secrètes ou
clandestines ont certainement déjà
lieu dans cette zone où « selon les
Touaregs libyens, la France joue un
"rôle trouble" »
 : les militaires français
y sont en effet accusés
d’instrumentaliser les milices
touboues, leur confiant « le rôle de
garde-frontières
 »
. (LeMonde.fr,
16/09).
De nouvelles frappes aériennes
seraient même imminentes, si on en
croit les déclarations à la presse
italienne de l’ambassadeur libyen
auprès des Nations unies, selon lequel
« quatre pays, dont la France, se
prépareraient à mener des frappes
aériennes sur les sanctuaires de l’Etat
islamique (EI) en Libye, en lien avec des
milices prooccidentales
chargées de
reconquérir au sol les territoires contrôlés
par les djihadistes »
(TV5, 29/12).

Mises en garde sans suite

Dans leur rapport sur la Libye, les
parlementaires français mettaient en garde :
« il doit être clairement signifié à ceux qui la
réclament qu’aucune intervention militaire
étrangère n’est pour l’heure à même de
stabiliser durablement la Libye »
. Elle « se
heurterait au refus catégorique des Libyens et
serait donc vouée à l’échec »
. Elle « aurait
aujourd’hui de graves effets déstabilisateurs »

en poussant « à la radicalisation certains
éléments d’Aube de la Libye, ce qui ruinerait
instantanément le fruit des négociations qui
se poursuivent péniblement sous l’égide des
Nations unies, et favoriserait des alliances de
court terme avec des groupes djihadistes. »
Il
serait peut-être
temps de le répéter un peu
plus fort...

[1Il
n’est pas possible ici de revenir sur la genèse de la
crise et la présentation des protagonistes. On se
reportera utilement à l’article de P. Haimzadeh, « En
Libye, ce n’est pas le chaos, c’est la guerre », Le Monde
diplomatique, avril 2015.

[2Rapport
d’information de la commission des Affaires
étrangères sur la Libye (n°3259), déposé par N. Ameline,
P. Baumel et J. Glavany, 25 novembre 2015.

[3Rapport
cité.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 253 - janvier 2016
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