Survie

États d’urgence d’ici et d’ailleurs

rédigé le 3 février 2016 (mis en ligne le 15 novembre 2016) - Mathieu Lopes

L’instauration du régime d’exception en France suite aux attentats de novembre 2015 a coïncidé avec sa mise en place dans plusieurs pays françafricains. Outil habituel des dictatures, il est fort utile pour la répression de l’opposition intérieure aux régimes et a partout prouvé son inefficacité à faire baisser le niveau d’une violence parfois entretenue par les gouvernements eux-mêmes.

Le 9 novembre 2015, quelques jours
avant la France, le Tchad décrétait l’état
d’urgence dans la région du Lac Tchad
frontalière notamment du Nigeria suite à des
tueries attribuées au groupe Boko Haram. Le
Mali leur emboîtait le pas le 21 novembre à la
suite de la prise d’otage à l’hôtel Radisson Blu.
A Djibouti, le dictateur Ismaël Oumar Guelleh
décrétait à son tour l’état d’urgence le 24
novembre.

Dans l’ensemble de ces pays, les textes qui
encadrent l’état d’urgence sont identiques au
mot près à la loi française, ne différant que
dans la dénomination des territoires
concernés et quelques autres spécificités
nationales. C’est l’illustration du lien de
dépendance maintenu par le colon qui a
dépêché des conseillers juridiques auprès des
gouvernants vassaux mis en place à la
décolonisation, générant des constitutions
identiques à celle de la Vème république.
Comme d’autres dispositifs instaurés au
nom de la lutte contre le terrorisme, l’état
d’urgence dans les pays africains est
aujourd’hui bien souvent l’occasion d’une
communication à destination de la
« communauté internationale » pour montrer
la solidarité dans une lutte globalisée. Il
fournit notamment des arguments aux
autorités françaises dans leur soutien à des
régimes dictatoriaux comme celui du Tchad
,
présentés positivement comme remparts face
au terrorisme.

À Djibouti, où le dernier attentat remonte
à mai 2014, le régime a directement
instrumentalisé les exemples français et
malien, au nom d’une « menace globale »,
mettant en oeuvre une décision préparée en
réalité depuis le mois de juillet en prévision
des élections à venir, comme l’avait dénoncé
alors des militants djiboutiens
. L’état
d’urgence y a effectivement permis de
réprimer dans le sang l’opposition
, qui n’a ainsi
pas la moindre chance aux élections à venir.
Les rares députés de l’opposition ont même
été exclus manu militari du vote de
prolongation de l’état d’urgence au Parlement
le 30 décembre.

Élections sous état d’urgence

L’usage de l’état d’urgence à des fins
électorales n’est pas un cas isolé. Ainsi, au
Mali, l’état d’urgence décrété au
déclenchement de l’opération française Serval
en janvier 2013, a été prolongé à plusieurs
reprises, pour une durée de six mois, jusqu’à
la veille de la campagne présidentielle. Des
manifestations qui mettaient l’accent sur des
problématiques sociales (notamment des
protestations d’orpailleurs expulsés de leur
mine) ont été interdites. Comme en France
lors de la mobilisation contre la COP 21, des
manifestants qui avaient bravé l’interdiction
ont été arrêtés. « Selon des politiciens
maliens, la dernière prorogation [...] ne se
justifiait pas. Ou plus exactement, le
gouvernement a utilisé opportunément les
menaces sécuritaires pour empêcher les
manifestations de rue qui bouillonnaient
dans la capitale, au moment où s’ouvraient
à Ouagadougou les discussions entre les
autorités maliennes et les groupes armés
touaregs. [...] Un état d’urgence qui, selon
certains, s’est appliqué de façon
discriminatoire
 », puisque certains hommes
politiques ont pu tenir leur meetings (RFI.fr
06/07/2013). L’ambassadeur français avait osé
se réjouir de l’interdiction de ces
mobilisations
, qui risquaient aussi d’écorner
le mythe d’un bilan positif de l’intervention
tricolore au Mali. L’état d’urgence a ainsi
permis opportunément d’occulter certains
enjeux sociaux et politiques à la veille de
l’élection.

Au Nigeria, l’état d’urgence [1] a été mis en
place plusieurs fois dans les régions du nord
du pays au nom de la lutte contre Boko
Haram. « En décembre 2013, la commission
électorale a émis des doutes quant à sa
capacité à organiser [le] scrutin [de 2015]
dans une zone placée sous état d’urgence. Or,
l’électorat du Nord est favorable à
l’opposition
 » [2].

Presque partout où il a été appliqué, des
voix se sont élevées pour dénoncer la
répression politique accrue qui a accompagné
ce dispositif d’exception. Ainsi, à la suite de
l’attentat dans la zone touristique de Soussa
en Tunisie en juin 2015, l’état d’urgence mis en
place a mené à l’interdiction, pas toujours
respectée, de nombreuses manifestations
contre la politique du gouvernement,
notamment contre la loi sur « la réconciliation
économique et financière » qui vise à mettre
en place une vaste amnistie dans les affaires de
corruption sous le régime de Ben Ali
.

En 2008, l’état d’urgence décrété dans la
région d’Agadez au Niger avait permis de
limiter grandement l’expression de
l’opposition au projet d’exploitation
d’uranium d’Imouraren par le groupe français
Areva, qui put mener des « audiences
publiques » sans grande contradiction
.

Les peuples trinquent

En Tunisie, l’état d’urgence déclaré à
nouveau le 24 novembre 2015 a mené à des
centaines de perquisitions et arrestations
violentes. Les témoignages font état d’un
comportement des policiers tout à fait
comparable à ce qui est dénoncé en ce
moment en France par de nombreuses
associations. Amnesty International a alerté le
gouvernement tunisien
pour qu’il veille « scrupuleusement à ce qu’il n’y ait pas de
retour à la torture et à la répression au nom
de la lutte contre le terrorisme
 », faisant
référence explicitement aux pratiques de
l’ancienne dictature.

Plus grave encore, l’état d’urgence
constitue un blanc-seing
pour les polices et
armées des pays situés autour du Lac Tchad
(Tchad, Niger, Nigeria, Cameroun), qui se
sont livrées à encore plus d’exactions que
d’habitude dans une région déjà en proie aux
attaques de Boko Haram. Ainsi, la
Convention tchadienne pour la défense des
droits de l’homme (C.T.D.D.H) a dénoncé
« les déplacements forcés des villageois, les
brutalités, les passages à tabac, l’incendie
des habitations, les destructions des bétails,
des récoltes et des biens des populations
 »
commis par les forces tchadiennes dans cette
région placée sous état d’urgence.

Au Nigeria, l’état d’urgence de mai 2013 a
provoqué de nombreuses critiques basées
sur les expériences passées. Ainsi,
l’universitaire nigérian Kyari Mohammed
mettait en garde
 : « le président a donné carte
blanche aux soldats
 », ce qui risquait
d’entraîner des « violations des droits de la
personne
 » (AFP 16/05/2013). Il est difficile de
savoir à qui, entre Boko Haram et les forces
nigérianes, il faut attribuer les milliers de
victimes qui ont péri dans le nord du Nigeria
depuis 2009. Si les attaques de Boko Haram
connaissent une célébrité macabre, l’ONG
Human Rights Watch a documenté plusieurs
massacres de masse commis par l’armée
nigériane et dénoncé l’usage répandu de la
torture dans son rapport annuel de 2015 sur le
pays
.

Au Cameroun, si le nord du pays n’est
actuellement pas placé sous le régime de l’état
d’urgence, Amnesty International a dénoncé
« la réaction brutale des forces de sécurité
[qui] a donné lieu à des crimes au regard du
droit international et à des violations des
droits humains
 ».

Au Niger, l’organisation Alternative
Espaces Citoyens a réalisé deux rapports sur
les conséquences croisées de l’état d’urgence
et des autres mesures antiterroristes [3].
Elle y
dénonce le déplacement forcé de populations
obligées de fuir à pied car l’état d’urgence
interdisait l’usage de nombreux véhicules,
ainsi que le comportement des forces
nigériennes. Pour les zones sous état
d’urgence qui ne font pas l’objet d’expulsions,
la situation n’est pas plus réjouissante :
« "Nous sommes terrés chez nous, nous ne
pouvons pas y aller par peur et des islamistes
et de nos propres militaires qui semblent
avoir la gâchette facile", affirme un
producteur. […] « Le climat de terreur et de
psychose est tel que personne ne peut aborder
le gouverneur dans le but de demander
certaines mesures d’atténuation au risque
d’être accusé de complicité d’avec l’ennemi" ,
nous confie un syndicaliste. Ce que confirme
un acteur humanitaire : « les gens ici sont
perçus par les autorités civiles et militaires
beaucoup plus comme des potentiels
complices de l’ennemi que comme des
citoyens civils ayant droit à une meilleure
protection de l’État ». […] D’ores et déjà, les
témoignages recueillis sur le terrain font état
des cas répétés de violations des droits
humains et des normes du droit
international humanitaire tant par les
insurgés de Boko-Haram
que par des
éléments des forces de défense et de sécurité.
Les acteurs locaux parlent notamment de
pratiques d’humiliation, de voies de fait, de
tortures, de traitements inhumains, cruels et
dégradants. Les personnes interrogées parlent
également de cas d’exécutions sommaires
 » [4].
Parmi ses recommandations, l’ONG appelle
« le Gouvernement [à] prendre des mesures
appropriées pour protéger les populations
locales contre les agissements de ses agents
 ».

Des situations qui s’aggravent

L’économie des zones sous état d’urgence,
déjà souvent précaire, souffre aussi des
différentes restrictions imposées. Ainsi,
toujours selon Alternative Espaces Citoyens au
Niger, la région de Diffa s’est vu imposée
l’interdiction de circulation des véhicules
immatriculés au Nigeria et de toutes les
motos, de commercer avec le Nigeria et la
restriction, parfois totale, de l’essence. Ces
mesures signent l’asphyxie de cette zone
frontalière qui base sa subsistance sur les
échanges avec le pays voisin. « Le
ralentissement des activités économiques
ne permet plus aux ménages de disposer de
ressources suffisantes pour accéder à
certains services essentiels tels que les soins
de santé
 » et de nombreuses écoles sont
fermées.

Cette situation est de nature à alimenter le
recrutement des différents groupes armés.
L’analyste Priscilla Sadatchy le
rappelle : « loin de constituer une entité
homogène, Boko Haram présente de
multiples facettes : le noyau dur adhérant
pleinement à un islam radical ; des jeunes
sans emploi et sans perspective d’avenir et
autres bandes criminelles agissant pour des
raisons purement économiques ; et des
groupes d’intérêts motivés par des desseins
politiques se dissimulant derrière l’étiquette
Boko Haram pour agir en toute impunité
 » [5].

En 2014, l’état d’urgence n’avait fait
« qu’empir[er] la situation » au Nigeria et
dans la zone. D’une part, Boko Haram s’est
adapté au contrôle renforcé par les différentes
forces qui lui font face. D’autre part, les
conditions économiques dégradées, couplées
au rejet grandissant des forces nationales qui
se livrent à des exactions, orientent de
nombreux jeunes vers la secte.

L’état d’urgence dans les pays africains
présente de nombreuses similitudes avec celui
appliqué en France. Identique dans la lettre
pour les pays francophones, il l’est aussi dans
l’esprit puisque sans être d’aucune efficacité
contre ce qu’il est censé combattre, il est
surtout l’occasion de réprimer l’opposition
politique et d’envoyer un message de fermeté.
Le constat d’Alternatives Espaces Citoyens au
Niger relève aussi plusieurs cas de délation
envers des terroristes fantasmés, signe d’un
climat nauséabond qui cible certaines
minorités [6]. Les forces de sécurité se sentent
couvertes vis-à-vis
de toutes leurs violences,
qui prennent parfois une grave ampleur. En
France comme dans les États africains, les
gouvernements vantent pourtant les
prétendus bienfaits de ce dispositif autoritaire
pour le reconduire régulièrement.

[1La
loi sur l’état d’urgence est un peu différente de
celle des états françafricains. Elle prévoit notamment une
prise de contrôle politique de l’état fédéral sur les états
concernés. L’état d’urgence reste néanmoins similaire
sur les plans de la restriction des libertés et des pouvoirs
donnés aux forces de sécurité.

[25
« Boko Haram : un an sous état d’urgence », Priscilla
Sadatchy, note d’analyse du GRIP, 3 juin 2014. C’est
finalement l’opposant Buhari qui a remporté l’élection,
profitant de la très grande impopularité du président
sortant.

[311Ces
rapports ont valu au Secrétaire général de
l’organisation, Moussa Tchangari, d’être arrêté. Cf. « Niger :
Les autorités ne veulent pas qu’on parle des exactions sur
le terrain », Billets d’Afrique n°248, juillet-août
2015
.

[4« État d’urgence dans la région de Diffa », rapport
d’Alternative Espaces Citoyens, avril 2015.

[5Priscilla
Sadatchy, citée précédemment.

[6Notamment
les Buduma, qui vivent dans l’ensemble
des pays du Lac Tchad.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 254 - février 2016
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