Survie

Emmanuel Macron : L’imaginaire colonial 
au pouvoir

rédigé le 5 mars 2022 (mis en ligne le 30 mars 2022) - Thomas Borrel, Thomas Deltombe

Devenu en 2017 le plus jeune président depuis la création de la République française, Emmanuel Macron prétend incarner un renouvellement de la relation entre la France et l’Afrique. Son attitude et ses choix politiques montrent en réalité une filiation toute coloniale.

Costume impeccable de jeune premier, sourire arrogant, sentences définitives où le mépris se mêle parfois au ridicule. Sur les réseaux sociaux ont proliféré, depuis bientôt cinq ans, des visuels dressant ironiquement le parallèle entre Emmanuel Macron et Hubert Bonisseur de La Bath, alias OSS 117. Ce dernier personnage, apparu sous la plume de l’écrivain Jean Bruce en 1949 et dont les aventures furent portées à l’écran dès 1957, est incarné depuis quinze ans par Jean Dujardin dans une série de films qui raille l’esprit (néo)colonial des années 1950-1970 et révèle en filigrane ce qu’il reste aujourd’hui de la nostalgie impériale.
S’intéressant aux dernières aventures de l’espion tricolore, OSS 117. Alerte rouge en Afrique noire, sorti à l’été 2021, le New York Times notait que la saga française dressait en creux le portrait d’« une puissance impériale déclinante » et soulignait sa difficile « adaptation à un monde en mutation ». Une analyse partagée par le journaliste François Bougon dans un article publié en 2021 dans la revue du Crieur sous le titre : « Le syndrome OSS 117, ou le fantasme de la grandeur nationale ».
La comparaison avec Emmanuel Macron, qui se flatte régulièrement d’appartenir à une génération née bien après la décolonisation et d’échapper de ce fait à la pensée coloniale qui travaillait ses prédécesseurs, n’est pas qu’une amusante facétie 2.0. Elle souligne en miroir d’étonnants parallèles entre l’époque qui a vu naître le personnage d’OSS 117, dans les années 1940-1950, et l’atmosphère qui imprègne les relations franco-africaines depuis une quinzaine d’années.

Esprit colonial, es-tu là ?

La situation est bien différente, nous objectera-t-on : la France gouvernait directement d’innombrables colonies en Afrique jusqu’en 1960, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. C’est vrai. Mais l’esprit colonial a-t-il pour autant disparu ? Emmanuel Macron a dès le début de son quinquennat, montré qu’il en est lui-même profondément imprégné en dépit du storytelling « disruptif » que ses équipes parviennent à injecter dans tous les médias depuis son arrivée à l’Élysée en mai 2017.
À peine investi des missions de chef des Armées que lui confère la fonction présidentielle, Emmanuel Macron se rend à Gao, au Mali, pour apporter son soutien aux militaires français de l’opération Barkhane. Rendant hommage à leur dévouement, il fait l’éloge de l’histoire coloniale et néocoloniale de l’armée française en Afrique : « Vous êtes plus que jamais nos sentinelles et notre rempart contre les débordements du terrorisme, de l’extrémisme, du fanatisme. Ici, vous êtes l’avant-garde de la République, comme avant vous le furent sur ce continent tant de générations de militaires. Depuis la meurtrière opération Limousin jusqu’aux plus récentes opérations Licorne, Atalante, Sangaris ou Serval, pour ne citer qu’elles, et nombre d’opérations auxquelles plusieurs d’entre vous ont, par le passé, participé, vous êtes les héritiers de cette longue lignée de soldats venus servir sur ce continent, dans les airs, sur mer, sur terre, et vous faites honneur à cette lignée. »
En prononçant ces mots, le président français n’ignore pas que cette « longue lignée » a débuté avec des officiers comme Armand Jacques Leroy de Saint-Arnaud et Thomas Bugeaud dans la conquête sanglante de l’Algérie, comme Louis Faidherbe au Sénégal, Joseph Gallieni à Madagascar ou Hubert Lyautey au Maroc. Il est déjà loin le mois de février 2017 où, candidat à l’élection, il provoquait une polémique en déclarant lors d’un déplacement en Algérie que la colonisation avait été un « crime contre l’humanité » qui appelait des « excuses » de l’État français.
Le 1er juin 2017, c’est lors d’un déplacement dans un centre régional de surveillance et de sauvetage atlantique du Morbihan que le jeune président veut montrer sa maîtrise des dossiers. Comparant les « tapouilles » et les « kwassa-kwassa », Emmanuel Macron s’autorise une « blague » sur ces embarcations traditionnelles de pêche avec lesquelles des Comoriens tentent une traversée à haut risque vers Mayotte, île que la France a arrachée à l’archipel au moment de l’indépendance. « Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent ! » ironise le chef de l’État, l’air goguenard. Un trait d’humour « malvenu », concèdera la présidence après le tollé provoqué par la diffusion de la séquence à la télévision française. En effet : la frontière maritime que la France a créée – en violation du droit international – entre Mayotte et le reste des Comores a provoqué des milliers de morts ces dernières années (cf. Billets n°310, septembre 2021).
D’une manière générale, les questions migratoires et démographiques témoignent des fantasmes du président Macron. Constatant comme beaucoup d’autres l’obsession macronienne pour la fécondité des Africaines, la philosophe Elsa Dorlin en souligne le soubassement colonial. A défaut d’aider les femmes africaines à sortir de la pauvreté, il ferait mieux de « nous épargner ce “fémocolonialisme”, terreau du racisme comme de l’antiféminisme, qu’il faut abattre urgemment », juge-t-elle dans le journal Le Monde, 30 novembre 2021. Sourd aux critiques des milieux scientifiques qui contestent les chiffres qui alimentent ses raisonnements fantasmatiques, Emmanuel Macron dévore l’essai de l’ancien journaliste Stephen Smith La Ruée vers l’Europe paru en 2018. Un livre scientifiquement fallacieux et idéologiquement fétide, qui flirte avec le mythe du « grand remplacement » (comme l’indique son titre, allusion transparente à la « ruée vers l’Afrique » entreprise au tournant du XXe par les puissances coloniales européennes), mais dont le président fait l’éloge lors de l’interview télévisée qu’il accorde le 15 avril 2018 à Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin : « Nous avons un phénomène migratoire qui est là et qui va durer. Et une démographie africaine qui est une bombe. Stephen Smith l’a formidablement décrit dans un livre récent... »

« Parfois l’histoire bégaie »

Le président renonce rarement aux postures paternalistes. Il le montre en particulier à l’occasion de son discours au campus de Ouagadougou en novembre 2017. Pointant la mise en scène accompagnant cette visite fort médiatisée, une étudiante lui demande si l’amphithéâtre dans lequel se déroule la rencontre pourra bénéficier pour le reste de l’année du système de climatisation installé quelques heures avant la réception de l’hôte élyséen. Emmanuel Macron ricane, objectant que ce n’est pas à un président français de s’occuper des universités burkinabè, mais bien au président du Faso. Ce dernier, mis en défaut d’une façon bien peu diplomatique, sort alors de la salle, tandis que le chef d’État français lance, hilare : « Du coup, il est parti réparer la climatisation ! »
Au-delà de cette saillie qui a durablement marqué les esprits [1], tout le débat avec les étudiants burkinabè transpire le paternalisme. À une étudiante qui critique la forte présence militaire française au Sahel, il répond sèchement : « Vous ne devez qu’une seule chose aux militaires français : les applaudir ! » Et lorsque la question du franc CFA est soulevée par un autre étudiant, l’ancien banquier d’affaires prend l’assistance à partie : « Qui fait des études d’économie ici ? » S’amusant du faible nombre de mains levées, il savoure son effet : « Mais vous êtes en quoi, alors ? » Estimant pour sa part que la question monétaire est un « non-sujet », il assène : « N’ayez pas ce discours de revendication post-colonialiste qui n’est pas de votre génération. N’ayez pas une approche bêtement post-coloniale ou anti-impérialiste [2]. »
Deux ans plus tard, Emmanuel Macron change pourtant d’avis. Constatant que l’abolition du franc CFA est une des principales revendications des mouvements sociaux africains, l’Élysée concocte en catimini une réforme en trompe l’œil du système monétaire franco-africain. Une réforme décidée à Paris, sans consultation préalable, que le président français s’en va lui-même annoncer aux peuples concernés, fin décembre 2019, à l’occasion d’une visite à Abidjan. L’ex-métropole informe ainsi des millions de citoyens africains que leur monnaie changera bientôt de nom…
Les déplacements du « président jupitérien » sur le continent africain sont une source inépuisable d’exemples de cette posture néo-impériale. Ainsi de sa visite au Sénégal en février 2018 : sur la place Faidherbe à Saint-Louis, il inscrit de nouveau l’engagement français contre le djihadisme en Afrique dans la filiation directe de la conquête coloniale : « On m’a raconté qu’ici, à Saint-Louis, autour des années 1850, les Français s’inquiétaient de la montée du djihadisme. Parfois l’histoire bégaie [3]. » Ainsi également de son voyage express à N’Djamena, en avril 2021, pour les obsèques du dictateur tchadien Idriss Déby. Devant un parterre de militaires locaux, il apporte la caution de la France à la succession dynastique qui vient de propulser Mahamat Idriss Déby au pouvoir, en violation flagrante des dispositions constitutionnelles du pays. « La France ne laissera jamais personne, ni aujourd’hui, ni demain, remettre en cause la stabilité et l’intégrité du Tchad », prévient-il sur un ton martial.

Sentiment « antifrançais » et concurrences « étrangères »

Depuis plusieurs années, Paris s’inquiète de la montée en puissance, en Afrique, de deux phénomènes simultanés : la contestation de la présence française en Afrique et les ingérences croissantes de puissances concurrentes sur le continent. Une double inquiétude qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère des années 1950, période où les dirigeants français s’alarmaient de la percée des mouvements anticolonialistes et des conséquences de la guerre froide sur le continent africain. A l’époque, on se méfiait de la politique « anglo-saxonne » jugée néfaste aux intérêts français. On redoutait évidemment les intrusions soviétiques. Et on s’alarmait des ingérences de l’Égypte nassérienne en Afrique du Nord. Aujourd’hui, les « rivaux » ont des noms et des visages parfois différents. On dénonce l’impérialisme russe qui déploie sa propagande et ses mercenaires de la Centrafrique au Mali. On s’alarme de la mainmise chinoise sur l’économie africaine. Et on souligne les perfidies turques. Inquiétudes sans doute fondées… que les dirigeants français exploitent abondamment pour justifier leur propre agenda africain.
C’est ce que l’on constate notamment depuis la fin de l’année 2019, marquée par le premier sommet Russie-Afrique organisé à Sotchi (23-24 octobre), qui marque le retour en fanfare du Kremlin sur la scène africaine, et par la mort accidentelle de treize militaires français dans la collision de deux hélicoptères au Mali (25 novembre), qui apparaît comme le symbole de l’enlisement français au Sahel. Alors qu’une partie des sociétés civiles africaines regardent vers Moscou avec une attention croissante (certaines personnalités contestatrices africaines ont été invitées à Sotchi) et qu’un nombre croissant de responsables politiques africains réclament au départ de l’armée française du Sahel, Emmanuel Macron convoque – littéralement – les chefs d’État du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Tchad). Le sommet se tient en janvier 2020 à Pau, ville de la garnison dont étaient originaires plusieurs de ces soldats décédés, comme pour donner plus de poids aux remontrances que le jeune président adresse à ses homologues africains. Ces derniers sont priés de réaffirmer leur souhait de voir les forces françaises se maintenir dans leur pays. Ce qu’ils acceptent de faire, au risque de se décrédibiliser aux yeux d’une partie de leurs populations qui les regardent de plus en plus comme les pantins de la France
À Paris, une vision s’impose : la montée d’une contestation antifrançaise serait le fruit de manœuvres étrangères. Une théorie qui n’a pas grand-chose de nouveau, là encore : refusant d’écouter les revendications légitimes des peuples africains, les dirigeants français n’ont cessé depuis l’époque coloniale de les décrire comme le produits d’obscurs machinations « étrangères ». C’est ce que faisait par exemple François Mitterrand, alors fringant ministre de la IVe République. Dans un livre publié en 1953, il dénonçait d’innombrables complots : les Anglais « empiètent » sur le Togo français, les Américains « allèchent les Marocains » et les Égyptiens « répandent [leurs] prédicateurs dans le Sahel tunisien et tchadien [4] ». Quatre ans plus tard, le même ressassait ses obsessions dans un nouvel ouvrage : « Nous n’avons pas d’ami outre-mer mais des concurrents subtils et des ennemis opiniâtres. Les uns et les autres sapent nos positions, atteignent notre prestige. Il n’y aurait guère à s’en inquiéter cependant si en Afrique, ce continent qui demeure l’enjeu de notre époque, la France préservait, gagnait ou reconquérait l’amitié qui seule importe : celle des Africains [5]. »
Le président Macron reste fidèle à cette longue tradition. « Il ne faut pas être naïf sur ce sujet, explique-t-il aux journalistes de Jeune Afrique qui l’interrogent en novembre 2020 sur les contestations antifrançaises : beaucoup de ceux qui donnent de la voix, qui font des vidéos, qui sont présents dans les médias francophones sont stipendiés par la Russie ou la Turquie. » Il y a donc, dit-il, « une stratégie à l’œuvre, menée parfois par des dirigeants africains, mais surtout par des puissances étrangères, comme la Russie ou la Turquie, qui jouent sur le ressentiment postcolonial [6] » Et Emmanuel macron de réitérer ses analyses dans une interview donnée à la même période aux journalistes Pascal Airault et Antoine Glaser : « Les Russes et les Turcs ne veulent pas du tout le développement de l’Afrique. Ils sont néocoloniaux [7]. » Et, comme le François Mitterrand des années 1950 (et tant d’autres avant et après lui), Emmanuel Macron vante une « nouvelle stratégie » : reconquérir le cœur égaré des Africains. « Entre la France et l’Afrique, ce doit être une histoire d’amour », déclare-t-il dans la même interview à Jeune Afrique.

L’heure de la « reconquête »

De ce point de vue, le Sommet Afrique-France de Montpellier du 8 octobre 2021, décrit partout comme le signe d’un incontestable « renouveau », ressemble fort à remake néo-impériale. Le locataire de l’Élysée avait d’ailleurs prévenu lors de sa visite en Afrique du Sud quelques semaines plus tôt : le sommet devait déboucher sur un « plan de reconquête ». Un mot chargé, dans la bouche d’un président français.
En quoi consiste ce « sommet nouvelle manière » ? À mettre de côté les dirigeants africains, partenaires traditionnels de l’État français, et à leur substituer des « représentants » de la « société civile » africaine, sélectionnés pour partie par un comité présidé par l’historien Achille Mbembe et pour partie par les services des ambassades françaises en Afrique. Paradoxalement, la « nouveauté » consiste donc à revenir à la situation qui prévalait avant les indépendances, quand les colonies étaient encore privées d’institutions nationales indépendantes et que l’administration française désignait elle-même les « intermédiaires » utiles au sein des sociétés autochtones.
Signe de l’impensé colonial qui travaille les élites françaises, les communicants de l’Élysée trouvent même judicieux de qualifier de « pépites » les représentants des sociétés civiles convoyés jusqu’à Montpellier. Un terme révélateur, à mi-chemin entre l’extractivisme colonial, qui ponctionne ce qui brille, et la doxa néolibérale, qui dévalorise ceux qui brillent moins (car, comme l’avait déclaré le président Macron en juin 2017, il y a « les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien »).
Face à des journalistes français qui exercent leur esprit critique avec parcimonie, le trompe-l’œil fonctionne à merveille. Qu’importe si les interventions faussement impertinentes des « pépites » sélectionnées ont été répétées en amont, trois jours durant, au cours d’un « séminaire » encadré par les conseillers élyséens [8]. Et qu’importe si les conversations se poursuivent évidemment, loin des caméras, avec les dirigeants africains « amis » de la France. « Le président Macron discute avec les chefs d’État africains presque tous les jours », précise Achille Mbembe à la veille du sommet, sur France Inte [9]. Une précision nécessaire : l’historien camerounais, pièce maîtresse de l’opération, ne peut ignorer le caractère très « colonial » du dispositif montpelliérain. Un dispositif qui, piétinant symboliquement la souveraineté d’États théoriquement indépendants depuis soixante-dix ans, met en contact direct le président d’une ancienne métropole impériale, placé au centre de la scène, et les ressortissants de ses anciennes colonies, réduits à une fonction de faire-valoir.
Depuis son arrivée à l’Élysée, le président Macron n’aura donc cessé de vanter la « nouveauté » de sa politique africaine. Mais, derrière cette nouveauté se cachent beaucoup de vieilles recettes, souvent directement empruntées au répertoire colonial. Les « réformes », les « innovations » et les « disruptions » dont il se gargarise ne sont souvent que des écrans de fumée qui n’ont pour autre objectif que de faire perdurer, en leur donnant un visage plus jeune, plus avenant, plus entrepreneurial, des relations françafricaines qui plongent leurs racines dans une très longue histoire. Mais ces relations méritent bien, de temps en temps, un « petit coup de polish » – comme dirait OSS17.
Thomas Borrel et Thomas Deltombe, co-directeurs de L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021)

[1Et que certains observateurs mettent immédiatement en parallèle avec une réplique culte d’OSS 117 (voir par exemple : « Emmanuel Macron ou OSS 117 : qui a dit quoi ?, Le Midi libre, 21 juin 2018).

[2« "Ne venez pas me faire la morale" : Macron très cash avec des étudiants burkinabè », Challenges.fr, 28 novembre 2017

[4François Mitterrand, Aux frontières de l’Union françaises, Julliard, Paris, p. 29

[5François Mitterrand, Présence française et abandon, Plon, Paris, p. 227.

[7Interview publiée in Pascal Airault et Antoine Glaser, Le Piège africain de Macron, Fayard, Paris, 2021

[8Comme l’a implicitement reconnu une conseillère Afrique de l’Élysée lors d’un « point presse », le 1er octobre 2021.

[9rL’invité de 7h50 », France Inter, 7 octobre 2021.

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