Comment François Mitterrand a-t-il pu, sans entraves institutionnelles et sans coût politique à payer, rendre la France complice du génocide des Tutsis ? Beaucoup affirment qu’il s’agit de la dérive personnelle d’un vieil homme malade. Pourtant, Mitterrand a agi au Rwanda exactement comme d’autres présidents français dans d’autres pays africains : il a tenu le cap “françafricain”, ni plus ni moins. Jusqu’au bout.
Dès le début des années cinquante, François Mitterrand contribue à lancer les bases de la Françafrique, une politique qui sera suivie par tous les responsables français successifs pour maintenir l’influence française en Afrique malgré la décolonisation. Ses deux maîtres-mots sont la « continuité » dans l’espace, pour former des blocs d’influence territoriale continus, et la « stabilité » dans le temps – il préfère de ce fait les dictateurs aux démocrates. L’un des principes de la Françafrique est de nouer des partenariats avec les leaders africains. Tant que ceux-ci tiennent bien les rênes de leur pays (quel qu’en soit le prix), c’est nettement plus rentable qu’un partenariat d’État à État. En contrepartie de leur allégeance, la France leur garantit la sécurité de leur pouvoir.
La spécificité du Rwanda est que, dans ce pays, les relais que Mitterrand soutient sont des extrémistes tenants d’une politique ethnique visant la « solution finale » pour les Tutsis. Mitterrand ne peut ignorer les multiples informations et alertes qui lui parviennent au sujet de la préparation, puis de l’exécution du génocide des Tutsis.
Mitterrand et ses proches n’ont pas l’intention d’exterminer les Tutsis. Si l’on en croit le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, Mitterrand aurait expliqué en privé : « Dans ces pays-là, un génocide, c’est pas trop important. » Charles Pasqua, alors ministre de l’intérieur du gouvernement Balladur (lors de la cohabitation entre la droite et la gauche) partage la même vision : en juillet 1994, en plein génocide, il déclare à la télévision : « Pour eux, ces affrontements tribaux ne revêtent pas le caractère atroce qu’ils ont pour nous » [1]. Mitterrand comprend que des massacres de masse au Rwanda n’auront pas de coût politique pour lui, qu’ils ne lui seront pas reprochés par l’opinion publique française. Seuls comptent à ses yeux les intérêts stratégiques de la Françafrique.
Dès la fin des années 80, le président rwandais Juvénal Habyarimana se sait sur un siège éjectable. Il subit la triple poussée des mouvements d’opposition, des émigrés tutsis qui cherchent à revenir au pays et des extrémistes hutus. Ces derniers, qui incluent sa femme Agathe Kanziga, sont ceux qui l’ont porté et maintenu au pouvoir. En 1988 et 1989, tandis que leurs privilèges sont contestés par l’opposition et s’érodent sous l’effet de la crise économique, ils tentent à trois reprises un putsch contre Habyarimana, jugé trop mou. Ce dernier cherche la protection de Mitterrand, y compris en se plaçant sur le terrain de l’amitié personnelle. Mitterrand traite Habyarimana avec une considération ostensible, même s’il laisse ses conseillers lui répondre au téléphone, comme avec les autres dictateurs. Il n’a pas pour lui un sentiment amical profond qui, comme on peut le lire parfois, l’inciterait à un soutien inconditionnel. Et, si Jean-Christophe Mitterrand et Jean-Pierre Habyarimana, les fils des deux présidents, sont liés, cela n’a pas de poids dans les décisions de Mitterrand.
Dans les années quatre-vingt, la coopération de la France avec le Rwanda est avant tout civile et technique, même si la formation d’officiers monte en puissance. Les deux présidents se rendent des visites dont l’effet, au moins en apparence, est de conforter le statut d’Habyarimana. En avril 1990, Mitterrand lui accorde un soutien aussi symbolique que concret en lui offrant un nouvel avion personnel, un Falcon 50.
Les relations franco-rwandaises prennent un tournant décisif en octobre 1990. Le Front patriotique rwandais (FPR), essentiellement constitué de Tutsis rwandais exilés en Ouganda depuis trente ans, fait une incursion militaire en direction de Kigali. Il veut obtenir par les armes le droit au retour des réfugiés.
Habyarimana appelle à l’aide les armées belge, zaïroise et française. Les troupes zaïroises se rendent rapidement indésirables. Les Belges (et même certains gendarmes rwandais) refusent de cautionner les massacres de civils tutsis commandités par le régime en représailles. Seules les troupes françaises restent et forment un rempart qui maintient Habyarimana au pouvoir. Mitterrand démontre ainsi l’inanité du discours de La Baule, de juin 1990, opération de communication habilement calibrée pour faire croire que l’aide française serait conditionnée aux progrès démocratiques (cf. Billets d’Afrique n°298, juin 2020).
Les extrémistes hutus se réjouissent de la présence militaire française. Le 6 décembre 1990, dans leur journal, Kangura (Réveillez-vous !), ils publient les « Dix commandements du Hutu », qui enjoint les Hutus à « cesser d’avoir pitié » des Tutsis : une étape significative dans la marche vers le génocide. La dernière page s’orne d’un portrait de « Son Excellence Monsieur François Mitterrand, Président de la République Française ». La légende : « Un véritable ami du Rwanda. C’est dans le malheur que les véritables amis se découvrent ».
La communauté d’intérêts entre l’Élysée et le cercle d’extrémistes réunis autour d’Agathe Kanziga peut rester implicite tant que la situation intérieure du Rwanda est passée sous silence par les médias français. Mais le 28 janvier 1993, Jean Carbonare, président de l’association Survie, est l’invité du Journal de 20 heures de France 2. Il revient du Rwanda où il a participé à une enquête menée par plusieurs associations de défense des droits humains. Son intervention télévisée en direct, largement suivie, met en lumière le soutien de la France et de son armée à des autorités en train de préparer un génocide qu’il est encore possible d’empêcher.
A l’opposé de ce qu’espérait Carbonare, la réaction des autorités françaises est de lancer une triple offensive contre le FPR : les axes militaire et médiatique sont confiés à l’armée tandis que l’Elysée se charge du politique.
A la manœuvre, Bruno Delaye, le conseiller Afrique de Mitterrand. Le 12 février 1993, il se rend à Kigali. La situation sur place est complexe. Le président Habyarimana, sous pression des extrémistes, refuse toute concession au FPR. Mais il est en cohabitation avec un Premier ministre d’opposition, Dismas Nsengiyaremye, qui, lui, souhaite négocier avec le FPR et chasser Habyarimana du pouvoir. Cette divergence affaiblit la position gouvernementale aux négociations de paix alors en cours à Arusha (Tanzanie) entre le FPR et le pouvoir rwandais.
Jusqu’à nos jours, Hubert Védrine, à l’époque secrétaire général de l’Élysée, clame sans preuve que la France aurait « tordu le bras » à Habyarimana pour l’obliger à partager le pouvoir avec le FPR, qu’elle aurait fait pression sur toutes les parties pour obtenir un accord à Arusha et que le FPR l’en aurait remercié.
En réalité, à Arusha, la France n’a qu’un statut d’observateur. Et le bras qu’elle a tordu, c’est celui de Nsengiyaremye : Delaye lui demande de s’aligner sur la position d’Habyarimana, et donc implicitement sur celle des extrémistes, contre le FPR. Nsengiyaremye accepte du bout des lèvres, puis fait volte-face. Delaye le fait plier en revenant à la charge les 27 et 28 février 1993, avec cette fois le ministre de la Coopération Marcel Debarge, qui demande à Nsengiyaremye rien moins que de « former un front uni » [2] contre le FPR.
A partir du 29 mars 1993, Mitterrand subit lui aussi une cohabitation avec un Premier ministre d’opposition, Edouard Balladur.
Le même jour, Habyarimana fait transmettre à Mitterrand un télégramme où il se dit prêt à quitter le pouvoir si la France garantit sa sécurité et celle de sa famille. Mitterrand ne réagit pas. Il sait pourtant que la situation politique d’Habyarimana est de plus en plus fragile.
Les négociations d’Arusha se terminent, et le 4 août 1993, les accords de paix sont signés. Ils sont globalement favorables au FPR et prévoient que les troupes françaises quittent le sol rwandais pour céder la place à la force de l’ONU.
Le 21 octobre 1993, l’assassinat du président hutu du Burundi, Melchior Ndadaye, par des militaires tutsis putschistes relance la violence au Burundi et, par ricochet, au Rwanda. Ce meurtre et ses suites sont l’occasion pour les extrémistes hutus rwandais de diffuser des messages de haine, appelant les Hutus du Rwanda à attaquer les premiers pour ne pas finir comme ceux du Burundi. Le paysage politique rwandais implose. Les partis politiques se recomposent entre les partisans des accords d’Arusha d’une part, et d’autre part le front commun extrémiste surnommé « Hutu Power ».
Le soir du 6 avril 1994, Juvénal Habyarimana (ainsi que le nouveau président burundais, Cyprien Ntaryamira, et dix autres personnes) meurt dans l’attentat contre son avion, visé par deux missiles lors de sa phase d’atterrissage à Kigali. Pour Mitterrand, cet événement est rapidement suivi par un décès qui le touche de près : celui de son ami et homme de confiance de toujours : François de Grossouvre [3], retrouvé mort par balle le soir du 7 avril dans son bureau qui jouxte celui de Mitterrand. Suicide ou assassinat ?
Grossouvre s’occupait notamment du pilotage de Paul Barril, ex-gendarme de l’Élysée devenu mercenaire, et, par son intermédiaire, il était en contact avec l’épouse d’Habyarimana, Agathe Kanziga, dont on connaît l’extrémisme politique. Au moment de l’attentat, Barril est au Rwanda, très certainement déjà au service d’Agathe dont il sera officiellement le prestataire dès le 7 avril.
Mitterrand fait rapidement enlever son corps, diffuse dans les médias la thèse du suicide dû à une dépression et se rend à ses funérailles malgré l’opposition de la famille. Le fils et le médecin de Grossouvre, ainsi que Barril, réfuteront par la suite la thèse du suicide.
Dès la nuit qui suit l’attentat, l’état-major français met en alerte des troupes pour une intervention militaire au Rwanda. Dans les discussions qui s’engagent entre l’Élysée et Matignon, la question du sort des Tutsis, victimes du génocide qui commence, n’entre nullement en jeu. Il s’agit uniquement de déterminer si la France doit ou non soutenir l’armée rwandaise pour chasser le FPR.
Le 8 avril, l’opération Amaryllis évacue des expatriés français et européens et des dignitaires hutus dont Agathe Kanziga. Sur instruction personnelle de Mitterrand [4], cette dernière est accueillie avec un bouquet de fleurs et 200 000 francs prélevés sur le budget alloué aux réfugiés par le ministère de la Coopération. L’opération Amaryllis s’achève le 14 avril, abandonnant les employés tutsis de l’ambassade à leur sort, laissant sur place des armes et des militaires français qui se font discrets.
Le 22 mai 1994, alors que le FPR progresse aux dépens de l’armée gouvernementale, le président rwandais par intérim Théodore Sindikubwabo écrit à Mitterrand pour le remercier du « soutien moral, diplomatique et matériel » accordé jusque-là [5], et demander le renouvellement de ce soutien.
Le 10 juin, à l’occasion de la cinquantième commémoration du martyre du village d’Oradour-sur-Glane, alors qu’il ne dit pas un mot sur le génocide des Tutsis en cours, Mitterrand s’écrie, sans complexe : « Il appartient aux générations prochaines de bâtir un monde où les Oradour ne seront plus possibles. »
Cinq jours plus tard, Mitterrand décide d’une intervention militaire au Rwanda, l’opération Turquoise, présentée comme humanitaire aux médias. Il souhaite maintenir au Rwanda, au moins sur une partie du territoire, des autorités politiques ou militaires rwandaises qui lui restent fidèles, bien qu’en privé il soit conscient de leur folie meurtrière [6]. L’état-major français cherche à soutenir l’armée rwandaise, et surtout à récupérer ses soldats restés sur place.
Mitterrand suggère une action rapide et ciblée, éventuellement parachutée, à Kigali et dans d’autres villes, pour protéger deux ou trois sites (comme des hôpitaux ou des écoles). Cela n’a guère de sens s’il s’agit d’arrêter le génocide des Tutsis. Pour des raisons techniques, l’opération Turquoise doit utiliser les aéroports zaïrois. En échange, Mobutu négocie son retour en grâce dans la communauté françafricaine.
Matignon obtient que l’opération Turquoise attende le feu vert du Conseil de sécurité de l’ONU et qu’elle soit limitée à deux mois ; elle est déployée du 22 juin au 21 août. Mais les autres conditions posées par le gouvernement (stricte neutralité, ressortir du Rwanda chaque nuit, faire cesser les massacres partout où c’est possible), ne sont pas respectées par les militaires français.
Et quand, en juillet 1994, alors que le FPR prend le contrôle du pays, Matignon souhaite arrêter les membres du gouvernement intérimaire [7], le Quai d’Orsay et l’armée, alignés sur l’Élysée, les laissent partir en toute impunité au Zaïre [8].
Alors même que, après le génocide, il est impossible de plaider l’erreur ou l’ignorance, le soutien français aux extrémistes hutus se poursuit. La France réorganise et réarme les génocidaires au Zaïre en vue de reconquérir militairement le Rwanda ; certains d’entre eux sont accueillis sur le territoire français.
Le sommet franco-africain de Biarritz soulève la question d’y inviter Pasteur Bizimungu, le nouveau président rwandais. Mitterrand s’y oppose personnellement. Le prétexte officiel sera qu’il n’y a pas de démocratie au Rwanda. Les dictateurs françafricains classiques, eux, sont de la partie et Mobutu est de retour.
C’est l’une des dernières apparitions publiques de Mitterrand. Il y évoque « les génocides » au Rwanda, tentant d’établir une symétrie entre les crimes de guerre du FPR et l’extermination des Tutsis préparée par les extrémistes hutus – une thèse considérée comme négationniste, dans la mesure où elle revient à dédouaner, par comparaison, les véritables génocidaires.
A deux reprises, le 11 septembre 1992 et le 18 juillet 1994, il subit une intervention chirurgicale pour son cancer, qui le met à l’écart pendant quarante-huit heures. Hormis ces intervalles, Mitterrand assure ses fonctions jusqu’à la fin de l’opération Turquoise. La cohabitation l’a déchargé d’un certain nombre de dossiers, mais il garde la main sur l’armée et la politique africaine, donc sur le Rwanda, qu’il suit avec une certaine attention. Malgré la souffrance et la fatigue, ses décisions restent cohérentes avec ses choix antérieurs.
Tant que le gouvernement émane du parti socialiste, Mitterrand garde les rênes bien en main. La cohabitation change la donne, dans la mesure où il se voit contraint de dialoguer et de négocier. La ligne de fracture ne se situe pas entre l’Élysée d’un côté et le gouvernement de l’autre. Elle se situe plutôt entre les « nationaux » et les « atlantistes ». L’Élysée est chef de file des nationaux, qui incluent le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé, le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua et certains partisans de Jacques Chirac. Les atlantistes incluent Edouard Balladur, certains de ses partisans, et le ministre de la Défense François Léotard : ils se désintéressent des interventions en Afrique, qu’ils trouvent peu rentables, et sont prêts à négocier avec le FPR. Avec son flair politique, Mitterrand joue habilement de ces divisions et parvient à imposer sa ligne.
Au bilan, ses trois ministres de la Défense, Chevènement, Joxe et Léotard, tentent sans succès d’infléchir la politique de l’Élysée au Rwanda. Ses Premiers ministres, Rocard, Cresson, Bérégovoy, n’ont que peu de rôle, Balladur en a un peu plus ; tandis que ses ministres de la Coopération et ceux des Affaires étrangères le soutiennent globalement.
Mitterrand décide seul. À au moins sept reprises, Mitterrand décide d’un envoi ou d’un maintien de troupes au Rwanda, alors que, presque à chaque fois, il a reçu une suggestion allant dans le sens inverse : de la part de ses ministres de la Défense en octobre 1990, février 1993 et juin 1994, de ses conseillers militaires Jacques Lanxade et Christian Quesnot en janvier, avril puis juin 1991.
Cependant, le président, avant de prendre ses décisions, consulte autour de lui. Il reçoit par exemple les notes que lui rédigent son conseiller Afrique Bruno Delaye et son conseiller militaire Christian Quesnot ; en conseil restreint, il entend son chef d’état-major des armées (qui est aussi son précédent conseiller militaire), l’amiral Jacques Lanxade ; et en privé, il consulte son secrétaire général Hubert Védrine. Une fois l’orientation générale fixée, il laisse une grande latitude aux militaires. Védrine diffuse après coup les éléments de langage censés justifier la politique menée, qu’il ressasse encore jusqu’à nos jours.
Par ailleurs, l’amiral Lanxade s’arroge plus de pouvoirs qu’aucun de ses prédécesseurs. Avec les généraux Quesnot et Huchon, les trois hommes contribuent à définir l’idéologie, la ligne politique et la stratégie. Ils assurent la continuité politique entre les différents gouvernements. Ils contrôlent la transmission de l’information, et son éventuelle déformation, entre le terrain rwandais et les bureaux parisiens (il est d’ailleurs symptomatique que lorsque Habyarimana téléphone à l’Elysée, c’est le conseiller militaire qu’il appelle). Ils exécutent les ordres et parfois même les devancent. Les opérations inavouables des forces spéciales et des services se conforment à la pratique du « feu orange » : en informant à demi-mot le président, qui réagit également à demi-mot, on s’assure de son accord sans laisser de trace susceptible de l’impliquer au cas où l’action tourne mal.
Les militaires agissent en fonction des intérêts de l’armée. C’est un fonctionnement en circuit fermé qui permet de s’affranchir des très nombreuses alertes. Ce n’est pas spécifique au Rwanda : c’est plutôt lié à la période considérée, celle du basculement stratégique consécutif à la fin de la guerre froide. Ainsi, la politique française en Bosnie a eu beaucoup d’aspects similaires, pour des causes comparables, et a elle aussi perduré après que Mitterrand a lâché les rênes.
François Mitterrand porte une responsabilité personnelle certaine, pour avoir confirmé inlassablement la même stratégie – celle de la stabilité de la zone d’influence française, à tout prix –, mais aussi laissé une large autonomie aux militaires dans le cadre d’une action politique et accordé très peu d’attention aux nombreuses alertes.
Ses proches sont également fortement impliqués car ils ont adhéré à sa vision, l’ont renforcée et l’ont activement mise en œuvre en donnant les ordres et en signant les décisions.
Les décideurs français, Mitterrand et ses proches, n’ont pas l’intention d’exterminer les Tutsis. Ils n’ont pas non plus l’intention de les protéger du génocide.
Ils ont une communauté d’intérêts avec le cercle des extrémistes hutus, qui tient depuis des années les leviers économiques et militaires du Rwanda. Pour cette raison, ils le soutiennent avant et pendant le génocide des Tutsis ; ils poursuivent ce soutien même après le renversement et la fuite du gouvernement intérimaire. Ils le font en connaissance de cause : ils sont correctement informés des massacres de Tutsis avant et pendant le génocide. Leur soutien permet la formation puis le maintien au pouvoir du gouvernement intérimaire, l’approvisionnement de l’armée rwandaise et le ralentissement de l’avancée du FPR : cela contribue concrètement à ce que le génocide des Tutsis soit réalisable et puisse durer trois mois.
Ainsi, c’est un soutien qui est (i) actif, (ii) en connaissance de cause, (iii) avec des conséquences sur la commission du crime. Or, ces trois points sont ceux qui définissent les complices. La qualification qui s’applique est donc : complicité de génocide. Cette expression surprend car elle pourrait suggérer une intention génocidaire, mais ce n’est pas le cas, et l’expression est donc adéquate. En effet, en justice, la complicité ne requiert pas nécessairement l’intention de commettre soi-même le crime et c’est au tribunal de trancher au cas par cas.
Pour la justice pénale, la difficulté est d’identifier hors de tout doute que telle personne, à tel moment, a pris telle décision ou signé tel ordre qualifiable de complicité. Dans ce cas précis, le responsable principal, Mitterrand, est mort et ne sera pas jugé. Pour les autres responsables, il y a plusieurs plaintes en cours au pénal soutenues entre autres par l’association Survie, mais la justice n’a pas encore montré d’empressement pour les inculper.
La justice administrative, elle, peut juger des actes ou omissions de l’administration et de ses conséquences sur les personnes. Des rescapés soutenus par des associations ont engagé une action au tribunal administratif tendant à faire reconnaître la responsabilité française.
Sur un plan plus politique, la complicité de génocide est avérée, notamment par la poursuite du soutien aux génocidaires au Zaïre. Au lieu de s’arrêter à mi-chemin comme il l’a fait à Kigali en 2021, Emmanuel Macron s’honorerait à la reconnaître explicitement.
Examiner l’action de la France mitterrandienne au Rwanda montre jusqu’à quelles extrémités peut aboutir la politique françafricaine et permet d’en éclairer les mécanismes : volonté de puissance française basée sur une zone d’influence, pouvoir sans partage du président, influence des militaires dans la définition de la politique. Cet héritage de Mitterrand reste d’actualité [9].
François Graner [10]
[1] France 2 – JT 20h – 4 juillet 1994 https://francegenocidetutsi.fr/documents/ExtraitInterviewPasquatFrance2JT20Heures04071994.pdf
[3] Grossouvre est l’homme qui a financé et relancé la carrière politique de Mitterrand après sa traversée du désert au début de la Ve République. Depuis, ils ne se sont jamais quittés. Il se charge des tâches discrètes : financement, réseaux, services de renseignement, manipulation des médias, protection de la vie privée de Mitterrand. Grossouvre peut entrer quand il veut dans le bureau de Mitterrand. Ils ont tous deux un pied-à-terre dans le même immeuble et y rentrent ensemble à pied chaque soir depuis l’Élysée. Face aux critiques montantes des barons socialistes qui contestent son influence, Grossouvre commence à se venger en distillant des confidences sur eux à la presse, et en rédigeant ses mémoires
[6] Jean-Hervé Bradol, in Laurence Binet, Génocide des Rwandais tutsis 1994, Médecins sans frontières, 2003, p. 49
[9] François Graner, « Françafrique et génocide des Tutsis du Rwanda : les leçons à tirer », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 2023, 57-77.
[10] François Graner est chercheur, membre de l’association Survie. En 2020, il a obtenu du Conseil d’État l’autorisation d’accéder aux archives de François Mitterrand concernant la politique française au Rwanda. Voir : Martin Mourre, Florent Piton et Nathaniel Powell, « Enquêter sur la France au Rwanda en contexte militant. Entretien avec François Graner », Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, dossier « Au-delà du rapport Duclert », novembre 2021, pp. 102-117.